Psy addict ! - L'Infirmière Magazine n° 337 du 15/01/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 337 du 15/01/2014

 

SUR LE TERRAIN

RENCONTRE AVEC

LAËTITIA DI STEFANO  

Homme d’expériences, Jean-François Hauteville a connu l’avènement des CMP et exercé en tant que cadre. Auteur d’un blog sur les addictions, il donne son analyse des traitements de la dépendance et de la mission soignante dans ce contexte.

La psychiatrie, pour Jean-François Hauteville, c’est une histoire de famille. « Mes parents étaient cadres infirmiers en psychiatrie. J’ai baigné là-dedans depuis tout petit. À la maison, ils échangeaient sur leur pratique. Moi, gamin, j’écoutais. Plus tard, ça a été une évidence. » Aujourd’hui, infirmier addictologue au sein de l’Équipe de liaison et de soins en addictologie (Elsa) du Vinatier à Bron (Lyon), il est aussi l’auteur du blog « Addict »(1). « Les pathologies autour de l’addiction, que ce soit l’alcool, les drogues ou le jeu, sont méconnues, mais l’actualité sur ces sujets est riche, et j’avais envie de participer aux débats. D’en susciter aussi », explique-t-il. Pilule antigueule de bois, Livre noir du cannabis, dépendance aux benzo-diazépines… Les billets du net de Jean-François génèrent des commentaires souvent passionnés de médecins ou d’anciens patients. « Alcool et cannabis sont les sujets qui font le plus réagir », remarque l’infirmier.

Nombreux préjugés

Ce blog, c’est aussi son quotidien, ses patients. Pourtant, au départ, l’addictologie n’était pas une évidence. « Je suis arrivé à l’unité d’addictologie du CH Le Vinatier sans y connaître grand-chose, indique Jean-François. Il a fallu que je me forme. Ou me déforme, en réalité. On a beaucoup de préjugés sur le suivi et la compréhension des addictions. Au début, c’est violent. Les caricatures s’envolent, on découvre l’esclavage de la dépendance. L’impossibilité de venir en entretien sans avoir consommé. » Ces patients, l’infirmier les avait côtoyés dans ces postes précédents, mais « je n’étais pas satisfait de l’attitude adoptée envers eux : dans les années 1970 et 1980, c’était, en général, le rejet. Par ignorance », témoigne Jean-François. Il s’interroge sur le métier, sur les patients, sur son rôle. Au sortir de l’Ifsi, il passe deux ans en psychiatrie classique, « pour apprendre », puis il intègre le centre médico-psychologique (CMP), le premier d’Ardèche, à Privas. « C’était une nouvelle structure, plus proche des patients. Il y avait tout à inventer, notamment le rôle de l’infirmier, à travailler avec les cadres. J’ai développé mon autonomie, loin de la lourdeur de l’institution. Nous avions des responsabilités plus importantes. J’étais référent pour 30 à 50 patients. L’avènement des CMP a été un grand changement pour le secteur, c’était la première fois qu’on sortait des psychotiques de l’hôpital… Et nous allions chez eux, c’était important qu’ils nous laissent entrer dans leur intimité. »

Mais, dès que « ça ronronne », Jean-François recherche la nouveauté. Il étudie. Et se tourne vers la fonction de cadre. « Je constatais les dysfonctionnements du système à mon niveau, et pensais pouvoir faire bouger les choses », précise-t-il. Diplômé, il obtient un poste à Lyon. Mais, au bout de dix ans, il constate un décalage entre sa représentation du métier et son évolution : « C’est un boulot très administratif, le contact avec les patients me manquait. J’avais perdu ma fonction première, le soin ». Il quitte donc l’encadrement et exerce comme infirmier en hôpital de jour, puis saisit l’opportunité d’une création de poste en addictologie. « Je me suis retrouvé comme à mes débuts : tout était à inventer ». Pourtant, ses pairs tentent de l’en dissuader : « Ça ne marche pas, les addicts rechutent toujours. » Mais il fonce, et observe, après quelques années : « J’ai vu des toxicomanes s’en sortir ! Les problématiques de dépendance peuvent se résoudre, tandis qu’une psychose ne guérit pas, c’est à vie. »

Le service est une équipe de liaison des hôpitaux psychiatriques, CMP, services d’urgences et hôpitaux de jour de la région, qui envoient les patients. Sevrés ou pas. « La médecin du service m’a vite jeté dans le bain. J’ai appris le cœur du métier sur le terrain, puis j’ai repris des études, pour lever le nez du guidon », se souvient-il.

Passionné de savoir, Jean-François se retrouve sur les bancs de la faculté pour deux DU, en alcoologie et addictologie. De retour dans le service, il échange beaucoup avec le médecin et le psychiatre sur leur quotidien. « Il faut s’interroger et ne pas avoir trop de préjugés pour faire ce métier, précise-t-il. La fonction d’infirmier ici n’est pas aussi cadrée qu’en psychiatrie. Le médecin et moi avons un regard commun, qui conserve les spécificités de chacun. Pour ma part, je suis au plus près du patient, sur le quotidien : comment gérer les envies. Mes missions sont le soin, la liaison avec les acteurs médico-sociaux, la sensibilisation. »

Ambivalence et culpabilité

Au contact des patients, alcooliques pour la majorité, mais aussi dépendants au cannabis ou aux benzodiazépines, il affine sa compréhension de ces pathologies. « Certains ne veulent pas arrêter, ils sont juste fatigués par la dépendance. Ils voient leur vie à travers le prisme du produit, c’est très anxiogène, décrit-il. Je les aide à réfléchir, à comprendre où ils en sont. Il y a souvent une ambivalence, ils veulent arrêter, mais le produit leur est aussi indispensable que manger, respirer, et c’est un plaisir. Or, l’entourage, la société sont culpabilisants. L’alcool a mauvaise presse, c’est une pathologie qu’on ingère. Ici, ils sont autorisés à parler, il n’y a pas de jugement moral. » Quand il sort du service, le soignant investit le net, pour réagir à l’actualité autour des addictions. « J’ai fait récemment quelques billets pour le Plus du Nouvel Obs, sur la question de la légalisation du cannabis, entre autres, relate-t-il. Il y a eu de vives réactions, quand j’ai dit que l’interdit ne fonctionne pas. Le cannabis est accessible, de toute façon. » Il se fonde sur sa connaissance des patients pour proposer une réflexion : « C’est un fait, l’interdit stigmatise les gens, ça les paralyse pour venir aux soins. Cela dit, il semble normal que l’utilisation récréative du cannabis fasse débat. En revanche, on est en retard par rapport aux autres pays d’Europe concernant son utilisation médicale. Pourquoi ne pas le faire entrer dans la panoplie des traitements contre la douleur, comme cela a été le cas pour les opiacées ? On n’a pas légalisé l’héroïne pour autant ! »

Jean-François ne s’arrête pas à son activité de bloggueur. Il se forme actuellement à l’éducation thérapeutique. « Il faut apprendre au plus grand nombre, pour que les gens ne tombent pas dans l’addiction, quelle qu’elle soit. Nous sommes dans une société du “savoir-boire”, il y a comme une norme sociale pour l’alcool, mais où est la limite ? Quand on ne maîtrise plus, le produit décide pour nous, c’est insidieux », déplore l’infirmier. Constatant l’augmentation des polydépendances et la modification du rapport à l’alcool chez les femmes, il affiche son inquiétude : « De nos jours, les jeunes boivent pour le shoot, les filles aussi, on les retrouve dans les services d’urgence. Ce sera une vraie problématique pour les générations à venir. Quand je suis arrivé, le ratio de patients alcooliques était d’environ un tiers de femmes pour deux tiers d’hommes ; aujourd’hui, ça s’équilibre. » Mais il refuse qu’on le qualifie de donneur de leçons : « Je ne suis pas antidrogues. Les drogues ont toujours existé ; en Amérique du Sud, c’est la coca, en Asie, l’opium ; et les toxiques ont une fonction de soupape de sécurité dans nos sociétés en crise. Pour supporter les difficultés du quotidien, les gens ont besoin de s’échapper. Certains pratiquent des sports extrêmes ou de l’exercice à hautes doses (6 à 10 heures de footing par semaine), d’autres ont des conduites à risques. » Quant à la casquette addictologie, Jean-François y tient, mais n’exclut pas de changer de service. « J’aimerais apporter ma spécificité à une structure extérieure type CMP, suivre des psychotiques, les accompagner pendant toute leur vie, conclut-il. La relation, les entretiens sont des soins techniques. Je resterai en psychiatrie, parce que la parole y est le seul outil de soin de l’infirmier. Ni injections, ni pansements… Cela a une certaine noblesse. On perd cette dimension dans une société où tout va trop vite. Ici, on a besoin de temps. La prise en charge des patients connaît une autre temporalité que celle de la société. »

1– Blog : http://blog.francetvinfo.fr/addict

MOMENTS CLÉS

4 mars 1964 Naissance à Aubenas (Ardèche).

1986 Diplôme d’infirmier du secteur psychiatrique au CH Sainte-Marie (Privas).

1993 Diplôme de l’école des cadres infirmiers.

2002 Démissionne de la fonction d’encadrement.

Depuis 2005 Infirmier addictologue à l’Elsa du Vinatier (Bron, près de Lyon).

2008 DU alcoologie.

Depuis 2008 Formateur à l’Ifsi de Lyon (module addictologie).

2009 DU études des toxicomanies.

2011 Formation sur les jeux pathologiques (centre Marmottan).

Décembre 2012 Crée le blog « Addict ».