Des soins au poste-frontière - L'Infirmière Magazine n° 365 du 01/11/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 365 du 01/11/2015

 

CERDAGNE

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

CÉCILE BONTRON  

Coupé en deux par l’Histoire, le plateau de Cerdagne dans les Pyrénées a longtemps souffert du manque d’offres de soins caractéristique des zones rurales isolées. Pour palier ce déficit, Espagnols et Français se sont alliés pour créer le premier hôpital transfrontalier de l’Union européenne. Trois langues, deux cultures, deux systèmes de santé.

Yo empiezo. Lo lanzo, como son tres minutos. »(1) « D’accord. » « Tu me regardes ? » (avec un bel accent espagnol). Montse Romeu Pena, manipulatrice espagnole, et Caroline Sirach, infirmière française, travaillent dans le centre de radiologie de l’hôpital de Cerdagne. Dans le scanner, Thérèse, 92 ans, n’est pas rassurée. Caroline ne cesse de lui expliquer : « On ressent de la chaleur. Ne vous inquiétez pas. Je reste avec vous. » Le protocole du médecin français prévoit que la vieille dame subisse une injection de trois minutes. Monste lui a bien détaillé la procédure dans son français chantant, mais les mots de Caroline trouvent le ton juste, décryptent tout mal-être, les silences ou les demi-mots. « Entre nous, on s’entre-aide ! », affirme Caroline.

Dans le tout nouvel hôpital de Cerdagne, à Puigcerdà, Espagnols et Français se côtoient partout, qu’ils soient soignants, administratifs ou patients : au bloc, à la maternité, en radiologie, aux urgences… Ce petit hôpital de montagne de 64 lits, situé juste derrière la frontière espagnole, est le tout premier établissement de santé transfrontalier de l’Union européenne. Le bâtiment longiligne, posé sur le plateau de Cerdagne, a ouvert en septembre 2014, après de longues années de réflexion et d’ajustements administratifs. Le but : permettre à la population du territoire pyrénéen d’avoir accès à une offre complète de soins sans nécessiter un temps de transport trop important.

Côté espagnol, l’ancien hôpital devait évoluer, s’agrandir, accueillir de nouvelles spécialités comme la traumatologie, indispensable ici. Côté français, le désert médical guettait : plus d’une heure de transport par des routes de montagne pour accéder à la moindre spécialité ou à une maternité… Un parcours du combattant, surtout en plein hiver lorsque le verglas recouvre la chaussée. Le nouvel hôpital peut aujourd’hui accueillir des patients français et espagnols pour des soins de proximité – urgences, maternité, radiologie, traumatologie, chirurgie générale et digestive, gynécologie obstétrique – mais aussi des spécialités des consultants externes comme la gastroentérologie, la pneumologie ou l’oncologie médicale.

Les différences, une force

André et Josiane Gras ont traversé la frontière pour une radiologie. Ils étaient déjà venus pour une consultation de dermatologie. « Le dernier dermatologue de Prades est parti, témoigne le retraité installé depuis 2008 à Osseja. Il aurait fallu aller à Perpignan. » Et depuis Osseja, il faut compter au moins une heure jusqu’à Prades et une demi-heure de plus pour Perpignan. Alors que Puigcerdà est seulement à 10 minutes !

L’hôpital de Cerdagne dessert une population d’environ 30 000 habitants, qui quadruple lors des vacances d’été et d’hiver. La répartition a été calculée : 60 % pour les Espagnols, ou plutôt la région catalogne, et 40 % pour les Français. Des quotas qui s’appliquent pour le financement, le budget et idéalement le personnel. Toutefois, les infirmières espagnoles, transférées de l’ancien hôpital de Puigcerdà, sont largement majoritaires. Les Françaises, sous contrat catalan, mais avec les cotisations sociales reconnues dans l’Hexagone, sont venues compléter les effectifs et représentent 32 % du personnel. Elles seront les cibles des prochains recrutements pour approcher les 40 %. Si côté employé, un seul droit du travail est appliqué, côté patient, les deux systèmes de santé, français et catalan, fonctionnent. D’ailleurs, la borne d’accueil à l’entrée de l’hôpital possède une double entrée : l’une pour la carte vitale française, l’autre pour la Catsalut, la carte d’affiliation espagnole.

Au rez-de-chaussée, Caroline Sirach a rapidement pris ses marques dans un poste pourtant inhabituel dans un petit hôpital français. « Ici, les manipulateurs de radiologie n’ont pas le droit de poser un cathéter, explique-t-elle. Comme les Espagnols n’ont pas le droit de piquer, les Français ne le font pas non plus. Tout le monde est au même niveau. » Mais la pétillante soignante avoue qu’au début, les choses semblaient un peu floues : « On ne savait pas où on allait ! Il nous a fallu un an pour observer les différences, les mélanges qui se créaient entre les pratiques et aujourd’hui, nous sommes en train d’élaborer les protocoles communs. »

De l’autre côté de l’écran, sa collègue, Montse Romeu Pena, a également fait évoluer ses pratiques. La manipulatrice qui travaillait dans l’ancien hôpital de Puigcerdà vérifie tous les protocoles des médecins, particulièrement ceux des Français pour s’assurer que les indications sont bien respectées. La langue reste le premier écueil de l’hôpital transfrontalier. Mais « on s’adapte bien, assure-t-elle. Caroline parle un peu espagnol, moi un peu français… Nos niveaux respectifs se sont bien améliorés ! » Les langues sont d’ailleurs l’un des grands chantiers de la formation continue à l’hôpital. Car si les Espagnols savaient depuis six ans qu’ils allaient intégrer le premier hôpital transfrontalier, les Français, eux, n’ont été recrutés que lorsque l’hôpital a ouvert. Plongée directe dans le grand bain !

Richesse des échanges

« Jean, el niño de la dos necesita explicaciónes(2)Il veut savoir s’il va monter, s’il a une chambre. » Aux urgences, juste au bout du couloir, le même bilinguisme, un peu arrangeant, et surtout très pratique, est à l’œuvre. Ici, l’architecture prévoit une séparation entre les patients « dedans » et les patients « dehors » qui ne rentrent pas dans la zone des urgences. Le triage fait passer les patients nécessitant une consultation ou de petits soins directement dans de petites cellules ad-hoc. Les urgences peuvent accueillir des cas nécessitant une prise en charge et une surveillance de plusieurs heures. Au poste de contrôle, Jean Sugliani gère les arrivées, surveille ce mineur qui a besoin d’explications. Derrière l’infirmier, la pharmacie forme de petits murs de boîtes en plastique transparent. De Amoxicilna à Imipenem, de Ac Valproïc à Urapadil… Les étiquettes mentionnent uniquement les noms des molécules. « Je suis un vieil infirmier, j’avais l’habitude de travailler avec les noms commerciaux, confie Jean Sugliani. Il m’a fallu quelques mois pour tout enregistrer. »

L’infirmier a été pisteur secouriste pendant 10 ans, tout en assurant ses gardes à l’hôpital et à la caserne de pompiers. Passionné de montagne, il habitait déjà les environs avant la construction de l’hôpital. Et comme beaucoup de soignants locaux, il a fait le choix de la proximité. Au sein de l’établissement, les passionnés finissent par se retrouver pour des sorties escalade, des randonnées à pied, en VTT, à ski… « Les échanges en salle de repos sont plus riches ici, affirme-t-il. Les Espagnols nous parlent de ce qui se passe chez eux, nous chez nous. Et nous parlons beaucoup de montagne. » Ce n’est guère étonnant. Un simple coup d’œil à l’extérieur dévoile la couronne de sommets. D’ailleurs, l’hôpital attire soignants et patients sportifs. Les traumas sont légion tant en hiver qu’en été. Les pratiques des infirmières en elles-mêmes différent peu. « Si certains produits utilisés classiquement en France ne sont pas remboursés par la sécurité sociale espagnole, on utilise un matériel différent, peu onéreux comme pour les attelles », explique Jean Sugliani.

Babyboom à la maternité

L’hospitalisation se fait à l’étage. Là encore, l’organisation des soins est différente. Mais cette fois, c’est au grand dam des infirmières françaises : traumatologie, gérontologie, pédiatrie, cardiologie ne font qu’un seul et même service. Pas de sectorisation des soins, pas de spécialisation du travail. « Les soignants ne sont pas intervenus dans la conception du bâtiment, et cela s’en ressent, souligne Marie-José Esteva, ancienne infirmière, et directrice des soins de l’hôpital de Cerdagne. Mais nous devons faire avec. Par exemple, j’ai beaucoup travaillé sur des mesures pour assurer l’hygiène. »

Les ajustements administratifs, eux, se poursuivent bien après l’ouverture de l’hôpital. Le 15 décembre dernier, la direction a fait face au premier décès de patient français, de mort naturelle, à plus de 92 ans… mais du mauvais côté de la frontière. « Nous n’avions aucune solution pour rapatrier le corps, se souvient Manon Marrel, directrice générale adjointe française(3) de l’hôpital. Officiellement, il faut un cercueil en plomb, mais il faut trois semaines pour en obtenir un ! » Bien que les autorités savaient pertinemment que le cas allait arriver, aucun accord n’avait été trouvé entre les deux pays. « J’ai passé une semaine à chercher une solution, raconte la directrice adjointe, et puis j’ai pensé aux sacs plastiques hermétiques. » L’improvisation fonctionne : les sacs passent la frontière en 48 heures.

Pour les naissances également, aucune facilité n’a pu être trouvée. Les jeunes parents doivent effectuer les démarches propres à un Français donnant naissance à l’étranger. L’hôpital en informe toutefois les futurs parents et leur donne la marche à suivre. Mais entre les démarches administratives et accoucher à plus d’une heure de route de montagne, le choix est vite fait… Et la maternité connaît un beau babyboom.

« Nous avons dû déchiffrer et défricher, résume Manon Marrel. Nous avons tous les mêmes bases, mais des habitudes différentes. Comme pour la distribution des repas par exemple : en Espagne, elle se fait à 14 heures, en France à 11 h 30. J’ai tranché pour 12 h 30. » Marie-José Esteva abonde : « Aucun patient ne doit se sentir étranger. Nous ne faisons pas de différence entre eux. Et pour cela, la solidarité des soignants a vraiment été exemplaire. »

De la langue à la culture

Patricia Calvo Duran est espagnole. Elle a grandi en France et a fait ses études dans une école d’infirmière en Andorre. Bilingue, et même trilingue, Patricia saisit sans difficulté les nuances entre les deux cultures. « Comme la manière de s’adresser aux gens, lance-t-elle. En France, par exemple, on dit “Madame”, en Espagne, on utilise les prénoms. » Infirmière bi-nationale, Patricia est devenue la référence de ses collègues parfois désarmés devant les patients de l’autre État. Quelle que soit leur origine, leurs questions portent davantage sur l’administration et les réseaux de santé que sur la culture : « Les médecins espagnols et français ont parfois des lacunes au niveau des ressources extérieures. Les Espagnols ne connaissent pas les soins infirmiers à domicile, les démarches à entreprendre pour le transport… Ils se tournent vers moi pour avantager le patient. Même chose pour les Français qui ne savent pas comment faire les prescriptions aux patients espagnols qui n’ont pas de soins à domicile, mais des centres de santé. »

Les cours de langue – français, catalan et castillan – se doublent de cours de culture. Histoire que les soignants puissent également saisir ces petites différences qui peuvent être importantes. « Mettre des réunions à 14 heures ne fonctionne pas, car les Espagnols sont en pause déjeuner », explique Manon Marrel. Autre élément : la prise en charge des familles. Les soignants français se sentent envahis par les parents des patients parfois nombreux et très impliqués. En concertation avec leurs homologues, ils ont d’ailleurs décidé de limiter les horaires des visites après les soins, entre 12 heures et 21 heures… Et côté catalan, les soignants sont parfois étonnés de voir des patients sans famille. Ils seraient même prêts à appeler les services sociaux, confient les infirmières.

Tous les soignants français, espagnols et catalans se retrouvent très souvent sur un point commun : l’amour de la région. « Nous sommes assez fiers de l’hôpital, qu’il puisse revitaliser la région, et que ce soit le premier de ce genre en Europe, témoigne Patricia Calvo Duran. Être pionnier, c’est motivant. » Pourtant, la frontière n’est quasiment plus visible entre Puigcerdà et Bourg-Madame. André et Josiane Gras et Thérèse repartent en France, sans même y penser.

1- « Je commence. Je lance l’injection qui dure trois minutes. »

2- « Jean, le garçon de la deux, a besoin d’explications. »

3- Le directeur général, Jordi Gassio, est espagnol.

BUDGET

Vers la T2A

Ouvert en septembre 2014, l’hôpital de Cerdagne bénéficie d’une dotation globale de 20 millions d’euros dont 60 % est financé par la Catalogne et 40 % par l’État français. Mais après une période de mise en place de cinq ans, l’hôpital transnational va devoir se mettre au diapason du système français, et à la tarification à l’activité.

« Ici, les ajustements doivent être rapides, souligne Manon Marrel, directrice générale adjointe. Nous devons fidéliser les patients français au plus vite. » Pour l’instant, les Français représentent 20 % des patients de l’hôpital. L’établissement a mis en place une communication à direction des médecins généralistes du territoire. Côté espagnol, le système est radicalement différent : les patients sont sectorisés. La population du territoire desservie par l’hôpital vient automatiquement dans l’établissement.

EN CHIFFRES

→ Coût de la construction : 31 M €

→ Coût de l’équipement : 0 M €

→ Budget de fonctionnement : 20 M €

→ Effectifs : 217

→ Effectifs IDE et aides-soignantes : 88

→ Ratio IDE françaises/ espagnoles : 0,352 (0,352 IDE française pour 1 IDE espagnole) française)