« Faire plaisir au patient fait partie du soin » - L'Infirmière Magazine n° 341 du 15/03/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 341 du 15/03/2014

 

ALIMENTATION ET FIN DE VIE

RÉFLEXION

CÉCILE ALMENDROS  

La socio-anthropologue Catherine Legrand-Sébille pose, à travers une étude qualitative, la question du plaisir gustatif en fin de vie. Et si un peu du sens de la vie se trouvait au fond de l’assiette ?

L’INFIRMIERE MAGAZINE : D’où vient l’idée de cette recherche ?

CATHERINE LEGRAND-SÉBILLE : Lors d’une précédente étude, j’ai interrogé des cancéreux de 15 à 25 ans sur leurs conditions d’hospitalisation. Ils insistaient sur la possibilité de pouvoir sortir de l’hôpital, non pas pour voir leurs amis, comme l’on pourrait s’y attendre, mais pour retrouver la table familiale et la bouteille de vin ouverte le dimanche, les odeurs de repas qu’ils avaient toujours connues. Cela indiquait quelque chose du sens de leur vie. J’ai eu envie d’explorer cela avec des populations plus âgées, en Ehpad et en soins palliatifs.

L’I. M. : Cette recherche(1) est hébergée par le groupe de réflexion « Questionner autrement le soin », rattaché à l’Espace éthique de l’AP-HP. En quoi la notion de plaisir gustatif interroge-t-elle l’éthique ?

C. L.-S. : La définition de l’éthique énoncée par Paul Ricoeur(2) comme la « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes », me semble être au cœur de ce qui se joue là, ou, au contraire, s’évince. On doit réfléchir à ce qui va maintenir – ou ce qui permettra de retrouver – la qualité de ce qui faisait « la vie bonne » avant les hospitalisations, qui ont parfois éloigné le patient de la dimension sensorielle.

Cette recherche demandait de vrais échanges avec les professionnels. Les médecins responsables d’unité de soins palliatifs, présents au comité de pilotage de l’étude, ont facilité l’entrée dans ce type de service. J’en ai profité pour en visiter d’autres. Là, une autre tonalité a pu se faire entendre : quand les choses sont tellement encadrées, que le principe de précaution prend tant de place, la visée de la vie bonne se trouve évincée au nom des règles diététiques et du bon fonctionnement du service. Même si l’on prône le placement du patient au centre et si les chartes éthiques le proclament.

L’I. M. : Existe-t-il une maltraitance alimentaire à l’hôpital ?

C. L.-S. : Le terme est galvaudé. Je dirais plutôt que c’est l’inattention à ces questions, le fait de les considérer comme très périphériques au soin qui peuvent conduire certains professionnels ou certaines habitudes et pratiques à ne pas être bons pour le patient.

L’I. M. : La notion de plaisir est-elle légitime, voire exigible, dans la relation de soins Le plaisir n’est pas la lutte contre la douleur…

C. L.-S. : Justement, avec cette approche, l’un est directement corrélé à l’autre. Dans un souci de faire retrouver des plaisirs sensoriels, de nombreux médecins prescrivent des antidouleurs, puissants mais adaptés. De sorte que manger, boire, sentir à nouveau, supporter d’être massé, tout soit possible. Avec la notion de faire plaisir, on est dans une nouvelle configuration du soin. Tous les patients ne s’autorisent pas à demander ce qui leur ferait plaisir, tant l’intériorisation de normes médicales est forte. Pour ceux qui le demandent, n’oublions pas qu’on est dans la dernière période de la vie. Je pense particulièrement aux Ehpad : est-ce que la santé signifie la rupture avec la totalité de ses goûts et de ses préférences Voilà la question qu’il faut se poser.

L’I. M. : Cela peut conduire à transgresser les règlements…

C. L.-S. : C’est presque toujours le fait d’une équipe. Il ne s’agit pas de passage à l’acte individuel. La décision de « faire autrement » est collective, la responsabilité, partagée. Tous les exemples indiquent un fonctionnement contournant les contraintes hospitalières, où le plaisir de boire et de manger est partagé entre l’équipe, les familles et les patients. Cette gourmandise partagée est une forme d’alliance pour porter ensemble non seulement la responsabilité, mais la nécessité de dépasser l’étroitesse des règlements. Et aussi, l’intensité de l’activité. La clé, c’est le partage des tâches : quand cette activité est prise en charge par la totalité de l’équipe, médecin compris, que sont valorisées les nourritures apportées du domicile, et que familles et amis du résident ou du patient sont invités, non seulement à faire manger, mais à manger avec lui, nous ne sommes plus devant une charge de travail, mais devant une activité humaine tout à fait essentielle, au fonctionnement simple, parce qu’elle renvoie à la vie ordinaire. Dès lors, le fonctionnement est beaucoup plus fluide, moins pesant. D’ailleurs, ce sens donné au travail engendre un turn-over très faible.

L’I. M. : L’institution a-t-elle une posture normative ?

C. L.-S. : Bien sûr ! Ce qui m’intéressait dans le fait de rendre publics les résultats de cette étude, c’est de sortir de la clandestinité les pratiques innovantes qui replacent l’éthique institutionnelle au cœur d’une pensée citoyenne. L’institution hospitalière ou médico-sociale a été créée pour ceux qui, à l’origine, se retrouvaient sans solidarité familiale ni amicale. Elle apportait donc toutes les réponses : essentiellement le soin curatif, le couvert et le toit ; mais l’attention n’était absolument pas portée sur la personne singulière.

L’I. M. : Quid de l’alcool ?

C. L.-S. : L’alcool était auparavant présent dans tous les pots et pauses des professionnels(3), mais interdit aux patients. Paradoxalement, ça peut être aujourd’hui l’inverse : l’alcool n’est plus autorisé sur les lieux de travail, mais, notamment par le biais des soins palliatifs, on le permet aux patients, évidemment très modérément. Il s’agit de très petites quantités, même si, parce que les gens sont très fatigués, on peut servir le vin jusqu’au col du verre, afin d’économiser le mouvement pour le porter à la bouche.

L’I. M. : La qualité de la nourriture en institution progresse-t-elle ou régresse-t-elle ?

C. L.-S. : L’alimentation en institution engendre un fort taux de dénutrition avérée. On confie à des prestataires extérieurs le « soin » de préparer la nourriture. Même si les produits sont équilibrés, cela a tendance à niveler les goûts, à évacuer les préférences des patients, et les préférences régionales. On peut citer l’exemple des civets, en Corse, avec des sauces noires accompagnées de pommes de terre, très appréciés des résidents en maisons de retraite. Elles disparaissent au profit de verrines multicolores, ce qui fait dire à certaines personnes âgées qu’on « marche cul par-dessus tête » puisque, maintenant, « on a le dessert en entrée » ! Le dogme diététique, corrélé à la préparation externalisée des repas, abrase les différences et les cultures culinaires locales, prônant le retrait des pommes de terre, alors que, dans de nombreuses régions, les soignants me disent : « Il faut admettre que les gens ont toujours mangé des pommes de terre et qu’ils y sont profondément attachés. » Quand on maintient une cuisine sur place, lorsque l’équipe peut ajuster le repas au désir du patient, ou si la famille apporte des plats, on conserve le sens important donné à la nourriture. On peut penser que le choix d’externaliser est économique. Pourtant, l’exemple de l’Ehpad la Châtellenie de Néré, en Charente-Maritime, prouve le contraire : 2 000 euros d’économies par mois depuis que la cuisine est confiée à un professionnel sur place. Il y aurait une étude financière à mener, et nous allons y travailler avec Laurence Hartmann(4).

L’I. M. : Quelle est la position des pouvoirs publics face à ces questions ?

C. L.-S. : Ils ne se penchent pas suffisamment sur ces interrogations. Il faudrait les replacer au cœur de la citoyenneté et donc, de la dimension politique du vivre ensemble, de la qualité de vie jusqu’à la fin, sans se voir infliger des formes de violence évitable alors que la maladie grave, la dépendance ou la mort qui approche sont elles-mêmes des épreuves. La question est : que voulons-nous Que sommes-nous prêts à valoriser comme expériences, comme qualité d’accompagnement et, aussi, d’engagement citoyen auprès de ceux qui sont dans la dernière partie de leur vie ?

1- L’étude, menée dans 12 régions françaises, a donné lieu à un colloque interdisciplinaire, « Fins de vie. Plaisirs des vins et des nourritures », qui s’est tenu le 7 décembre dernier à Beaune.

2- Philosophe français (1913-2005).

3- Voir l’article d’Anne Vega « Pauses et pots à l'hôpital, une nécessité vitale », dans Consommations et Sociétés, 2, 2001.

4- Économiste, maître de conférences en économie de la santé au Centre national des arts et métiers de Paris.

CATHERINE LEGRAND-SÉBILLE

SOCIO-ANTHROPOLOGUE

→ Obtient son doctorat d’ethnologie et d’anthropologie sociale à l’EHESS en 1999.

→ Maître de conférences en « Santé, société, humanisme » à la faculté de médecine de Lille en 2000.

→ Responsable des sciences humaines et sociales pour les 9 Ifsi du Grand Lille en 2013.

→ Intervient comme formatrice auprès d’équipes hospitalières.

→ Membre du Conseil national d’éthique du funéraire, du Conseil scientifique de l’Observatoire éthique et soins hospitaliers de l’AP-HP et du Comité de rédaction de la revue Éthique & Santé.

Aller plus loin

→ Les résultats de l’étude seront publiés prochainement dans la revue Médecine palliative.

→ Le documentaire « Fins de vie. Plaisir des vins et des nourritures », tournéà l’occasion de cette étude, devrait être diffusé à la télévision.

Il donne la parole aux acteurs du soin, aux familles et aux patients-résidents.

→ Groupe de réflexion « Questionner autrement le soin », présidé par Dominique Davous : questionnerautrementlesoin@gmail.com. Adresse : 126, rue Nationale, 75013 Paris.

→ Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur, Seuil, 1990.

→ Carpe Diem, centre de res­sources Alzheimer, au Québec : www.alzheimercarpediem.com