GARE AUX GOUROUS - L'Infirmière Magazine n° 366 du 01/12/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 366 du 01/12/2015

 

SANTÉ

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Aveline Marques  

Fin septembre, l’Ordre infirmier a signé une convention avec la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Investissant le champ des thérapies non-conventionnelles, les gourous ont fait des malades leur cible privilégiée.

Ils sont ondobiologues, iridologues, maîtres praticiens du reiki ou encore psycho-bio-thérapeuthes. Ces « gourous thérapeutiques » sont les nouveaux visages de la dérive sectaire. En 2013, 40 % des signalements reçus par la Miviludes concernaient la santé(1) ; une proportion qui a doublé en trois ans. Si la dimension thérapeutique était déjà présente dans le discours des mouvements sectaires tel l’Ordre du temple solaire, elle est aujourd’hui investie par des individus, qui exploitent les attentes d’une société en quête de bien-être et échaudée par les scandales sanitaires. « Il y a un contexte de suspicion à l’égard des autorités de santé, dont la parole est remise en cause. On le voit par exemple avec la vaccination », explique Chantal Gatignol, conseillère santé à la Miviludes.

Décriant la médecine traditionnelle, ces pseudo-thérapeutes investissent le champ des « médecines douces », qu’il convient plutôt de nommer « pratiques non-conventionnelles à visée thérapeutique ». La Miviludes en a recensé plus de 400 : des méthodes « psychologisantes », telles le décodage biologique ou la programmation neuro-linguistique, aux techniques de massages et d’apposition des mains (Reiki, Tui na, kinésiologie, fasciathérapie), en passant par les cures de jus de légumes et le biomagnétisme. « Ce peut être aussi des pratiques reconnues comme l’hypnose, la chiropraxie, l’ostéopathie ou l’acupuncture, mais détournées de leur usage », expose Chantal Gatignol. Dans cet immense marché non réglementé dont Internet est la vitrine, les autodidactes côtoient des professionnels de santé reconvertis : médecins, masseurs-kinésithérapeutes, sages-femmes ou IDE, à l’instar de Christian Flèche, créateur de la « psycho-bio-thérapie par décodage biologique ». Qu’ils soient titulaires d’un doctorat ou d’un diplôme d’État, ou qu’ils aient suivi une formation dans des « universités libres », ils adoptent un langage scientifique et exercent dans une ambiance médicale : cabinet aux allures cliniques, blouses blanches…

De la dérive thérapeutique…

La frontière entre pratique non conventionnelle et dérive sectaire, entre charlatan et gourou thérapeutique, est floue, surtout pour des patients fragilisés par des pathologies graves comme le cancer, le VIH ou la sclérose en plaques. « Il s’agit aussi, de plus en plus souvent, de malades chroniques lassés de prendre régulièrement leur traitement », ajoute Chantal Gatignol. Autant de personnes particulièrement réceptives aux « remèdes miracle ».

Le cofondateur d’Apple, Steve Jobs, décédé en 2011 d’un cancer du pancréas, en est le triste exemple : effrayé par la perspective d’une intervention chirurgicale, le milliardaire a fondé ses espoirs sur un régime végétarien à base de carottes et de jus, et a enchaîné les consultations avec des « guérisseurs » ; ce n’est que neuf mois plus tard que le génie de l’informatique, voyant son cancer se propager, s’est tourné vers la médecine conventionnelle. Un retard de soins qui lui a peut-être été fatal. « Que le patient atteint de cancer aille voir un magnétiseur, s’il y trouve un certain confort, pourquoi pas. Mais si ce dernier l’incite, voire exige, un arrêt total de la chimiothérapie pour s’en remettre au remède charlatanesque, sa vie est en danger », prévient Anne Josso, secrétaire générale de la Miviludes.

« Nous avons accompagné 120 cas ces quatre dernières années, dont 10 ont abouti à la mort de la personne », révèle Catherine Picard, présidente de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victime de sectes (Unadfi). Mais de nombreuses affaires restent méconnues : « S’il n’y a pas de témoignage, il n’y a pas de plainte », lance-t-elle.

…à la dérive sectaire

Rongées par la honte, certaines victimes préfèrent en effet se taire. D’autres n’ont pas conscience d’avoir été abusées. Car ce qui caractérise la dérive sectaire, c’est l’emprise que possède le gourou. « Ils sont très convaincants. Ils y vont étape par étape », explique Chantal Gatignol. « Au premier abord, il n’y a pas de philosophie ou de croyance, comme on peut l’imaginer quand on parle de secte », développe Anne Josso. Se démarquant des hospitaliers, qui appliquent des protocoles, le pseudo-thérapeute prend le temps d’écouter son patient et personnalise le traitement. Pris dans un engrenage, le malade enchaîne les consultations et les thérapies, qu’il paie au prix fort. Signe de la manipulation : il change son mode de vie, parfois jusqu’à rompre avec ses proches. « Il y a souvent un aspect psychologique : on vous explique que pour que la tumeur s’en aille, il faut que vous régliez vos conflits avec untel ou untel », témoigne Catherine Picard. Outre les infractions de droit commun (escroquerie, extorsion de fond, homicides, privation de soins ou non assistance à personne en danger), le pseudo-thérapeute s’expose au délit d’« abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse » (3 ans d’emprisonnement et 375 000 euros d’amende). C’est sous ce chef d’accusation qu’est poursuivi Jacques Masset, ancien agent de propreté qui s’est improvisé psychothérapeute, dont le procès s’est ouvert fin octobre au tribunal de grande d’instance d’Albertville (Haute-Savoie). Utilisant la technique des « faux souvenirs induits », il aurait eu sous son emprise des dizaines de patients et patientes(2) à qui il facturait des relations sexuelles multiples et violentes pour soigner leurs traumatismes.

Dangereuses ou prometteuses ?

Mais en l’absence de preuves matérielles et de témoignages, face à une multitude de gourous, la répression est difficile. C’est pourquoi la Miviludes mise sur la prévention, notamment auprès des professionnels de santé, qui peuvent être témoins – ou auteurs – de dérives (lire ci-dessous). En septembre, la mission a signé deux conventions avec l’Ordre des médecins et l’Ordre national des infirmiers, visant à mieux informer ces derniers sur les risques encourus. En parallèle, un groupe d’appui technique, coordonné par la Direction générale de la santé, et auquel la Miviludes et l’Unadfi participent, a entrepris en 2009 de faire le tri entre les pratiques non conventionnelles « dangereuses », « prometteuses » ou qui ont un effet placebo. Les neuf fiches diffusées(3) sont basées sur les expertises scientifiques menées par l’Inserm, la dernière étant consacrée à l’hypnose(4). Un travail de longue haleine, qui se heurte à la rareté des études exploitables, mais néanmoins indispensable.

1- Rapport au Premier ministre 2013-2014, publié en avril 2015. La Miviludes est présidée par le médecin et député (PS) Serge Blisko.

2- 72 victimes ont été recensées mais seules 17 d’entre elles se sont constituées parties civiles.

3- Biologie totale, lypolise ou lyse adipocitaire, mésothérapie, ostéopathie, chiropraxie, fish pedicure, acupuncture, auriculothérapie, jeûne. La fiche de l’hypnose n’a pas encore été mise en ligne. Le dossier : http://bit.ly/1MGSEX2

4- Lire l’article p. 12 de notre numéro d’octobre.

REPÈRES

Que faire face à un patient ou un collègue susceptible d’avoir été approché par un mouvement sectaire ?

Lors d’une formation où sont enseignées des pratiques sectaires ?

Toutes les réponses sont dans le Guide santé et dérives sectaires, disponible sur le site de la Miviludes.

http://www.derives-sectes.gouv.fr/

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