Navigation entre la vie et la mort - L'Infirmière Magazine n° 360 du 01/05/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 360 du 01/05/2015

 

INFIRMIÈRE EN CHAMBRE MORTUAIRE

CARRIÈRE

PARCOURS

FRANÇOISE VLAEMŸNCK  

Longtemps déconsidérées, les chambres mortuaires n’ont désormais plus rien à envier aux autres services hospitaliers. Elles sont le plus souvent dirigées par des infirmières totalement investies dans leur mission et dans le soin.

Tout établissement de santé dénombrant plus de 200 décès par an en ses murs doit disposer en propre, ou par le biais d’une coopération inter-hospitalière, d’une chambre mortuaire. Aujourd’hui, près de six personnes sur dix décèdent dans un établissement de santé (49,5 % dans un hôpital public ou privé et 8,4 % en clinique privée). Actuellement, aucune donnée ne permet de connaître le nombre précis de chambres mortuaires en activité sur le territoire. Se fondant sur une information de la Fédération hospitalière de France (FHF) indiquant « que tous les établissements MCO »(1) possèderaient un service de ce type, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas)(2), avance que 640 chambres mortuaires seraient aujourd’hui fonctionnelles. Mais toutes ne se valent pas, et l’on trouve le pire comme le meilleur. Il y a celles qui vivotent, sans moyen matériel et sans personnel formé, et assurent tant bien que mal « la logistique des corps », parfois « de manière indigne et inacceptable pour les défunts et les familles », comme a pu le constater Jean-Yves Noël, infirmier, responsable de la chambre mortuaire de la Pitié-Salpêtrière (AP-HP) et président de la Collégiale des professionnels des chambres mortuaires. À l’opposé, il y a celles qui sont totalement inscrites dans une démarche de soins, fussent-ils ultimes. À l’écoute des familles, elles tâchent de les accompagner, de les orienter dans les différentes démarches à accomplir, tant sur le plan administratif que funéraire et, le cas échéant, dans l’organisation des rites religieux et les cérémonies laïques. Ces chambres mortuaires-là sont le plus souvent placées sous la responsabilité d’une infirmière, d’une IDE faisant fonction de cadre, parfois d’un cadre de santé ou d’un cadre supérieur de santé. Les chambres mortuaires les plus importantes de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP) et celles des grands établissements de province sont toutes dirigées par des infirmières.

UN CHOIX RÉFLÉCHI

Exercer au sein d’une chambre mortuaire a longtemps été considéré comme une peine de relégation professionnelle et/ou personnelle, ou l’affaire de « bras cassés » incompétents et parfois sans scrupules, n’hésitant pas à monnayer leurs services auprès de sociétés funéraires afin de leur assurer la vente de prestations auprès des familles. Mais, depuis plus de deux décennies, la situation a notablement évolué. Signe des temps, le personnel s’est beaucoup féminisé. À l’AP-HP, par exemple, les femmes représentent aujourd’hui quelque 67 % des effectifs des chambres mortuaires. « Ceci explique peut-être cela », commente Maguy Roumiguières, ancien cadre supérieur de santé, qui a dirigé la chambre mortuaire de l’hôpital Cochin (AP-HP) pendant deux ans au tournant des années 2000, et est restée une référence professionnelle et éthique de grande valeur. « Ce passage en chambre mortuaire demeure l’un des plus beaux moments de ma carrière », évoque-t-elle. Même si elle estime qu’il n’est pas souhaitable d’y passer de trop nombreuses années : « Cinq à six ans, pas plus », dit-elle. « Je pense que beaucoup de soignants seraient bien inspirés de venir y travailler, cela les aiderait sûrement dans leur parcours professionnel. Non seulement on y apprend énormément sur soi, mais cela permet aussi de développer son sens de l’équipe, d’aiguiser sa capacité d’écoute et d’adaptation et favorise grandement l’ouverture d’esprit », déclare-t-elle.

« En tant que Collégiale, nous refusons les mutations-sanctions comme cela avait cours par le passé. Comme pour tout autre service, il est indispensable que les candidats à ce type de poste soient équilibrés et motivés », défend Jean-Yves Noël. « Travailler en service mortuaire n’est pas une activité de tout repos et ceux qui s’imaginent qu’il n’y a pas grand-chose à faire, comme je l’entends parfois, se trompent lourdement. Travailler en service mortuaire doit être un choix réfléchi. Le faire par défaut ou en pensant que c’est une bonne planque serait une grossière erreur », insiste Yannick Tolila-Huet, responsable de la chambre mortuaire de l’hôpital Bichat (AP-HP) (lire le portrait p. 65). La Collégiale a d’ailleurs fait acter par l’AP-HP que tout nouvel agent bénéficie d’un accompagnement à l’emploi pluri-professionnel durant une période de trois mois, dès son arrivée. Un encadrement qui devrait être assuré conjointement par le responsable du service mortuaire, un psychologue et un médecin de travail. La chambre mortuaire est en effet un lieu privilégié pour voir se développer les risques psychosociaux. Les agents y sont quotidiennement confrontés à des situations humainement pesantes et peuvent, à la longue, être fragilisés psychologiquement. Ils sont également exposés à des troubles musculo-squelettiques puisqu’ils déplacent des corps à plusieurs reprises dans une même journée et qu’habiller un cadavre est physiquement engageant. Par ailleurs, lors des soins, le risque infectieux n’est pas nul. « Les patients sont parfois infectés, notamment par le bacille de Kock, et nous ne sommes pas toujours informés. Le risque de contamination est donc réel », relève Jean-Yves Noël. Prendre soin de son équipe est d’ailleurs une préoccupation partagée par tous les responsables de service mortuaire. « Il est très important d’être vigilant sur les temps de repos et, si nécessaire, je travaille quelques week-ends pour ne pas casser les roulements », explique Thierry Jacquard, infirmier, responsable de la chambre mortuaire du CHU Henri-Mondor (Val-de-Marne).

SOINS DU CORPS

Une des particularités en chambre mortuaire est la grande stabilité des équipes. « Plus on y a débuté tôt sa carrière, plus on y reste. Et le taux d’absentéisme y est extrêmement faible », relève Jean-Yves Noël, qui affiche une longévité exceptionnelle de 34 ans au poste de responsable de chambre mortuaire et confie qu’il a toujours su renouveler sa pratique. « C’est un poste d’une grande richesse, déclare-t-il. J’ai consacré beaucoup de temps à militer pour le respect des personnes défuntes et le bon accueil des familles. Désormais, je milite pour les personnes qui font ce métier, notamment au sein de la Collégiale et du groupe de recherche et de réflexion animé par L’Espace éthique de l’AP-HP(3). » L’infirmier rappelle que les chambres mortuaires ont été les premières à alerter les pouvoirs publics et l’opinion publique sur le devenir des indigents et ceux qu’on appelle « les morts dans la rue », mais aussi sur la mort périnatale. « Nos alertes ont amené la société à réfléchir et à mettre en œuvre des évolutions sociales, et nous sommes fiers de ça ! », ajoute-t-il. Ces IDE ont œuvré, et œuvrent encore, afin que ces espaces, où il n’était guère enviable de travailler, deviennent des lieux d’exercice infirmier et de vie à part entière. « J’ai une expertise particulière, mais je fais du soin », déclare ainsi Jean-Yves Noël. Des soins qui débutent dès l’arrivée des corps avec la toilette mortuaire(4) et qui peuvent se poursuivre, selon les cas, par l’obturation des orifices. Bouche et yeux doivent parfois être cousus. Si une perfusion a laissé trop de traces, les agents s’emploieront à la cacher. Et, après une autopsie, les patients et les fœtus bénéficient d’une reconstitution tégumentaire. Toute cette prise en charge a pour objectif le respect de l’intégrité corporelle des patients et doit permettre aux familles d’emporter avec elles une image sereine de leur défunt. Il est d’ailleurs commun que les agents procèdent à des soins esthétiques comme le maquillage du visage et des mains.

ORGANISATION ET DIPLOMATIE

Ici, la qualité de la prise en charge, les compétences, l’éthique, l’humanité déployée et la constante envie de mieux faire n’ont rien à envier aux unités qui soignent les vivants. Le plus souvent aguerris, les soignants sont parfaitement formés à l’accomplissement de leur tâche délicate et connaissent la complexe législation qui encadre la conservation et la remise du corps à la famille. Depuis 2009, les aides-soignants et agents de service mortuaire doivent suivre une formation d’adaptation à l’emploi. (lire encadré p. 64). Les responsables des chambres mortuaires la suivent également et certains établissements du secteurs privé, bien qu’ils ne soient pas soumis à cette réglementation, l’ont intégrée à leur offre de formation. Avec une bonne trentaine d’intervenants à coordonner dans des domaines extrêmement variés – en interne, par exemple : coordination hospitalière des prélèvements d’organes et de tissus, direction des soins et activités paramédicales, service qualité et gestion des risques et droits des patients, tout service de soins cliniques… et en externe, notamment : mairies, sociétés de pompes funèbres, thanatopracteurs, associations de patients, fleuristes… – le responsable doit faire montre d’un réel sens de l’adaptation, de l’organisation et de la diplomatie. « Plusieurs départs peuvent se dérouler au même moment et, chez certaines communautés, les funérailles rassemblent des centaines de personnes qu’il faut parfois gérer dans des espaces relativement réduits », explique Yannick Tolila-Huet. Sans oublier un goût prononcé pour l’autonomie car, même si l’activité reste très encadrée par la loi et le règlement intérieur de l’établissement, le responsable d’une chambre mortuaire est seul maître à bord. À ce titre, il doit parer à toutes les éventualités et connaître parfaitement la vie de son service. Un service qui, comme l’hôpital, fonctionne 7 jours sur 7, généralement de 7 à 17 heures. Avec parfois, même si cela est rare, des astreintes de nuit. C’est le cas au CHU Henri-Mondor. « C’est un choix de l’établissement. En dehors des horaires d’ouverture, nous pouvons être appelés à tout moment par l’administrateur de garde, afin de présenter un défunt à une famille. Cela arrive trois ou quatre fois par mois », explique Thierry Jacquard.

CONNAISSANCE JURIDIQUE

Certaines chambres mortuaires sont également chargées d’organiser les autopsies à visée médicale et scientifique ou celles, médico-légales, effectuées à la requête du procureur de la République. Elles peuvent être un centre préleveur de tissus – les connaissances légales et réglementaires sont plus vastes encore et parfois très pointues puisqu’il faut connaître sur le bout des doigts tous les textes qui encadrent chacune de ces activités. Et les enjeux sont de taille : s’agissant ainsi des activités médico-légales, une erreur peut réduire à néant toute une procédure judiciaire… « J’ai mis près de deux ans à maîtriser toutes les législations », explique Catherine Gaillard, infirmière de formation, cadre médico-légal du pôle judiciaire du CHU de Bordeaux, qui a la particularité de coordonner l’activité de la chambre mortuaire, le service des autopsies, l’unité de thanatopraxie et l’institut médico-légal qui accueille les personnes victimes d’agression. Avec pour ce faire une équipe d’une trentaine de personnes à piloter et qui exercent une demi-douzaine de métiers différents. Un poste où elle « navigue entre les vivants et les morts » et où il faut « savoir manier plusieurs cultures et langages professionnels, bref, être un peu polyglotte ! », s’amuse-t-elle. « Les professionnels qui travaillent en chambre mortuaire sont ce que l’on nomme en sociologie des “marginaux sécants” », explique Maguy Roumiguières. « Ils sont effectivement entre deux mondes, celui des morts et celui des vivants. » Dès lors, mieux vaut s’y préparer… Travailler en chambre mortuaire signifie prendre en charge des adultes mais aussi des enfants, des nourrissons, voire des fœtus. « Agents ou responsables, tout le monde doit savoir tout faire à tout moment, c’est autant une règle qu’un principe. Après, si un agent est plus à l’aise dans un registre, on s’organise. Mais ce doit être un consensus d’équipe », indique Yannick Tolila-Huet. Concernant les conditions salariales, il n’y a pas de particularité. Dans le secteur public, les salaires sont ceux de la grille indiciaire et il n’y a pas de prime spécifique. Il semble en être de même dans le privé. Quant au développement de carrière, il est identique à tous les IDE.

SENSIBILITÉ À L’AUTRE

« Avec les familles, tout se joue dans les premiers instants et cette relation passe notamment par le respect que nous avons des défunts et du soin que nous apportons à leur présentation. On continue à cultiver toute l’expérience et l’expertise de la relation d’aide. L’écoute est une dimension très importante de notre mission. C’est ici que les familles vont commencer à se reconstruire, on se doit donc de les accueillir dans les meilleures conditions. Si l’on s’aperçoit que cela n’est pas suffisant et qu’elles sont en grande souffrance, on peut les orienter vers une consultation spécialisée », indique Jean-Yves Noël. Un investissement professionnel et personnel, qui n’est pas sans retour puisque les services mortuaires sont parmi ceux qui reçoivent le plus de lettres de remerciements des familles et des proches… « Nous accueillons toutes les familles de la même façon, mais on s’adapte à la situation. On ne fait pas de prêt-à-porter mais du sur-mesure, car aucune famille ne se ressemble. Et même si on dit les mêmes choses, les mots seront différents pour chacune. Par conséquent, ce poste implique d’avoir une sensibilité à l’autre : donner, écouter, entendre et apaiser. Pour autant, nous ne sommes pas des gens tristes, nous aimons la vie mais plus que d’autres, peut-être, nous savons que nous sommes mortels… » confie Thierry Jacquard. Cependant, de l’aveu de plusieurs responsables de chambre mortuaire, et contrairement à une idée reçue, y compris chez nombre de soignants, les équipes se font plus facilement aux morts qu’aux vivants en deuil…

1- MCO : Médecine, chirurgie, obstétrique.

2- « La mort à l’hôpital », 2009.

3- « Éthique et pratiques en chambre mortuaire », www.espace-ethique.org

4- Ce soin peut être assuré à la demande de la famille par un membre de la communauté religieuse à laquelle appartenait le défunt.

EN RÉSEAU

La Collégiale sur le Net

Être force de proposition ; favoriser les échanges avec l’ensemble des partenaires impliqués dans la prise en charge des patients décédés ; fédérer les professionnels autour de projets communs et de bonnes pratiques ; valoriser le service mortuaire à l’hôpital et réfléchir à l’évolution des métiers et l’inter-professionalité, tels sont les objectifs de la Collégiale des professionnels des chambres mortuaires de l’AP-HP. « Actuellement, nous travaillons sur une vingtaine de projets, dont un site Internet dédié aux professionnels des chambres mortuaires et qui sera prochainement mis en ligne. Une partie sera également accessible au grand public, explique Jean-Yves Noël, infirmier et président de l’association. Notre but est de permettre à tous les soignants de trouver rapidement et facilement des informations en termes de réglementation et des réponses quant aux bonnes pratiques. Notre souhait est également d’ouvrir la Collégiale à l’ensemble des personnels qui travaillent en chambre mortuaire sur le territoire. Bref, de devenir une Collégiale nationale. »

Renseignements : coralie.adrian@cch.aphp.fr

CURSUS

DES PISTES POUR SE FORMER

→ La formation d’adaptation à l’emploi s’articule autour de quatre modules théoriques : mettre en œuvre des prestations spécifiques auprès des corps des personnes décédées ; soutenir les familles et les proches ; veiller à la qualité et à la sécurité des prestations ; assurer l’hygiène des locaux et du matériel et veiller à la sérénité des espaces d’accueil.

→ Des diplômes universitaires permettent aux soignants de comprendre les ressorts du deuil et d’accompagner les personnes endeuillées (liste non exhaustive) :

→ Université de Picardie : « Deuil et endeuillés : comprendre pour mieux écouter et accompagner. »

(www.u-picardie.fr)

→ Espace éthique de l’AP-HP (www.espace-ethique.org), en partenariat avec l’université de Paris Sud (www.fc.u-psud.fr) :

« Deuil et travail de deuil. »

À lire : « Soigner après la mort, pratiques en chambres mortuaires » – Hors-série n° 3, Espace éthique Collection. Téléchargeable sur le site : espace-ethique.org

« La mort à l’hôpital » – rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, 2009, www.sante.gouv.fr