La scène, saine thérapie - L'Infirmière Magazine n° 340 du 01/03/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 340 du 01/03/2014

 

THÉÂTRE-FORUM

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

AURÉLIE VION  

La formule est de plus en plus appréciée des soignants. Ludique et interactif, le théâtre-forum permet de débloquer la parole sur des sujets difficiles tels que la bientraitance ou la sédation pratiquée en soins palliatifs. En quoi monter sur scène et « jouer la comédie » est-il si bénéfique ?

Un médecin qui entre dans une chambre sans prendre la peine de frapper. Puis s’adresse à l’infirmière sans même dire un mot à la patiente. La tante de ladite patiente débarque : plutôt exubérante, elle se plaint de la difficulté de choisir les pompes funèbres, sans se soucier le moins du monde de la présence de sa nièce… Nouvellement arrivée dans le service, une infirmière angoisse à l’idée de réaliser sa première sédation. Et la collègue à qui elle se confie la laisse en plan avec ses interrogations… Autant de situations qui pourraient « coller » à la réalité de n’importe quel service de soins palliatifs. Pourtant, c’est à du théâtre que l’on assiste en ce mardi après-midi de janvier au sein du service de soins palliatifs du centre hospitalier de Troyes. Dans une salle de formation reconfigurée (les volets sont tirés, les lumières éteintes, seuls deux projecteurs éclairent la scène, la représentation est ponctuée d’intermèdes musicaux…), cinq comédiens de la compagnie Solentiname se produisent dans le cadre d’une intervention de théâtre-forum. En une vingtaine de minutes, quatre saynètes sont jouées devant une quinzaine de membres du personnel présents ce jour-là.

À peine les lumières sont-elles rallumées que l’assistance réagit : « J’ai ressenti énormément d’émotions » ; « C’était très violent »… Pour canaliser ces réactions et animer les échanges, l’une des comédiennes joue le rôle de « joker ». « L’idée, maintenant, c’est d’échanger, de débriefer tranquillement entre nous et de voir comment on peut changer les choses. Les comédiens vont rejouer exactement les mêmes saynètes, et vous pouvez intervenir dès que vous n’êtes pas d’accord avec ce qui se passe sur scène », explique Isabelle Gordien-Aichhorn, comédienne au sein de la compagnie. Les infirmières et les aides-soignantes qui composent majoritairement le public acceptent volontiers de venir sur scène pour se mettre dans la peau des personnages et changer le cours des événements, comme elles l’auraient fait en situation professionnelle. En face, les comédiens improvisent et les poussent dans leurs retranchements. Les professionnelles du soin jouent la comédie très sérieusement. « Quand je suis allée sur scène, j’étais vraiment dedans, je faisais complètement abstraction de la salle », confirme, à l’issue de la représentation, Laurence Fouré, une infirmière convaincue des bénéfices procurés par le théâtre-forum dans l’analyse de ses pratiques.

À Troyes, ces interventions s’inscrivent dans un projet global d’introduction des arts vivants en soins palliatifs né avec la création du service, en 2010. Les comédiens et les musiciens de la compagnie Solentiname viennent chaque vendredi auprès des patients et des équipes. Ils ont aussi assuré des formations sur la voix et le langage corporel et créé deux spectacles : l’un sur la sédation en fin de vie ; l’autre sur la relation soignants/soignés. Ils les jouent en moyenne deux fois par an. Cette régularité n’est pas une obligation en matière de théâtre-forum. Les pièces peuvent être jouées de manière plus ponctuelle, le temps d’une formation ou d’un colloque.

Situations concrètes

Parmi les thématiques abordées, la bientraitance arrive en tête, mais il n’ y a pas de limites ni de domaine réservé. « C’est un concept qui s’adapte très bien au public de soignants et à ses problématiques. Cela marche bien, parce que nous nous appuyons sur des situations concrètes. Il y a de l’interaction humaine et beaucoup de questions éthiques qui entraînent forcément des débats », estime Bernard Grosjean. Sa compagnie Entrées de jeu a travaillé, notamment, sur l’annonce du diagnostic de cancer, la prise en charge de la douleur chez l’enfant, les erreurs médicales, les relations entre chirurgiens et infirmières de bloc opératoire, les risques psycho-sociaux à l’hôpital…

Quelle que soit la thématique, pour que la formule fonctionne, il faut que les comédiens comprennent les problématiques rencontrées par les professionnels auprès de qui ils vont intervenir, qu’ils se documentent aussi. « Pour créer un spectacle, je vais d’abord interviewer les gens, le plus souvent en individuel, pour qu’ils m’expliquent quels sont leurs problèmes et me décrivent les situations de terrain. J’essaie de rencontrer des professionnels différents, personnel soignant, administratif, agents d’entretien. Et je traduis ces échanges en saynètes », explique Fabienne Brugel, de la compagnie Naje. En venant sur place, les comédiens peuvent mieux s’imprégner de l’atmosphère, des postures et du vocabulaire employés, pour être au plus près de la réalité et ne pas « taper » à côté. « Au départ, c’est vrai que je me demandais ce que ça allait donner. Comment des non-soignants pouvaient jouer des soignants ? Seraient-ils crédibles ? J’ai été réellement ­surprise. Ils ont vraiment su comprendre notre univers, décrypter nos émotions et tout ce à quoi nous sommes couramment confrontés », reconnaît Marie-Hélène Idoux-Stépien, cadre au sein du service de soins ­palliatifs du centre hospitalier de Troyes.

Être dans le vrai pour être crédible, tout en apportant une certaine distance par l’exagération ou l’humour, sans jamais, pour autant, tomber dans la caricature : tel est le subtil équilibre que doivent trouver les compagnies pour délivrer des prestations de théâtre-forum de qualité, qui provoquent l’adhésion et la participation du public. « Je pense que l’on doit être suffisamment en prise avec le réel pour susciter des émotions, et suffisamment théâtralisé pour mettre de la distance, surtout dans un service comme les soins palliatifs, où l’on touche à des émotions très fortes », analyse Isabelle Gordien-Aichhorn. « Nous essayons d’être le plus proches possible du réel, mais en le transformant, parce que nous sommes dans du théâtre. Nous voulons avant tout être irréprochables vis-à-vis des professionnels auprès desquels nous intervenons. Ne pas être juste serait, pour nous, une faute professionnelle », considère pour sa part Bernard Grosjean, qui se rappelle la première réaction d’un homme lors d’une représentation : « Il estimait que nous avions beaucoup trop exagéré par rapport à la réalité. Une aide-soignante a aussitôt pris la parole pour dire qu’au contraire, les situations qu’elle vivait dans son service était encore pires. Elle lui a rétorqué : “Si vous ne me croyez pas, venez avec moi !” C’était un échange vraiment intéressant. »

Prise de recul

Mixer les publics constitue l’un des intérêts de la démarche. En témoigne Anne-Laure Le Roux, chargée de formation pour la ville d’Angers, qui a fait appel à la compagnie Naje dans le cadre d’une formation sur la bientraitance dispensée auprès de l’ensemble des professionnels du pôle gérontologique du centre communal d’action sociale. « Nous avons voulu associer différents métiers et différents niveaux hiérarchiques, des professionnels exerçant aussi bien en Ehpad qu’à domicile, pour que tout le monde entende la même chose. Les personnes qui ont assisté à la première représentation, en décembre, ont plébiscité le théâtre-forum. Toutes ont noté la prise de recul que cela leur a apportée. Les nombreuses saynètes ont permis à certains de mieux comprendre les contraintes des uns et des autres, et d’expliquer certaines postures ou comportements. » Même constat exprimé par Marie-Pascale Bourdon, cadre de santé au centre hospitalier de Dunkerque, qui accueille chaque année la compagnie Entrées de jeu pour jouer sur le thème de la bientraitance : « La vingtaine de saynètes concernent aussi bien les soignants, les médecins que les techniciens ou les personnels d’accueil. Il y a même la cadre qui passe son temps le nez dans son planning ! Tout le monde y passe ! Mais c’est tellement bien joué, sur un ton légèrement exagéré, que la salle entière s’esclaffe. »

Le rire, et même, parfois, la colère ou les larmes : le théâtre-forum fait bien souvent naître des émotions fortes dans le public. Il semble agir comme un miroir grossissant que l’on tendrait aux spectateurs en formulant des interrogations telles que : « Voyez la manière dont vous vous comportez au travail ! ; Est-ce normal d’agir ainsi ? ; Que peut-on faire pour trouver des postures plus appropriées ? ». « Durant ces interventions, nos difficultés prennent corps devant nous. À partir du moment où nous les voyons, il est plus facile de les contourner, et cela fait moins peur », considère Michèle Drieux, médecin exerçant au service des soins palliatifs du centre hospitalier de Troyes, à l’initiative du dispositif « Arts vivants en soins palliatifs ».

Des solutions collectives

Par son côté interactif et participatif, le concept permet aussi de renforcer la cohésion d’équipe : la réflexion engagée est collective et des solutions sont testées. C’est d’autant plus vrai que l’intervention s’effectue auprès de professionnels qui ont l’habitude de travailler ensemble. « L’expression est souvent bâillonnée. Il y a là un effet de libération de la parole, avec une reconnaissance “officielle” de leurs problèmes puisque cela se passe sous les yeux de leur hiérarchie, souligne Bernard Grosjean. C’est différent lorsque nous intervenons hors institution, lors d’un congrès, par exemple. Le théâtre-forum agit alors comme un accélérateur de réflexion. » Les conférenciers peuvent s’appuyer sur les scènes pour ancrer leurs propos sur des situations précises.

Pour la septième journée dédiée à la qualité et aux droits du patient organisée fin novembre dernier, l’AP-HP a fait appel à la compagnie Entrées de jeu. Quatre saynètes ont été spécialement écrites pour évoquer les erreurs médicales. « Ce n’était pas à proprement parler du théâtre-forum classique. Le public n’était pas invité à monter sur scène à l’issue du spectacle. Cela aurait demandé trop de temps dans le cadre du colloque, précise Anne-Claude Le Voyer, directrice du département droit des patients et associations à l’AP-HP, en ajoutant que « chaque saynète a permis d’introduire une thématique. » Elle dit avoir reçu des retours très positifs quant à l’intervention des comédiens, et apprécié l’articulation entre les saynètes et les prises de parole : « Des représentants des usagers qui inter­venaient sur la nécessité d’informer ces derniers d’une erreur médicale ont pu aborder les dysfonctionnements en s’appuyant sur la scène qui venait d’être jouée. Je pense que cela a facilité les échanges. »

Libérateur de paroles, accélérateur de réflexion… Le théâtre-forum procure bon nombre de bénéfices sur le moment même. Mais toute cette énergie positive perdure-t-elle ? « Nous avons bien conscience que ce n’est qu’un spectacle. Ce n’est pas cela qui va permettre d’embaucher davantage de personnel, reconnaît volontiers Fabienne Brugel. Mais l’on essaie toujours de poser la question de la structure à travers nos interventions. Que la problématique abordée touche aussi la direction, le management… Cela ne supprimera pas le conflit, mais aura au moins l’avantage de poser la question à tout le monde. » Être conscient des difficultés et tenter de trouver des solutions ensemble contribue aussi à se réinterroger sur ses pratiques.

« Cela fait forcément évoluer nos pratiques, constate Marie-Hélène Idoux-Stépien. Nous vivons une expérience enrichissante, apprenons à travailler autrement et à mettre du sens dans ce que nous faisons pour mieux prendre soin de l’autre. Nous ne sommes jamais dans la routine. » C’est peut-être encore plus vrai en soins palliatifs, un service pas tout à fait comme les autres. « La fin de vie est une période où les gens n’ont plus rien à cacher. C’est parfois hyper poignant, souligne Laurence Fouré, infirmière au CH de Troyes. Si l’on ne se remet pas en question, si l’on ne revient pas sur telle ou telle situation qui nous a touchés, je pense que l’on va droit dans le mur. Le travail mené avec les comédiens me permet de tenir. » Le théâtre-forum comme outil de prévention du burn-out des soignants ? Si une étude venait à confirmer cette hypothèse, il ne serait pas étonnant que la formule, aujourd’hui limitée faute de financement, se propage rapidement.

Interventions et dialogues

L’inventeur du théâtre-forum est le metteur en scène brésilien Augusto Boal (1931-2009). Dans les années 1960 et 1970, il développe un théâtre populaire et contestataire où le personnage devient un « spect-acteur ». Son « théâtre de l’opprimé » lui vaut d’être arrêté et torturé par la dictature militaire. Il est contraint à l’exil, notamment vers la France, où il poursuit son travail. Le théâtre-forum, appelé aussi théâtre participatif ou débat théâtral, est pratiqué aujourd’hui auprès de professionnels ou de citoyens autour de thématiques diverses (jeunes et addictions ; monde de l’entreprise ; milieu scolaire ; agriculteurs…).

Le principe : une courte pièce, écrite à partir de la thématique donnée, est jouée une première fois. Elle est jouée une seconde fois, exactement de la même manière, mais le public peut interrompre à tout moment le cours de la représentation. Il peut réagir sur ce qu’il a vu, monter sur scène pour prendre la place d’un personnage et proposer sa solution aux comédiens, qui improviseront face à lui. Il pourra expérimenter sa manière de faire et échanger avec ses confrères dans la salle. Pour que le dialogue soit facilité, un « joker » assure le rôle de meneur de jeu : c’est lui qui distribue la parole aux uns et aux autres pour favoriser l’expression et l’écoute des différents points de vue.

QUELLES COMPAGNIES ?

Solentiname intervient depuis 2010 au sein du service de soins palliatifs du CH de Troyes dans le cadre du dispositif « Arts vivants en soins palliatifs ». Elle a créé deux spectacles, l’un sur les relations soignants/soignés et l’autre sur la sédation en fin de vie.

www.solentiname.fr

Entrées de jeu, basée à Paris, est dirigée par Bernard Grosjean(2), ancien assistant de l’inventeur du théâtre-forum, Augusto Boal. La compagnie intervient très souvent auprès de personnel soignant pour aborder la bientraitance, le maintien à domicile des personnes âgées, l’aide aux aidants, le traitement de la douleur de l’enfant à l’hôpital…

www.entreesdejeu.net

Naje (Nous n’abandonnerons jamais l’espoir), basée en Ile-de-France, a joué pour des hôpitaux et des Ehpad, notamment sur les thématiques de la bientraitance et de la souffrance au travail.

www.compagnie-naje.fr

2- Bernard Grosjean a publié Du théâtre interactif pour (dé) jouer le réel, chez Lansman, en mars 2013.

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