Panser les maux de l’exil - L'Infirmière Magazine n° 351 du 15/09/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 351 du 15/09/2014

 

MIGRANTS EN CALAISIS

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

FRÉDÉRIC LAUNAY  

Autour de Calais, des infirmières soignent des migrants regroupés dans des camps de fortune. Bénévoles à Médecins du Monde, salariées de l’hôpital ou libérales, ces infirmières soulagent les blessures que laisse l’épreuve de l’exil.

Jaweed se tient la joue et tourne en claudiquant autour de l’ambulance de Médecins du Monde (MDM), garée sur le chemin du camp de Grande-Synthe, près de Dunkerque. Son attelle ne lui maintient plus guère le genou. Il semble désemparé. Geneviève, infirmière bénévole à MDM, engage la conversation dans un anglais sommaire. Il n’a pas dormi ni mangé depuis deux jours, à cause d’une douleur dentaire. Il est déjà allé consulter à la Pass(1) de Dunkerque pour son genou et il en est ressorti avec un anti-inflammatoire et une attelle qu’il porte mal serrée. Il montre son portable inutilisable et les quelques centimes qui lui restent. Il n’a plus de contact avec les siens. L’Afghanistan, qu’il a fui pour sauver sa vie, se trouve à plus de 5 000 km à vol d’oiseau et l’Angleterre, à moins de 30 km. Mais pour tenter le passage de la Manche, il faut être très mobile, et Jaweed sait que, dans son état, ses chances sont minces. Il a le regard vide de ceux qui souffrent et qui sont sur la route depuis trop longtemps.

Environ un millier de migrants se sont ainsi regroupés par nationalité, ces dernières semaines, dans des camps disséminés le long des axes autoroutiers de la région. Au terme d’un long voyage terriblement risqué, ils attendent l’occasion de sauter dans un camion en partance pour le Royaume-Uni auquel ils rêvent tous… Certains, comme ce compatriote de Jaweed qui a été secouru le 5 mai dernier en pleine mer, tentent tout, allant, en désespoir de cause, jusqu’à s’embarquer sur de frêles esquifs construits de leurs mains avec de fragiles matériaux de récupération, sans la moindre chance de salut. D’autres se battent pour les places et prennent d’assaut en plein jour les poids-lourds qui traversent la Manche et se font parfois déloger à coups de barre de fer par des chauffeurs routiers exaspérés. Le problème n’est pas nouveau puisqu’un rapport de 2000 mentionnait déjà le phénomène qui n’a pas cessé de croître depuis juillet 1999 où Calais avait dû faire face à une première vague d’immigrants originaires du Kosovo. Le drame de Douvres, le 19 juin 2000, où 58 immigrants chinois avaient été découverts asphyxiés dans un camion sans aération, avait révélé le phénomène.

Pour ceux qui parviennent dans le Calaisis – en majorité des hommes jeunes et en bonne santé –, c’est un voyage qui laisse des traces. Il est impossible de connaître précisément toutes les circonstances de cette longue marche dont les événements se confondent et qu’il vaut mieux parfois oublier (2). Menacés dans leur pays, choisis par leur famille pour ouvrir la voie à un exode familial, ou tentant de rejoindre les leurs déjà installés en Grande-Bretagne, ces migrants ont tout à faire soigner. La tête et le corps.

Plutôt l’Angleterre que le dentiste

« C’est ça le plus dur à supporter… », confie Geneviève, impuissante. Elle s’interrompt, regarde Jaweed s’éloigner et ajoute : « Souvent, on ne peut pas faire beaucoup plus sur le terrain… » L’équipe de MDM est pourtant constituée d’un médecin et d’une infirmière qui assurent les consultations, et d’un chauffeur qui guide la file des consultants dehors. Trois sorties par semaine sont organisées dans les camps de Grande-Synthe et Téteghem près de Dunkerque, et de Tatinghem près de Saint-Omer. Tout le personnel est bénévole mais il n’y a pas de dentiste. Jaweed va devoir se contenter des anti-inflammatoires qui lui restent et attendre, dans son abri sommaire, que la douleur passe… « Même si nous leur proposons une autre solution d’hébergement plus confortable, ils préfèrent souvent rester à proximité des lieux de départ. Car ce qui compte plus que la santé, c’est de tenter leur chance si l’occasion se présente », explique Geneviève. Si près du but, on ne patiente plus guère et on prend les derniers risques, parfois inconsidérés, quitte à y laisser sa vie (3).

Cécile Bossy, coordonatrice de la mission Littoral à MDM, sait bien que les moyens sont limités et insiste sur les deux axes de leur mission opérationnelle auprès des migrants : l’accès aux soins, conformément à la charte d’Ottawa (4), et l’accès aux droits pour lesquels MDM milite depuis longtemps. S’il s’agit d’apporter de l’aide dans les camps où les migrants attendent de passer la Manche, il faut aussi renforcer les dispositifs prévus pour accueillir toutes les populations précaires, et pas seulement les migrants. Ces derniers constituent cependant la grande majorité des consultants de la Pass de Calais où travaille Guillaume, lui aussi infirmier.

Ce dispositif dédié, à l’écart du service des urgences de l’hôpital, contrairement à la plupart des Pass, accueille une cinquantaine de consultants tous les après-midis. Ces malades ont facilement accès au plateau technique hospitalier et repartent de consultation avec les médicaments délivrés directement sur place. La Pass de Calais propose aussi les services d’un psychologue deux fois par mois mais cela reste insuffisant pour faire face à toutes les souffrances psychiques. Les soins de psychiatrie quand ils sont nécessaires, tout comme les soins dentaires, ne sont, en revanche, pas encore proposés, malgré des besoins avérés.

Difficile continuité des soins

Dans la salle d’attente déjà bondée, un homme d’une trentaine d’années se présente, un plâtre encore humide à la jambe, tenant à peine debout sur ses deux béquilles. Il vivait sous une bâche depuis deux mois, dans la zone portuaire de Calais, avant qu’elle ne soit évacuée, et tentait la traversée vers l’Angleterre tous les jours. Cette nuit-là, il s’est brisé la jambe en sautant d’un camion en marche. Incapable de se déplacer, il sera totalement immobilisé pour plusieurs jours sous sa bâche. Impossible pour lui donc de se rendre quotidiennement à la Pass, éloignée de plusieurs kilomètres, pour ses injections d’anticoagulants.

Guillaume lui remet trois doses de traitement injectable et téléphone à Catherine, une consœur libérale qui apporte bénévolement son aide aux migrants, une fois sa journée terminée. « Ça ne m’intéresse pas de faire partie de telle ou telle association, explique cette dernière. Ces gens ont besoin de soins et je les leur apporte avec mes petits moyens. » Guillaume lui explique la situation car c’est elle qui se chargera, ce soir, de la surveillance clinique sur place. « Je ne délivre que deux ou trois jours de traitement pour les obliger à revenir à la Pass. C’est le seul moyen pour moi de surveiller l’évolution des pathologies », précise Guillaume. Et ajoute, résigné : « Je ne sais jamais si je vais les revoir, ni quand… » Il se tourne vers des adolescents érythréens démangés par la gale à qui il montre comment prendre le traitement. Pour cela, il est assisté de Meron, lui-même immigré et traducteur à la Pass depuis que sa situation administrative s’est enfin résolue. Il a connu très jeune, lui aussi, le long parcours de l’exil et vient en aide maintenant à ses compagnons d’infortune.

La salle d’attente se remplit encore et le médecin consulte sans interruption dans la pièce d’à côté. Lorsque la Pass fermera ses portes, certains repartiront à pied, les autres seront raccompagnés en voiture par les bénévoles de l’association Salam (Soutenons, aidons, agissons pour les migrants et les pays en difficulté) qui font la navette vers le centre-ville.

Dans les camps du Nord-Pas-de-Calais, des Afghans, Iraniens, Irakiens, Érythréens, Soudanais ou Vietnamiens se croisent sans trop se mélanger. Pour tous, ce sont les conditions de vie délétères qui sont à l’origine des pathologies dermatologiques ou ORL – les plus fréquentes – qui, bien traitées, ne devraient pas s’aggraver. Mais sous des bâches et dans la promiscuité, les infections se propagent rapidement et l’épidémie de gale devient impossible à contrôler. Pour MDM, les pathologies liées aux conditions de vie représentent 56,60 % de toutes les affections recensées chez les consultants du Dunkerquois (5). C’est d’ailleurs la raison évoquée par les autorités pour évacuer les camps de Calais, le 28 mai dernier.

Depuis la fermeture du camp de Sangatte en 2002, puis le démantèlement de la « jungle » de Calais en septembre 2009, ce n’est pas la première fois que les migrants doivent quitter précipitamment leurs abris de fortune. La santé est un prétexte à l’évacuation qui ne trompe pas les infirmières (6). Non seulement, les déplacements ne règlent rien sur le plan sanitaire, mais disperser les malades ne fait que compliquer le travail des soignants et rajoute aux traumatismes antérieurs. Par exemple, celui du harcèlement policier dénoncé par de nombreux collectifs d’associations (voir encadré p. 25). Geneviève se souvient, il y a déjà des années, de ces migrants trempés et frigorifiés sur les dunes, dans la « jungle » : « La police avait arrosé leurs tentes et tous leurs effets personnels pour les déloger. Ils étaient prostrés, totalement impuissants et sans aucune aide. » « Rien n’a changé depuis le rapport Baudis (7) », confirme Cécile Bossy. Et depuis l’évacuation du 28 mai les « jungles » sont de nouveau occupées…

On peut aussi s’intéresser aux gens…

Les traumatismes orthopédiques, les infections ORL et les affections cutanées cachent aussi des états de stress et de troubles anxieux que Céline, ancienne infirmière du SAMU Social parisien, a fréquemment constatés. Avant que MDM ne dispose de ses propres locaux, elle travaillait dans ceux du Secours Catholique à Calais, puis elle a occupé, la première, le poste infirmier de la Pass en janvier 2007. Elle a vu les ravages du déracinement et de l’isolement, parfois chez de très jeunes adolescents, accompagnés ou non. Elle a vu progresser la nature des affections, comme les intoxications chez ceux qui tentent de traverser dans des camions de produits chimiques, ou les plaies causées par les barbelés chez ceux qui franchissent les grilles. Elle a vu aussi augmenter le nombre de demandeurs d’asile qui, paradoxalement, une fois leur statut de réfugié obtenu (8), décompensent parfois des stress post-traumatiques, malgré leur situation régulière sur le territoire français. Après cette longue attente qui a consumé leurs forces, ils sont épuisés, deviennent incapables de se projeter, sombrent dans une profonde dépression, consomment massivement de l’alcool, s’installent dans l’errance, sans projet sur place ni perspective de retour au pays.

« On peut se contenter de faire des pansements mais on peut aussi s’intéresser aux gens, à leur culture, leur langue, leur vie antérieure », déclare Céline. À force de côtoyer autant de nationalités différentes et d’entendre autant de récits, elle a souhaité approfondir ses compétences en médiation transculturelle afin d’accompagner plus efficacement la souffrance psychique de ces migrants. « Tout leur manque : les odeurs, le climat, la musique, la nourriture de leur pays… » Aujourd’hui, installée à Boulogne où elle travaille à plein temps dans l’équipe mobile Psychiatrie et Précarité, elle a conservé des liens étroits avec les associations calaisiennes et retrouve parfois d’anciens migrants.

Comme Geneviève, Guillaume et Catherine, Céline a connu parfois le sentiment « d’écoper à la petite cuillère ». Le défi est énorme, à la mesure de l’importance des migrations internationales qui poussent des hommes, et de plus en plus de femmes seules, de famille et d’enfants, à l’exil (9). « Lorsqu’on est bien chez soi, on ne cherche pas à quitter son pays et sa famille dans ces conditions inhumaines », conclut Céline, consciente de la chance pour elle d’être née ici.

1- Les Permanences d’accès aux soins de santé sont des dispositifs médico-sociaux conçus pour faciliter l’accès aux soins des personnes démunies, quelle que soit leur condition.

2- De la difficulté de cartographier les itinéraires migratoires clandestins, Romain Liagre, Espace populations sociétés, 2008.

3- bit.ly/1vMoP40

4- bit.ly/1pnZG72

5- Médecins du Monde, Mission Migrants Littoral Nord Pas de calais, Rapport annuel 2012

6- Communiqué du Groupe d’information et de soutien des immigré-e-s (Gisti) : bit.ly/1lHrxEM

7- Décision du défenseur des droits MDS 2011-113 (13 novembre 2012)

8- Certains migrants déposent une demande d’asile en France et régularisent momentanément leur présence sur le territoire avant de tenter de continuer leur voyage vers le Royaume-Uni.

9- bit.ly/1lHrAQZ

ÉCHANGES

Plateforme de services aux migrants

La Plateforme de service aux migrants (PSM), le plus important réseau d’association intervenant auprès des migrants, est un lieu de rencontres et de ressources pour tous les acteurs engagés auprès de ces populations vulnérables. Elle regroupe des associations très différentes par leur histoire et les services qu’elles proposent mais qui se rejoignent sur l’emploi de bénévoles. Confrontés aux mêmes difficultés, partageant les mêmes préoccupations, ces derniers se trouvent souvent démunis face à l’ampleur de la tâche. Plus que les services directement proposés, cette plateforme cherche donc essentiellement à soutenir les bénévoles dans leurs efforts quotidiens en leur proposant des formations, les informant sur les droits des migrants ou animant des groupes de parole. Ce collectif regroupe aussi les associations qui n’œuvrent qu’à Calais, Norrent-Fontes, Steenword, Dunkerque et Cherbourg. En revanche, la PSM ne se revendique pas porte-parole de ses membres qui conservent entièrement leur liberté d’action, d’expression et d’initiative vis-à-vis des pouvoirs publics.

http://www.psmigrants.org/site/