« Le suicide est un acte de contrainte, non de liberté » - L'Infirmière Magazine n° 348 du 01/07/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 348 du 01/07/2014

 

ADOLESCENTS

RÉFLEXION

FLORENCE RAYNAL  

Tous les professionnels peuvent aider à réduire le risque de suicide chez les enfants et les adolescents. Pour Mario Speranza, pédopsychiatre, il est important d’identifier la crise et d’en parler pour les aider à sortir de l’impasse où ils se sentent captifs.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quelle est l’ampleur du phénomène suicidaire chez les enfants et les adolescents ?

MARIO SPERANZA : Tout d’abord, il faut distinguer suicide et tentative de suicide (TS). Le premier est très rare à l’adolescence alors que la seconde est relativement fréquente. Sur quelque 11 000 personnes mettant fin à leurs jours chaque année en France, environ 900 ont entre 10 et 24 ans. Parmi elles, seules 3 % ont moins de 14 ans ; la majorité a plus de 18 ans. Cela reste néanmoins la deuxième cause de mortalité chez les 15-24 ans, après les accidents de la route. Les chiffres tendent toutefois à diminuer légèrement grâce aux politiques nationales mises en œuvre : information, formation, stratégies de recours aux soins… Les tentatives de suicide, quant à elles, concernent 8 à 9 % des adolescents mais il ne s’agit là que d’autodéclarations. Beaucoup de TS ne sont, en effet, connues ni de la famille ni de l’environnement médical, et les services d’urgence reçoivent en général les cas les plus graves.

L’I. M. : Qu’est-ce qui peut pousser un jeune vers le suicide ?

M. S. : À l’adolescence, les conduites suicidaires s’inscrivent le plus souvent dans une situation de crise prolongée, dite crise suicidaire, durant laquelle le sujet, qui se sent dans une impasse, ne voit plus que la mort comme issue à sa souffrance. Le suicide est un acte de contrainte, non de liberté. Pendant la période critique, des idées suicidaires surviennent. D’abord ponctuelles, puis régulières, elles finissent par envahir le quotidien, entraîner des ruminations incessantes et s’imposer comme l’unique solution. Un plan commence alors à se dessiner, puis se précise et, à l’acmé de la crise, le risque de passage à l’acte devient très fort. Celui-ci est toujours l’aboutissement d’un processus, qui n’est ni linéaire ni irréversible. Dans la plupart des cas, les jeunes envoient des messages, directs ou indirects, pour montrer qu’ils sont en crise. Ils interpellent en fait les adultes, professionnels ou non, de façon détournée (1).

L’I. M. : Qu’est-ce qui génère cette crise suicidaire ?

M. S. : De nombreux facteurs peuvent la provoquer : ils sont d’ordre personnel, familial, social, environnemental, médical… Les adolescents qui sont les plus à risque de passer à l’acte en cumulent plusieurs, dont notamment la pathologie psychiatrique. Presque 100 % des suicidés en souffraient. Le passage à l’acte est perçu comme un moyen de sortir d’une situation vécue comme complexe, même si elle peut paraître banale, tel le refus des parents de laisser le jeune sortir en boîte. C’est toute la question de la gestion relationnelle d’un conflit qui est en jeu. Un adolescent a plusieurs ressources : relations avec les autres, centres d’intérêt… Mais plus celles-ci se réduisent en raison d’un échec, d’une rupture sentimentale, d’une crise familiale, d’une difficulté d’orientation scolaire, de la maladie d’un proche, d’une dépression ou autres, plus les idées suicidaires gagnent du terrain. La situation qui m’inquiète le plus est celle de l’enfant confronté à la séparation de ses parents dans un cadre judiciaire et qui se retrouve coincé dans des conflits de loyauté.

L’I. M. : Comment peut-on enrayer le processus ?

M. S. : Reconnaître cette souffrance offre une ressource supplémentaire pour diminuer les idées suicidaires. Le dépistage est donc important. Il faut rechercher les facteurs de risque en les hiérarchisant, le premier d’entre eux étant la dépression. Parmi ses signes les plus marquants chez l’adolescent : irritabilité, hyperémotivité, agressivité, comportements d’opposition, désinvestissement des plaisirs habituels… Ensuite, la consommation de produits, les antécédents de TS personnels ou familiaux – le risque de mort par suicide dans les deux ans est alors multiplié par 20 –, les conflictualités familiales, surtout sévères ou chroniques, sont d’autres éléments à interroger. Plus ils sont nombreux, plus le danger croît. Quand on rencontre un jeune, il faut aussi tenter de savoir où il en est de la crise, connaître son discours sur ses idées suicidaires et ses intentions, évaluer ses ressources.

L’I. M. : Ne risque-t-on pas d’aggraver le potentiel suicidaire en abordant le sujet ?

M. S. : Paradoxalement, les ados n’attendent rien d’autre que d’être reconnus dans leur souffrance, même s’ils ne font rien pour l’exprimer ouvertement. Il est donc primordial d’aborder spontanément leurs problèmes. Sans cela, on ne peut pas les aider. En posant la question, on ouvre une porte qui leur permet d’envisager l’existence d’interlocuteurs possibles pour réduire la situation de crise. Le jeune doit pouvoir parler de ce qui lui fait mal. Tous les professionnels en lien avec lui (infirmières scolaires, médecins généralistes…) peuvent être des tiers importants. Il s’agit souvent d’être des médiateurs de la communication, de contribuer à renouer le dialogue avec les proches. Cela suppose de tisser un lien de confiance.

L’I. M. : Y a-t-il des outils permettant au professionnel de santé de sonder habilement un jeune ?

M. S. : Les médecins généralistes ont élaboré un système simple mais très utile : le test TSTS-Cafard(2). Non intrusif, il met l’adolescent en confiance. En fonction des réponses données aux questions, le professionnel peut ainsi rebondir et interroger le degré de gravité. Cela permet d’avancer progressivement, de déjouer les résistances et faire le lien avec les idées suicidaires.

L’I. M. : Quelles relations y a-t-il entre suicides et conduites à risques ?

M. S. : Les comportements à risques traduisent une souffrance et sont souvent associés à la dépression et au passage à l’acte. Cela passe par la question de l’estime de soi. Quand elle est bonne, on se protège. Les adolescents dans des conduites à risques subissent souvent des situations familiales ou des environnements difficiles. C’est là un facteur associé. L’usage de produits, comme l’alcool ou le cannabis, renvoie souvent, par exemple, à des profils de tristesse, de mal-être, et à des environnements peu protecteurs, mais ils sont aussi des moteurs de désinhibition, lesquels favorisent les passages à l’acte. Si l’association entre idées suicidaires et usage de produits pointe un risque suicidaire, il ne faut cependant pas omettre d’interroger le jeune dans sa spécificité. Ce dernier peut, en effet, cumuler tous les facteurs de risque et ne pas avoir d’idées suicidaires.

L’I. M. : Quelle est la réaction à adopter quand la crise suicidaire semble à son pic ?

M. S. : Si l’adolescent pense à la mort, qu’il a élaboré un scénario, il faut savoir s’il a retenu un moyen précis et tenter de l’en écarter. Le recours aux médicaments est fréquent mais il y a également des suicides par pendaison, par arme à feu ou par défenestration qui sont plus radicaux et dangereux. Quand les moyens envisagés sont violents, une hospitalisation peut se révéler nécessaire. Cela permet aussi de travailler dans la durée. Il faut, en effet, du temps pour faire exprimer les émotions liées à la crise – or, cela apaise –, pour briser l’isolement où se trouve l’adolescent et instaurer des structures de protection, autrement dit, des ressources relationnelles. Nous donnons, en outre, des objectifs à court terme, qui permettent d’obtenir rapidement des résultats, et agissons sur les facteurs de risque identifiés. Enfin, des interventions plus médicales peuvent être envisagées mais l’essentiel est d’abord de montrer aux adolescents qu’ils ont des ressources, quand ils pensent le contraire, et de les mobiliser au maximum. L’hospitalisation n’est pas la solution miracle. Et si l’on peut vraiment protéger l’adolescent d’un passage à l’acte, ce n’est pas par des lieux clos mais par la création de liens.

1- Une enquête sur la fréquentation des infirmeries scolaires a montré que les adolescents à risque suicidaire consultaient davantage les professionnels de santé. Pourtant, s’ils abordent aisément leurs troubles somatiques, ils parlent peu d’eux-mêmes, de leurs problèmes scolaires, relationnels, psychologiques, familiaux ou sociaux.

2- Il consiste à aborder 4 thèmes (Traumatologie, Sommeil, Tabac, Stress) en formulant 5 questions d’ouverture : As-tu déjà eu des blessures ou un accident cette année ? As-tu du mal à t’endormir le soir ? As-tu déjà fumé ? Es-tu stressé par le travail scolaire ? Es-tu stressé par la vie de famille ?

MARIO SPERANZA

PÉDOPSYCHIATRE

→ Obtention du diplôme de médecine de l’Université La Sapienza à Rome en 1990.

→ Achève sa spécialisation en psychiatrie de l’enfant en 1997.

→ Doctorat en psychopathologie du développement en 2000.

→ Prend la tête du service de psychiatrie infanto-juvénile du centre hospitalier de Versailles (Yvelines) en 2012.

→ Devient professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à la Faculté des Sciences de la santé de l’université de Versailles, en 2013.

SAVOIR PLUS

→ Troubles de la personnalité borderline à l’adolescence, sous la direction de M.Corcos, A.Pham-Scottez et M. Speranza. Éd. Dunod, 2013

→ Quand un enfant se donne « la mort », Attachement et sociétés, B.Cyrulnik, Éd. Odile Jacob, 2011. Rapport établi à la demande du ministère de la Jeunesse

→ « Suicide et tentative de suicide chez l’adolescent », EMC, Psychiatrie/ Pédo­psychiatrie, D.Marcelli et M.Hummeau, 128:1-11, 2006

→ Les dépressions à l’adolescence – Modèles, clinique, traitements, M.Corcos, P.Jeammet et M.Speranza. Éd. Dunod, 2005

→ Les élèves à l’infirmerie scolaire : identification et orientation des jeunes à haut risque suicidaire, M.Choquet, X.Pommereau, C.Lagadic et K.Cottin, enquête menée auprès de 21 établissements scolaires du département de la Gironde, Inserm, Paris, 2001