« Que pourrait-on faire de moins, que faire de plus ? » - L'Infirmière Magazine n° 351 du 15/09/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 351 du 15/09/2014

 

SOINS PALLIATIFS

RÉFLEXION

MARIE-CAPUCINE DISS  

Elle a été l’une des lauréates du PHRI lors de sa première édition, en 2010. À l’issue de ses trois ans et demi de travail, Laurence Fontaine, infirmière en équipe mobile de soins palliatifs à l’hôpital Louis Mourier, nous fait part de ses recherches.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Votre mémoire s’intitule « Prise en charge de la fin de vie par les équipes soignantes : que pourrait-on faire de moins, que devrait-on faire de plus? ». Quel a été le point de départ de cette recherche ?

LAURENCE FONTAINE : Tout est parti d’une série de discussions que j’ai eues avec des infirmières qui avaient le sentiment de pratiquer des actes et des soins non pertinents, de consacrer du temps à des choses qui leur paraissaient inutiles. Ce questionnement est en phase avec la limitation thérapeutique telle que la pose la loi Leonetti(1) et dont l’interprétation est sujette à controverse, comme en témoignent les débats médico-juridiques récurrents. Des affaires comme celles de Vincent Lambert ou du Dr Bonnemaison en sont l’illustration récente. De plus, il ne faut pas oublier que nous nous trouvons dans un contexte économique de contrôle des dépenses. L’esprit du PHRIP (Projet hospitalier de recherche infirmière et paramédicale) que j’ai mené s’est articulé en deux étapes : est-il possible de démontrer que l’on perd du temps auprès des patients ? Puis, déterminer si ce temps pourrait être utilisé pour des actes et des soins plus pertinents. Parallèlement, je suis co-investigatrice d’un Programme hospitalier de recherche clinique(2) portant sur l’application de la loi Leonetti.

L’I.M. : Comment avez-vous procédé ?

L.F. : L’étude se base sur la relecture de 193 dossiers de patients durant les 72 heures précédant leur décès. Nous avons constitué des tables rondes et mené des discussions pluriprofessionnelles mêlant une équipe experte en soins palliatifs et une équipe référente dans les différents services ayant suivi ces patients. Nous avons discuté pour chaque cas, en fonction de son contexte, de la pertinence des actes et soins qui avaient été pratiqués, ainsi que des prescriptions médicales. La relecture collective des cas cliniques était passionnante. Puis, j’ai chronométré l’ensemble des actes non pertinents réalisés, ainsi que les actes ou soins paraissant adaptés aux symptômes et aux besoins du patient mais non réalisés, que nous avions listés au cours des discussions. L’ensemble de ces données a ensuite été traité, avec l’aide du service de biostatistique, pour dégager des temps généraux.

L’I.M. : à quels résultats êtes-vous parvenue ?

L.F. : Mon étude montre, d’une part, la nécessité d’améliorer la prise en charge en fin de vie : seuls 11 % des patients étaient asymptomatiques ; 65 % des dossiers mettaient en évidence la présence d’au moins trois symptômes (douleur, angoisse et anxiété, encombrement, dyspnée…) ; 57 % des patients éprouvaient une douleur qui, dans 30 % des cas, se manifestait pendant leurs trois derniers jours d’existence. Pour l’ensemble des 193 patients, le cumul du temps consacré à des actes, soins ou traitements médicamenteux qui auraient pu être évités ou interrompus, lors des trois derniers jours de vie, représente 107 heures. Le cumul des actes, soins ou traitements médicamenteux qui auraient pu être réalisés atteint, lui, 101 heures. Au total donc, il n’y a pas de différence significative : une prise en charge raisonnée et soucieuse du confort des patients ne nécessiterait pas d’investissement supplémentaire en temps soignant.

L’I.M. : Vous parlez d’actes et de soins qui ont été jugés non pertinents.Quels sont-ils ?

L.F. : Ils sont nombreux : les prélèvements artériels, certains prélèvements veineux, la pose de perfusions, les injections sous-cutanées, la surveillance hémodynamique et la mesure de la saturation en oxygène. Pour la mesure de la saturation, les patients ont souvent les extrémités des doigts froides et cyanosées : le capteur a du mal à prendre. En ce qui concerne la surveillance hémodynamique, le pouls des patients est filant et leur tension artérielle variable. Le Dynamap, qui cherche le pouls sans le trouver, gonfle, se dégonfle et regonfle, ce qui est douloureux sur un bras décharné. Ces actes, qui peuvent paraître anodins et qui sont répétés trois fois par jour, créent un inconfort et parfois, une douleur. Ils sont d’autant moins pertinents qu’ils n’engendrent aucune prescription médicamenteuse. Il vaut mieux observer le patient, voir comment il respire, calculer sa fréquence respiratoire et transmettre son examen clinique au médecin pour obtenir un réajustement thérapeutique.

L’I.M. : Quels sont les traitements qui auraient pu être évités ?

L.F. : Tous les traitements per os non stoppés quand le patient est dans l’incapacité de déglutir ou quand il présente des risques importants de fausse-route. En fonction du contexte, si l’alimentation a été arrêtée, si le patient est alité depuis plusieurs semaines, certains médicaments n’ont plus lieu d’être administrés. C’est le cas des insulines ou des Héparines de Bas Poids Moléculaire (HBPM). Pour ces anticoagulants, il peut s’agir d’une ou deux injections par jour. Là encore, on peut se dire que ce n’est rien, mais ces injections sont douloureuses, alors que l’efficacité du traitement est discutable, comme le prouve une étude récente sur l’efficacité d’une thromboprophylaxie en médecine palliative(3).

L’I.M. : à l’inverse, quels sont les traitements qui ont été jugés pertinents ?

L.F. : Tous les traitements pour soulager les symptômes d’inconfort, et plus particulièrement les antalgiques, dont la prescription doit être adaptée, évaluée, réajustée et anticipée. Mais aussi, les anxiolytiques, pour diminuer l’anxiété et l’angoisse qui se majorent quand elles sont combinées à un symptôme respiratoire. La sensation d’étouffement est particulièrement anxiogène et peut même faire imaginer une fin de vie imminente. On associe souvent des opioïdes aux anxiolytiques, en petites doses. Il ne s’agit pas d’endormir les patients mais de diminuer leur sensation d’inconfort. Il faut leur donner la possibilité d’être apaisés, réveillables pour profiter au maximum de leurs proches et pouvoir partager du temps avec eux jusqu’au bout.

L’I.M. : Et quels seraient les actes et soins à privilégier ?

L.F. : L’évaluation de la douleur et de l’efficacité des traitements, la mise en place de pompes analgésiques contrôlées par le patient, voire par les soignants quand celui-ci n’est plus dans la capacité de faire lui-même les interdoses, la mesure de la fréquence respiratoire, l’évaluation de l’état d’angoisse, les massages, les soins de bouche. Les soins corporels, des yeux, du visage, de la bouche sont capitaux pour le bien-être du patient, l’image corporelle, l’estime de soi. Quand la bouche est « pâteuse », très sale ou sèche, il faut l’hydrater, pratiquer des soins réguliers jusqu’à toutes les trois heures. Cela demande du temps, environ 10 à 15 minutes par soin. Il faut y aller progressivement, s’adapter aux goûts du patient. On peut faire des soins de bouche à la bière, au café, au coca, au jus d’ananas. Autant hydrater une bouche avec des saveurs, des boissons que le patient apprécie, en alternance avec du bicarbonate à 1,4 pour mille.

L’I.M. : Comment expliquez-vous qu’il y ait autant d’actes et de traitements non pertinents prodigués ?

L.F. : Ce n’est pas facile d’avoir du recul. On a la sensa­tion de lâcher quelque chose, alors qu’on nous demande d’être toujours plus performant. Nous travaillons dans des services de court séjour. Quelquefois, on est isolé, alors qu’il serait fondamental de croiser le discours des uns et des autres, leurs points de vue. Il manque des discussions pluriprofessionnelles autour de projets communs. Il est nécessaire de prendre en compte la perturbation des besoins. C’est pour cela que j’ai travaillé en m’appuyant sur les travaux de Virginia Henderson(4). Tous ces besoins qui sont perturbés, les paramédicaux les connaissent et savent très bien les interpréter : « Il mangeait en début de semaine et maintenant il ne mange plus », « Il arrivait à faire un peu sa toilette avec de l’aide, il ne la fait plus » ou « Il communique de moins en moins »… Les médecins, focalisés sur des données biologiques et radiologiques, submergés par des tâches administratives, ne prennent pas toujours en compte ces éléments. L’infirmière voit au quotidien l’altération de l’état du patient. C’est à elle d’avertir le médecin et de lui suggérer d’envisager une modification de sa prise en charge. Une fois que l’on traite le patient comme un malade et non comme une maladie, on bascule vraiment dans un autre projet de soin.

L’I.M. : Votre étude tend donc à valoriser le jugement infirmier…

L.F. : Oui, les participants étaient très satisfaits des tables rondes. Les infirmières me demandent quand de nouvelles discussions seront organisées. C’est aussi à nous de prendre des initiatives. Je pousse les infirmières, quand elles ont le sentiment de prodiguer des soins inadaptés aux besoins des patients, à aller frapper à la porte de la salle des internes plutôt que de cantonner leurs constats à la salle de soins, autour d’un café. Et il ne faut pas oublier que, parmi certains actes jugés non pertinents à l’issue de l’étude, certains dépendent de notre rôle propre. Une infirmière peut décider d’arrêter de surveiller la tension de son patient si elle le juge inutile, et en faire part au médecin. De ce côté, il y a aussi un travail à faire. Les infirmières ont l’impression d’abandonner leurs patients si elles arrêtent la surveillance hémodynamique. C’est un « rituel ». Prendre soin du patient, c’est aller de chambre en chambre en promenant son appareil. Les chiffres, même inutiles, c’est une manière de visualiser l’état de santé du patient. Cela nous rassure.

L’I.M. : Cette recherche débouchera-t-elle sur d’autres travaux ?

L.F. : Oui, il y a une autre donnée très importante qui a été mise en relief au cours de cette étude : le manque criant de prescriptions anticipées. Parmi les dossiers que nous avons étudiés, seuls 24 % des cas mentionnaient une anticipation en cas d’aggravation de l’état du patient. Cela met à mal les équipes qui ne peuvent pas répondre aux symptômes quand ils se présentent. Nous sommes obligés d’appeler en pleine nuit un interne de garde qui ne connaît pas toujours le patient et qui va mettre en place des traitements qui ne sont pas forcément appropriés. Dans ce cas, on ne se trouve absolument pas dans une prise en charge pertinente. Je pense qu’il y a du travail à faire dans ce domaine. D’autant plus que la HAS définit la notion de pertinence comme « correspondant à l’adéquation des soins (actes diagnostiques et thérapeutiques) et des hospitalisations aux besoins des patients ». Il s’agit donc de renforcer la qualité, la sécurité et l’efficience de la prise en charge des patients.

C’est pour cette raison que nous avons lancé une EPP (évaluation des pratiques professionnelles) portant sur les prescriptions anticipées. L’objectif de cet audit est qu’à terme, il y ait, pour tous les patients en phase terminale et à l’autonomie réduite, une réflexion d’anticipation, la présence dans le dossier du patient d’une prescription anticipée, avec réajustement des pratiques.

(1) Loi du 22 avril 2005 « relative aux droits des malades et à la fin de vie ».

(2) PHRC mené par Laurence Salomon, responsable de l’Unité de Recherche Clinique de la Fondation Rothschild à Paris,« Prescriptions d’examens et d’actes invasifs dans les heures précédant le décès des patients en soins palliatifs, en court séjour : comment s’applique la loi Leonetti ? ».

(3) « Thrombo­prophylaxies chez l’adulte en médecine palliative oncologique : consensus formalisé d’experts », Arnaud Montigny, Haleh Bagheri, Agnès Sommet, Thierry Marmet, in Médecine palliative, Elsevier Masson, 2013.

(4) La Nature des soins infirmiers, Virginia Henderson, Masson Inter éditions, 1994.

LAURENCE FONTAINE

INFIRMIÈRE

→ 1987 : diplôme d’état d’infirmière (IFSI de l’hôpital Raymond Poincaré, APHP) et infirmière en Réanimation à l’hôpital Lariboisière, Paris

→ 1995 : infirmière aux Urgences de Lariboisière

→ 2003 : formatrice à l’IFSI de l’hôpital Louis Mourier à Colombes

→ 2005 : faisant fonction de cadre en Consultation médicale à Louis Mourier

→ 2007 : DU Soins Palliatifs et Accompagnement : mémoire sur la transmission écrite des Équipes d’accompagnagement et des soins palliatifs (EMASP)

→ 2007 : infirmière dans l’EMASP de Louis Mourier

→ 2010 : sélection dans le cadre du PHRIP

PRISE EN CHARGE DE LA FIN DE VIE

Présentation du PHRI

Cette étude multicentrique, rétrospective, à la fois qualitative et quantitative, devait porter sur 200 dossiers de patients. Son établissement de référence est l’hôpital Louis Mourier, à Colombes. Une collaboration avec quatre autres établissements (les CHU de Grenoble et Rennes, La Timone à Marseille et Henri Mondor à Créteil) était initialement prévue. Un nombre insuffisant de dossiers de patients s’avérant exploitables, l’hôpital de Bichat à Paris a ensuite été sollicité pour compléter l’étude. 193 dossiers éligibles ont ainsi pu être examinés. Leurs critères d’inclusion : un référencement en soins palliatifs lors du décès (codé Z 515 en diagnostic principal ou associé) dans des services de court séjour, après une hospitalisation supérieure ou égale à 72 heures, hors USP (Unité de soins palliatifs) et réanimation. Ce PHRI a débuté en janvier 2011 et s’est achevé en juillet 2014.

MODE D’EMPLOI

Les grandes étapes de la recherche

1- Élaboration d’un CRF (Case Report Form ou cahier d’observation) prenant en compte la perturbation des besoins fondamentaux (référence aux travaux de Virginia Henderson) et des symptômes d’inconfort.

2- Lecture des dossiers, effectuée avec un médecin d’équipe mobile de soins palliatifs. Objectif : faire ressortir l’histoire du patient et les faits significatifs lors de ses trois derniers jours d’hospitalisation. Les données recueillies dans le CRF ont été employées pour analyser chaque situation et déduire, de façon raisonnée, des actions à mettre en œuvre.

3- Tables rondes. Objectif : obtenir un consensus sur des prescriptions médicales ou des soins infirmiers qui auraient été soit faits en excès, soit, au contraire, auraient pu être réalisés mais ne l’ont pas été.

4- Estimation de la charge de travail (soins directs et indirects, et entretiens) pour des soins réalisés mais jugés non-pertinents versus soins non-réalisés et jugés nécessaires. Puis, comparaison des temps moyens d’exécution des actes listés. Les chiffres obtenus ont été traités par l’équipe de biostatisticiens de l’URC (unité de recherche de clinique) de la Fondation Rothschild.

5- Conseil. Laurence Fontaine insiste sur l’importance de se préparer à des temps de réalisation plus élevés que ceux envisagés lors de l’élaboration du projet de recherche. Ainsi, l’élaboration du CRF a demandé 20 versions successives, avant d’aboutir à un outil exploitable et satisfaisant pour les six hôpitaux participants. L’appui de l’URC et de sa responsable, le Dr Laurence Salomon, a été capital, surtout lors du moment critique « où l’on quitte le monde de l’humain et des soins pour celui des chiffres ».