Haro sur le tout mixé - L'Infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 362 du 01/07/2015

 

FORMATION

ZOOM SUR

AFSANÉ SABOUHI  

Le recours trop systématique aux plats « en texture modifiée » nuit à l’alimentation des personnes âgées. Une autre alimentation est possible, même en cas de troubles de la déglutition. Entretien avec Martine Perron, consultante en gérontologie, une militante du « picoré-savouré ».

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Vous êtes infirmière de formation. Comment en êtes-vous venue à concevoir une méthode d’alimentation des personnes âgées fragilisées ?

MARTINE PERRON : Lorsque j’étais directrice d’Ehpad, je vivais la question de l’alimentation comme une vraie difficulté, une frustration immense. Une étude avait conclu que 40 % de nos résidents étaient dénutris et en même temps, j’étais effarée par la quantité de nourriture intacte que nous jetions. Il m’arrivait régulièrement d’aller m’asseoir en salle à manger pour essayer de comprendre. J’ai pu observer les résidents qui quittent la table parce qu’ils ont le soleil dans l’œil, un voisin insupportable ou une chaise beaucoup trop basse… Mais il n’y avait pas que cela. Le déclic est venu par hasard lors d’un repas de Noël. Cette année-là, notre cahier des charges avec l’équipe de cuisine a été : quel que soit le menu, tous les résidents doivent pouvoir le manger tel quel. On s’est creusé la tête, mais finalement, ce jour-là, tout le monde a tout mangé et, sans le savoir, nous avons inventé le « picoré-savouré »(1).

L’I.M. : Expliquez-nous ce concept de plats « picorés ou savourés ». De quoi s’agit-il ?

M.P. : Manger de tout avec plaisir, c’est mon credo. L’objectif est donc de décliner chaque plat au menu en deux modes de préparation : le picoré, qui permet de proposer une nourriture adaptée à la dégustation avec les doigts, et le savouré, qui vise à valoriser les qualités gustatives des aliments en privilégiant le haché au mixé et en évitant à tout prix le « grand mix global », qui transforme un bœuf bourguignon en une bouillie dont la couleur et l’odeur couperaient l’appétit à n’importe qui. J’ai donc travaillé avec Xavier Chauliac, le cuisinier d’un Ehpad associatif de Loire-Atlantique, pour transformer chacun des plats de ses menus classiques en picoré et en savouré.

L’I.M. : Mais décliner chaque plat en trois versions, faire des verrines ou des bâtonnets de légumes, cela demande beaucoup plus de temps en cuisine ?

M.P. : En réalité non. C’est un vrai changement de culture pour les équipes de restauration, qui nécessite une nouvelle organisation et un peu de matériel (un blender qui hache la viande, plusieurs mixers, des moules en silicone…), mais pas plus d’heures en cuisine. En formation, je vois arriver des cuisiniers très sceptiques, voire hostiles, mais ils ressortent transformés. Pour la première fois, ils prennent conscience qu’ils font partie de l’équipe qui soigne les résidents. Bien nourrir est aussi précieux que prendre en charge une escarre. Croyez-moi, cela redonne vraiment du sens à leur quotidien. J’ai vu des équipes se passionner complètement pour cette méthode et retrouver la motivation et la créativité !

L’I.M. : Le facteur limitant doit être le coût…

M.P. : Non plus ! Figurez-vous que les établissements qui travaillent en picoré-savouré réalisent des économies. Parce que c’est une alimentation très facile à enrichir en protéines. Prenons l’exemple des carottes râpées que beaucoup de résidents ne peuvent pas manger. Mais on peut faire une petite purée de carottes à laquelle on ajoute un peu de cumin ou de coriandre, ou un smoothie de carottes dans lesquels on va pouvoir ajouter des protéines sous forme de lait concentré. À partir du moment où les personnes mangent leur repas parce qu’il a bon goût, il devient beaucoup plus facile de les supplémenter en protéines pour lutter contre la dénutrition. Les établissements qui travaillent en picoré-savouré m’ont dit économiser jusqu’à 3 000 euros par mois de compléments alimentaires protéinés.

L’I.M. : Les directions d’Ehpad ont donc tout intérêt à impulser un changement de mode d’alimentation de leurs résidents ?

M.P. : Oui, il faut que la direction soit partie prenante, c’est une évidence. Mais généralement, ce sont les infirmières référentes qui déclenchent la réflexion sur l’alimentation. Ce qui est essentiel, c’est que cette démarche soit transversale. La nutrition est un soin à part entière. Hôtellerie, restauration et soignants doivent apprendre à travailler ensemble, c’est indispensable. Et ça marche ! Quand je forme une équipe, on termine par un buffet de picoré-savouré pour tous ; souvent des résidents passent et « piquent » des choses. À chaque fois, les aides-soignantes n’en reviennent pas, elles en ont les larmes aux yeux de voir des résidents qui ne mangent jamais rien, picorer gaiement sur le buffet. Il n’y a plus de réticences quand on observe à quel point ça marche !

1 - Oser proposer une autre alimentation aux personnes âgées fragilisées, par Martine Perron avec la collaboration de Xavier Chauliac, Éditions Chronique sociale, janvier 2012.

ÉTUDE

Stop aux médicaments écrasés

→ Lorsqu’un trouble de la déglutition avéré ou des troubles cognitifs justifient d’écraser les médicaments dans l’alimentation, ce n’est pas sans conséquence gustative. L’équipe d’Isabelle Prêcheur, chirurgien-dentiste et chercheuse au CHU de Nice, a mené une étude clinique sous la forme d’une dégustation à l’aveugle des dix médicaments les plus prescrits en Ehpad. Les 16 goûteurs, parmi lesquels figuraient des soignants et des chefs étoilés, prenaient en bouche puis recrachaient une petite cuillerée de compote ou d’eau gélifiée dans laquelle chaque médicament avait été réduit en poudre.

→ Sur une échelle de 0 à 10, la note moyenne des médicaments n’a été que de 3,5. « Les pires sont le zopiclone, le clopidogrel et le paracétamol. Les commentaires allaient de “c’est horrible à c’est immonde” », raconte Isabelle Prêcheur.

→ Un double problème se pose donc : la mauvaise observance des traitements et le risque de dénutrition, car un aliment au goût pollué par un médicament ne sera pas consommé en totalité. Pour limiter le problème, les médecins sont incités à alléger les ordonnances au strict nécessaire et à privilégier les formes pédiatriques au goût beaucoup plus doux. « Dans l’idéal, il faudrait goûter un maximum de médicaments et établir une liste de ceux qui polluent vraiment les aliments. Soit on peut les remplacer par un équivalent au goût moins prononcé, soit on les isole. Ce qui passe le mieux, c’est de les concentrer dans une cuillère de confiture pour masquer le goût amer. Pour les personnes diabétiques, on en tiendra compte dans leur insuline », souligne la chercheuse.

→ Une astuce de chef pour chasser le mauvais goût : boire de l’eau prolonge l’amertume en bouche alors qu’un morceau de pain ou un biscuit force à saliver pour mastiquer, et nettoie ainsi la bouche.

GUIDE

Au menu du picoré-savouré

→ Le picoré rejoint ce qu’on appelle le « manger-main ». Pour les desserts : bâtonnets ou billes de fruits, petits choux farcis, mini-muffins, petites crêpes garnies, pain perdu, pain d’épices… « Et pour le salé, il y a beaucoup plus d’options que l’on ne croit », affirme Martine Perron : billes, bâtonnets ou chips de légumes, mini clubs-sandwichs aux rillettes de poisson, mini-cakes salés, crêpes fourrées, tartelettes ou petits légumes farcis tels les champignons, les petits tronçons de courgettes ou les petites pommes de terre… Les cuisines du monde permettent aussi d’adapter aux goûts des résidents toutes les préparations de type boulettes, nems, samoussas ou ravioles… « Xavier Chauliac a une technique incroyable pour les bouchées de viande et de poisson, raconte Martine Perron. Il fait un haché très fin et forme une petite boulette qu’il plonge dans le blanc d’œuf. Après quelques minutes au four, vous avez une petite coque d’albumine, très propre, très facile à croquer avec les doigts et très riche en protéine et à l’intérieur, une bouchée de viande ou de poisson assaisonnée au choix. On peut parfaitement faire ce type de bouchées avec le fameux bœuf bourguignon ! »

→ Pour le savouré, deux règles fondamentales : 1) hacher finement au lieu de mixer, les saveurs seront mieux conservées ; 2) bannir le mix global. « La plupart des aliments, salés ou sucrés, se prêtent à la réalisation de mousses, de purées, de flans, de soupes, de crèmes ou de smoothies. Mais indépendamment ou avec des accords choisis. La solution “je mets tout dans le mixer” est le meilleur moyen pour que l’assiette parte intacte à la poubelle ! », assure Martine Perron. Pour le grand classique bœuf bourguignon, une couche de purée de pomme de terre, une couche de viande hachée, une couche de purée de carotte. Le tout servi dans une petite verrine ou une assiette creuse transparente pour éveiller l’appétit…