La transmission, au cœur de la dynamique du service - L'Infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 356 du 01/01/2015

 

FORMATION

EN ÉQUIPE

AFSANÉ SABOUHI  

Écrit, oral, ciblé, narratif ou informatisé, le partage d’informations entre soignants est devenu le gage de la qualité des soins en Ehpad. Intégrer ces bonnes pratiques dans la formation continue permet d’optimiser ces temps indispensables au travail d’équipe.

Au premier étage, c’est difficile avec Mme J., c’est la bataille tous les matins depuis le début de la semaine. Elle ne veut prendre que trois médicaments et pas un de plus. Si on les lui met en poudre dans un verre d’eau, pareil, elle ne veut que trois gorgées ! On a beaucoup parlementé mais c’est vraiment une idée fixe. » Des sourires passent sur les visages mais la quinzaine d’infirmières et aides-soignantes en réunion de transmission au deuxième étage de l’Ehpad Anselme-Payen, qui dépend du Centre d’action sociale de la Ville de Paris (CASVP), ne sont pas là pour plaisanter. En trente minutes chrono, sous la houlette de la gériatre et de la cadre de santé, l’équipe du matin passe la main à celle de l’après-midi en lui détaillant les événements importants survenus pendant la nuit et la matinée pour la centaine de résidents accueillis dans cet établissement flambant neuf. Une dame toute chamboulée par la visite de son fils, une autre en larmes pour des douleurs de dos qui ne cessent d’empirer, un monsieur diabétique qui refuse d’abandonner la confiture au petit-déjeuner malgré une glycémie au plafond ou encore cette nouvelle résidente qui se prive de participer aux activités de peur de ne pas avoir la force de regagner sa chambre seule… Tout en s’efforçant d’aller à l’essentiel, les soignants partagent le relationnel qui les lient à ces personnes âgées. « À l’oral, il m’arrive souvent de rentrer dans l’affectif, de dire que Mme Untel n’a vraiment pas le moral aujourd’hui, alors qu’à l’écrit, je vais rester sur les faits plus précis, pas sur mon ressenti », confie Nérée, une infirmière de l’équipe du matin.

« Culture de l’oralité »

« Quelles informations transmettre ? Comment ? Quelle complémentarité entre l’oral et l’écrit ? Transmettre est une obligation légale qui engage la responsabilité de chaque professionnel. Il y a des textes mais pas de véritables recommandations clés en main à transposer dans chaque équipe », souligne une évaluatrice externe pour un organisme d’audit et de conseil. Plusieurs écueils guettent. « La culture de l’oralité a longtemps été très ancrée dans la pratique infirmière, particulièrement en psychiatrie et en gériatrie. Il a fallu un temps d’adaptation au développement de l’écrit et maintenant, c’est l’outil informatique qu’il faut s’approprier », confirme Florence Dancausse, cadre de santé et formatrice pour le Groupe de recherche et d’intervention pour l’éducation permanente des professions sanitaires et sociales (Grieps).

→ Depuis mars 1981, les infirmières ont l’obligation légale de constituer des outils de documentation et de transmission des soins. Du droit d’accès des patients à leur dossier médical à la législation sur les 35 heures ayant multiplié les rotations d’équipe, les évolutions récentes du système de santé ont fait de ces documents les garants de la continuité des soins. « L’époque où les dossiers écrits étaient perçus comme de la paperasserie est derrière nous. Chacun a conscience que cette transparence et cette traçabilité attestent de notre travail, contribuent à la qualité de notre prise en charge et nous protègent aussi des familles, de plus en plus procédurières », observe Anita Rossi, cadre supérieure de santé et adjointe à la direction de l’Ehpad Anselme-Payen. « L’attente des tutelles est de plus en plus forte sur la traçabilité. Mais il ne faut surtout pas l’oublier, le but premier de ces écrits est le même que celui des transmissions orales : communiquer entre nous à propos des malades pour que nous soyons tous en sécurité. C’est fondamental de garder cet objectif comme fil conducteur », affirme Florence Dancausse.

→ Écrire, tracer l’information est donc indispensable à toute prise en charge. Mais la question reste de taille : que faut-il écrire et comment ? Notre œil parcourt en effet les documents à la recherche de l’information importante, il pratique ce qu’on appelle la lecture spatialisée. Pour éviter toute perte de temps, il faut donc un « code de lecture » commun. Sur une feuille de paie par exemple, l’œil sait directement à quel endroit du document, au demeurant complexe, il va trouver le chiffre fatidique. Il doit en être de même pour les transmissions écrites entre soignants. « La construction même du document doit intégrer cette notion de coordination indispensable entre rédacteur et lecteur », explique Jacques Réchisse, auteur de Comment lever les obstacles aux transmissions ciblées ? Il préconise donc de s’appuyer sur les équipes pour construire les documents dont elles ont besoin. On peut ainsi privilégier les cases à cocher lorsqu’il s’agit de s’épargner une réécriture d’informations évidentes pour tous ou sujettes à répétition au vu de la typologie des résidents suivis. La mise en place des diagrammes ou plans de soins, sortes de tableaux de bord de planification des activités et soins quotidiens de chaque résident, permet également de fixer ce qui relève de « la routine » pour mieux mettre en avant, dans les transmissions, les faits nouveaux, qu’ils soient positifs ou négatifs. Cette articulation entre les différents documents écrits permettant aux soignants de communiquer entre eux doit être pensée en amont.

→ De même, travailler au préalable sur une définition commune de certains mots essentiels permet de limiter des disparités d’interprétation entre membres de l’équipe, qui peuvent se révéler préjudiciables. Jacques Réchisse cite l’exemple du mot « agressivité », qui peut aller du simple regard à la violence physique selon le soignant qui l’emploie. Un simple adjectif qualifiant l’agressivité de contenue, verbale ou physique donne déjà plus d’indications. « Après réflexion, nous avons arrêté d’écrire “a bien dormi” dans les transmissions écrites, car l’équipe s’est rendu compte que chacun y associait un sens différent, ce qui en faisait au final une information non indispensable pour l’équipe de jour », raconte Marie-Blandine Perchot, infirmière cadre de santé de l’Ehpad Grenelle, à Paris.

Cibler, mais sur quoi ?

La notion de transmission ciblée remonte également aux années 80. Un groupe d’infirmières de Minneapolis décida de mettre en place un dossier « centré sur les problèmes » qui permette de relater les incidents et les changements ponctuels dans l’état du patient, ce que la rigidité du dossier médical américain empêchait. « De cette logique sont nées les transmissions ciblées, dont la finalité est de rendre lisible et opérationnel le raisonnement clinique précédant le choix des interventions », explique Florence Dancausse. Là où le diagramme de soins est un tableau de bord du suivi du résident et des différentes activités de soins le concernant, la transmission ciblée est une véritable photo d’un problème particulier rencontré par le résident à un moment donné. « Une transmission bien ciblée répond donc à la fois aux exigences professionnelles et légales en matière de personnalisation des soins mais aussi au confort des soignants en matière de gain de temps », écrivaient en 2008 Florence Dancausse et Élisabeth Chaumat dans leur ouvrage Les Transmissions ciblées au service de la qualité des soins.

L’objectif est d’organiser la partie narrative des transmissions pour que l’œil et le cerveau identifient rapidement la situation et les soins nécessaires à dispenser. « La date et l’heure sont des données médico-légales indispensables mais pour être utile aux soignants, le contenu narratif idéal d’une transmission ciblée doit restituer le “Comment”, le “Où” et le “Quoi” de la situation, autrement dit, avec un moyen mnémotechnique, le COQ », définit Jacques Réchisse. Ainsi une cible « escarre » mentionne précisément « rougeur importante sur 25 cm2 au niveau du sacrum constatée lors de la toilette du matin » ainsi que la cause de cet état si elle est identifiée. « Si le pourquoi de l’escarre est la dénutrition, les interventions de soins ne sont pas les mêmes que si c’est une incapacité à se mobiliser. Sans ce raisonnement hypothéticodéductif et itératif, les transmissions ciblées deviennent pauvres et les décisions, non spécifiques au résident », précise Florence Dancausse.

La méthode des transmissions ciblées s’est véritablement implantée en France à la fin des années 90. « Elle a permis une progression notable de la qualité des transmissions écrites. Maintenant, il faut accompagner la transition avec l’outil informatique qui offre la possibilité d’une écriture collective et partagée », commente Florence Dancausse. L’enjeu est d’abord purement logistique. « Contrairement à d’autres endroits où j’ai pu travailler, nous avons ici un, voire deux ordinateurs par étage. Il n’y a pas la queue juste avant la relève pour remplir ses transmissions dans le logiciel, c’est un vrai atout », précise Anne Lozachmeur, cadre de santé de l’Ehpad Anselme-Payen. Selon les générations, tous ne maîtrisent pas l’outil informatique sur le bout des doigts. Très souvent, une formation s’impose. « Au début, on a perdu beaucoup de temps pour de bêtes histoires de mot de passe. Mais une fois que chacun a bien retenu le sien et qu’on dédramatise les problèmes comme “Je fais plein de fautes d’orthographes” ou “J’ai peur de planter le logiciel”, tout le monde constate le gain de temps et de qualité au quotidien », poursuit Anita Rossi, adjointe à la direction du même établissement. L’outil informatique offre en effet un potentiel très important en termes de partage des informations entre tous les intervenants de l’Ehpad, qu’ils soient soignants ou non, et de synthétisation en tableau de bord ou autres. Mais là encore, il faut que les outils soient adaptés à la pratique et non l’inverse. « J’ai vu beaucoup d’équipes dont le logiciel ne permettait par exemple pas d’afficher sur un même écran toutes les transmissions ciblées de la nuit pour pouvoir les imprimer sans rouvrir chaque dossier. Lorsque l’outil est une gêne plus qu’une aide, c’est qu’il y a un problème », affirme une évaluatrice externe pour un organisme d’audit et de conseil. Le choix de logiciels véritablement conçus avec des équipes soignantes est donc un critère plus que pertinent.

Temps de concertation

À terme, de nombreuses équipes envisagent l’outil informatique comme articulation entre les transmissions écrites et orales. « D’ici à quelques semaines, nous aurons les transmissions écrites sur un ordinateur portable pendant la réunion de relève. Cela me permettra d’ajouter en temps réel les informations que les soignants partagent à l’oral et qui manquent dans les dossiers écrits. D’habitude, je dis : “Pensez à le noter dans le logiciel.” Là, on pourra le faire directement », prévoit Marie-Blandine Perchot, la cadre de santé de l’Ehpad Grenelle.

→ Mais pas question de substituer l’écrit, même correctement informatisé, aux temps de transmission orale. « Moi, je suis plus une auditive. C’est comme ça depuis l’école, je retiens mieux les informations qu’on me dit que celles que je lis. Je ne pourrais vraiment pas me passer des transmissions orales », confie Nérée. « Non seulement la relève est un temps de concertation pluridisciplinaire qui permet d’assurer la continuité, la cohérence et la sécurité des soins, mais c’est aussi l’un des rares moments où chacun peut rendre visible son travail individuel au collectif. Cette dimension du groupe, ce sens social est précieux », insiste la formatrice Florence Dancausse. D’autant plus précieux que les équipes d’Ehpad accompagnent souvent les résidents plusieurs années, jusqu’à la fin de leur vie. Ainsi, alors qu’un résident est décédé pendant la nuit, Anne Lozachmeur, la cadre de santé de l’Ehpad Anselme-Payen, débute la réunion en transmettant à son équipe « les remerciements de sa famille pour l’avoir aidé à partir en douceur ». « Ce n’est pas toujours ça qu’on entend dans la presse sur les maisons de retraite, alors ça fait du bien quand une famille le dit », nous souffle une aide-soignante. L’instant d’émotion partagé, le quotidien reprend ses droits et la réunion file, minutée.

→ Car si chacun convient que transmissions écrites et relèves sont indissociables et conjointement indispensables, il faut que ce temps d’échange soit précisément organisé et minuté. « Je pilote la réunion de transmission pour qu’il y ait un rythme et qu’on ne se perde pas en digressions. Sinon, on déborde de trente minutes et les infirmières ne viennent plus, car cela désorganise trop leur travail », témoigne le Dr Véronique Villemur, médecin coordonnateur et gériatre de l’Ehpad Anselme-Payen. « Lorsque je suis arrivée, il y a un peu plus d’un an, la réunion du midi était vraiment contre-productive. Ça s’éternisait dans une petite salle et comme personne ne se voyait, l’ambiance était propice aux règlements de comptes entre collègues », raconte Marie-Blandine Perchot, cadre de l’Ehpad Grenelle. Elle réalise alors un véritable audit, chaque membre de l’équipe est consulté anonymement par questionnaire à propos de ces temps de relève. Le constat est unanime : le lieu de la réunion est inadapté et trop petit, il manque des ordinateurs pour que chacun ait rempli ses transmissions à l’heure… Sollicités sur les sources de perturbation de la réunion, plus de la moitié des soignants évoquent les retards et 44 % confient ne pas retenir plus de 50 % des infos partagées dans ces conditions. « À partir des réponses de chacun, on a acheté des ordinateurs supplémentaires, quitté la salle d’équipe pour faire la réunion dans la grande salle d’activité et établi de nouvelles règles, qu’on a mises en place avec la nouvelle année, explique Marie-Blandine Perchot. Maintenant, nous sommes assis en cercle, chacun a une chaise. On arrive à l’heure, tout le monde est en tenue et celui qui arrive en retard n’entre pas pour ne pas interrompre les autres. La relève dure quinze minutes. On parle utile et efficace mais on ne perd pas le côté humain pour autant. » Démonstration quelques instants plus tard, lorsque Floriane, l’IDE de l’équipe du matin, raconte à ses collègues qu’après avoir longuement discuté avec une résidente malade d’Alzheimer, elle a enfin compris sa peur panique du bain, liée à un accident de noyade dans son enfance. Le plan de soins précisera désormais qu’il vaut mieux privilégier les douches pour cette dame. Exemple réussi d’articulation entre oral et écrit, événement particulier et prise en charge quotidienne.

Climat de confiance

Formateurs et évaluateurs sont unanimes : pour questionner ses propres pratiques professionnelles, il faut un climat de communication et de confiance. « Lors de la mise en place du dossier informatisé du résident, j’ai désamorcé d’emblée toute notion de flicage, raconte Anita Rossi. Ce n’est pas du contrôle pour le contrôle, nous avons pu mettre au point une feuille de chute avec une équipe de chercheurs de l’université Paris-Descartes. Elle nous permet d’analyser les motifs de chute des résidents pour les comprendre et les éviter. » « L’intérêt des transmissions, en particulier des transmissions ciblées, est de servir aussi de levier d’analyse, d’évaluation et d’amélioration des pratiques en équipe médico-soignante », confirme la formatrice Florence Dancausse. Un travail collectif beaucoup plus constructif lorsqu’il est réalisé au fil de l’eau que lorsqu’il doit se mettre en place de force, après une plainte ou une évaluation défavorable des tutelles poussant chacun à se renfermer derrière le stress de l’atteinte à son intégrité professionnelle.

PRATIQUE

Un écrit professionnel efficace

→ Le rédacteur n’y écrit qu’une fois au bon endroit.

→ Il écrit tout ce qui est nécessaire et seulement cela.

→ Il utilise le document utile précisément pour ce qu’il a à transmettre.

→ Est écrit en temps réel ou en léger différé ce qui est vu, entendu, constaté ou fait.

→ Le lecteur sait où trouver l’information qu’il recherche.

Source : Jacques Réchisse, Comment lever les obstacles aux transmissions ciblées, Estem, 2006.