Bien s’armer face à la violence - L'Infirmière Magazine n° 334 du 01/12/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 334 du 01/12/2013

 

AGRESSIONS

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Faute de pouvoir empêcher toute violence, il reste possible d’en limiter les effets en s’y préparant au mieux. Cette démarche passe, notamment, par la formation, un outil imparfait mais efficace.

Salvador(1) n’en a pas dormi de la nuit. Ce jour-là, cet infirmier d’accueil et d’orientation est pris à partie, devant toute la salle d’attente, par un usager jugeant trop lente la prise en charge de sa femme aux urgences. « Ils sont encore au café », lance ce visiteur en ciblant les professionnels de santé, avant de proférer des insultes. « Il était sur le mode “chercher la merde” », se souvient sans ambages Salvador, alors paralysé par la nervosité. J’ai bafouillé et, pendant une demi-heure, je ne pouvais plus piquer. Je tremblais, je tachycardais. » L’IDE se sent frustré, contraint à la retenue que lui impose son statut de soignant. « ?Salvador avait les boules, mais aussi sa blouse », résume Nicolas de La Baume, formateur et comédien, devant la quinzaine de participants – dont quatre IDE – à ce stage sur la gestion des agressions et des incivilités.

L’objectif de cette session d’une journée, dispensée en septembre au Centre hospitalier (CH) de Chauny, dans l’Aisne(2) ? Que les incivilités (majoritairement verbales) ne parviennent pas à un degré physique. Ici, pas de solution miracle, mais des méthodes pratiques. La première tâche vise à écouter « l’agresseur », à cerner son besoin. Car, justifie Nicolas de La Baume, une agressivité traduit souvent « un mal-être ». « Sauf cas pathologique extrême, la colère, l’agressivité et éventuellement la violence (définie par l’existence d’une victime et d’une intention de nuire) naît d’une frustration », confirme Michel Michel, maître de conférences en sociologie(3). Deuxième étape : reformuler les attentes du « perturbateur? », pourquoi pas à l’aide de la phrase « si je comprends bien, votre problème, c’est… ». Et, enfin, lui apporter une réponse ou un soutien. Lui expliquer ce qui est possible ou non, présenter le fonctionnement du service, éviter le jargon… Bref, mieux communiquer.

« L’arme, c’est la clinique »

Dans la lutte contre la violence, la formation constitue un levier central. Elle permet de distinguer la violence attachée à une maladie de celle liée à l’expression d’une légitime colère, ou encore d’une autre imputable à un motif considéré comme intolérable et commise en toute conscience. De différencier les violences « importées » des « endogènes » – les premières sont commises par des accompagnants de malades ou des visiteurs, les secondes par des patients, indique Thierry Gaussen, responsable de la sécurité au CHU de Nîmes. Cette connaissance affinée conduit à adopter le comportement le plus approprié – parmi sept options, selon les formateurs de Chauny. Si la violence découle d’une anxiété, il faut rassurer ; d’une addiction, canaliser ; d’une tendance à la manipulation, recadrer ; d’une « malveillance », faire intervenir d’autres professionnels… Le savoir, donc, voilà la clé. « Quand on connaît la pathologie du patient, on a des repères », explicite Chantal Bauchetet, qui, agressée par un patient en médecine générale, en a été quitte pour « quelques ecchymoses et une belle peur ». « Cadre de nuit sur plusieurs services que je connaissais mal, j’ai appris par la suite que ce patient souffrait de maladie psychiatrique. Il était en médecine générale pour un problème hépatique. » Des sessions de formation sur des pathologies psychiatriques et les risques de décompensation seront organisées après cet incident. « L’arme de prévention contre la violence en psychiatrie, c’est la clinique, pour détecter ce qui peut déclencher quelque chose chez une personne, comprendre ce qui se passe », corrobore Olivier Mans, cadre supérieur de santé en établissement public de santé mentale(4). La clinique repose sur l’étude collégiale des dossiers, la communication entre professionnels… et, donc, sur la formation. Olivier Mans déplore ainsi l’enseignement restreint de la clinique en psychiatrie.

« La sueur épargne le sang »

Toutefois, aussi réalistes soient-elles, les mises en situation proposées dans certaines formations s’avèrent trop brèves. Par ailleurs, leur aspect ludique les rend certes agréables, mais limitées. Ainsi, des stagiaires chaunois s’interrogent : si le même cas se présente dans la réalité, trouveront-ils aussi facilement la solution que face au comédien ? « Malgré tout ce que l’on a vu aujourd’hui en formation, on peut tomber sur un abruti », conclut une stagiaire, qui n’utilise pas la langue de bois. En fait, la violence constitue un phénomène humain, donc pas forcément prévisible ni scientifiquement décortiquable. Pas de bibliographie, d’ailleurs, dans le stage de Chauny. Et quelques assertions improbables, comme : « Un alcoolique, ça se drive comme un enfant. » Restent donc d’intéressantes phrases clés à apprendre par cœur (tel le fameux canevas « si j’ai bien compris, votre problème, c’est… »), et une remise régulière de l’ouvrage sur le métier. Dit à la manière de François Bert, formateur avec Nicolas de La Baume et ancien de la Légion étrangère, cela donne : « La sueur épargne le sang. » Un autre vocable militaire, le drill, désigne le fait de répéter un acte jusqu’à ce qu’il devienne un réflexe.

Dans l’offre de formations, un écueil consiste à individualiser le problème (comme si le professionnel de santé gérait mal la violence), en négligeant d’éventuels facteurs plus collectifs favorisant l’agressivité. D’aucuns évoquent même des stages servant d’alibi(5) aux directions. Le mot fait tiquer Erik Le Leuxhe, adjoint au directeur du CH de Chauny. « Notre formation contre les incivilités est proposée à la fin d’un processus de presque deux ans de réflexion sur les risques psycho-sociaux. Elle correspond à un besoin. » La CFDT ne le contredirait sans doute pas, elle qui se méfie des formations de gestion du stress, mais juge « intéressantes » celles en gestion des conflits(6).

La meilleure des formations n’empêchera pas la violence. Mais elle en limite les effets, la désamorce, réduit les incertitudes et, surtout, permet de s’y préparer en connaissant mieux ses différentes formes et causes, et en se connaissant mieux soi-même. Pour éviter de contribuer à l’agressivité, le CH de Chauny a fait appel à la société Scutum Security First, dont la plupart des employés sont d’anciens militaires, formés à la retenue. Sans pour autant aller, comme dans d’autres stages, jusqu’à l’enseignement de techniques de protection physique…

La formation s’intègre, selon Bernard E. Gbézo(7), dans la prévention primaire de la violence, dont le but est l’anticipation. L’une des voies est d’améliorer l’accueil du public, en repensant par exemple l’aménagement architectural : aux urgences, l’un des lieux les plus impactés par la violence avec la psychiatrie et la gériatrie, la salle de repos du personnel doit être abritée du regard du public. On peut aussi agir sur la composition du personnel. « Pour faire face au plus grand nombre de situations possible, le cadre équilibre les compétences d’une équipe, en termes de maturité et de jeunesse, sur le plan de la parité hommes-femmes, des caractères… », avance Laurence-Béatrice Cluzel, cadre supérieure de santé(8). Doit-on, dans cette prévention primaire, inclure le renforcement de l’effectif infirmier ? Il y a débat. Au CH de Chauny, « le manque de moyens n’est pas avéré par rapport au nombre d’actes », rétorque Erik Le Leuxhe, qui met plutôt en cause le manque d’éducation de patients pensant « avoir tous les droits » et s’impatientant aux urgences(9), et évoque plutôt l’absence en ville de structures comme SOS Médecins. La prévention secondaire de la violence, elle, a la protection pour ambition, avec des protocoles d’intervention en situation de crise, notamment. Tournée vers la correction, la prévention est, enfin, tertiaire dans le cas de la prise en charge des soignants après un traumatisme(10). Tirer les leçons d’un événement, en parler, permet de se protéger s’il vient à se répéter.

Du bon sens

À défaut de pouvoir prévenir toute future violence, la direction doit apporter un soutien concret ou symbolique aux employés. Via le cadre, d’abord, au sein de l’unité. Il participe de la reconnaissance du travail, pour éviter que l’institution n’agresse ses employés, cette violence pouvant se répercuter sur la relation soignant-soigné et s’ajouter à la première violence de l’hôpital, celle de la maladie sur le patient. Le cadre peut rappeler à un patient dont l’agressivité est jugée injustifiable qu’il a des droits, et des devoirs. Il représente la hiérarchie et joue, comme le médecin, un rôle temporisateur. Il est immédiatement prévenu en cas d’incident, pour engager les démarches juridiques, recueillir la parole ou encore certifier à l’agent que ce n’est pas sa personne – mais l’institution – qui a été prise pour cible. La protection des fonctionnaires est une obligation pour la collectivité publique (article 11 de la loi du 13 juillet 1983), et implique un travail effectué avec humilité et en équipe, avec les directions, les services juridiques, les médecins du travail, le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, les syndicats… Sans oublier les éventuels agents de sécurité. « Mieux vaut nous appeler pour rien que ne pas nous appeler, exhorte Éric Mayet, responsable de la médiation-sûreté au CHU de Rouen. Un soignant peut éprouver un fort ressenti après un fait de violence qui ne compte pas sur le plan légal. Ainsi, une menace peut être implicite au travail, mais elle doit être explicite selon le code pénal. » Souvent d’exercice privé, les « vigiles » ne sont des agents hospitaliers que dans quelques hôpitaux, comme aux CHU de Rouen ou de Nîmes – mais même eux font appel à des employés privés.

Des statistiques trompeuses

À l’image du protocole national entre les ministères de la Santé, de l’Intérieur et de la Justice(11), les hôpitaux peuvent localement œuvrer avec les forces de l’ordre. Mais la voie judiciaire se conçoit comme une extrémité : « Il faut privilégier le dialogue », préconise Lydie Froment, directrice-adjointe des ressources humaines du CHU de Besançon. Elle cite le cas de ce patient qui, après avoir empoisonné la vie d’une équipe, a été condamné à une peine de prison. Une peine si sévère que cela a déstabilisé les soignants. Au fond, ceux-ci « veulent que la violence s’arrête, c’est tout ». L’obsession sécuritaire s’avère dangereuse et les statistiques trompeuses. Ainsi, l’Observatoire national des violences en milieu de santé (ONVS) a constaté un doublement, en 2012, des atteintes aux biens et aux personnes, sans doute dû à une participation accrue des établissements(12). De même, 81 % des infirmières se disent préoccupées par la violence au travail, selon une étude de l’ordre national des infirmiers, basée sur la participation de moins de 1 000 professionnelles(13).

Dans la société, ce ne sont pas les violences qui augmentent, mais notre sensibilité à elles, écrit Laurent Mucchielli(14). Ainsi, à propos de la récente et large médiatisation des tensions à Marseille, ce sociologue note que « la mémoire collective a simplement oublié la longue histoire du banditisme marseillais et ses épisodes les plus sanglants ».

Il ne faut pas nier les violences à l’hôpital, majoritairement des atteintes aux personnes (physiques à 47 %, de l’ordre de l’insulte ou de l’injure à 25 %, des menaces à 20 %, avec une arme, exceptionnelles, selon l’ONVS). Ni la souffrance des victimes, dont 10 % sont des patients, 84 % des personnels. Mais le rôle des infirmières est de soigner. Certes, des types spécifiques de violence font sans doute partie des risques du métier. Mais ce n’est pas aux IDE d’assurer la sûreté, de résoudre le mal-être social dans lequel s’enracinent nombre d’agressivités, ou de mettre sur pied un système de prise en charge sanitaire plus fluide. La violence les frappe au premier chef, mais elle n’est pas de leur unique ressort. Comme un révélateur, l’exercice de témoignage demandé aux stagiaires de Chauny sur un événement qui a généré du stress n’a pas porté que sur des faits de violence des patients.

Les professionnels ont également décrit la difficulté d’une aide-soignante à se rendre ponctuellement dans une équipe peu accueillante ; un manque de places de parking ; des problèmes relationnels avec des médecins ; le désarroi d’une jeune infirmière face aux propos suicidaires d’un malade ; le manque ponctuel de disponibilité d’un matériel, ou encore sa moindre solidité « à cause de la politique de diminution des coûts », ce qui inspire à un soignant cette réflexion acide : « Ce jour-là, c’était Bagdad. » Est-il si illogique que cela que l’institution hospitalière commence à faire appel à d’anciens militaires ?

1- Prénom d’emprunt.

2- Des dizaines de professionnels soignants (hors médecins), administratifs ou encore techniques, principalement des urgences et des admissions, sont formés sur ce thème à Chauny.

3- Michel Michel est aussi consultant-formateur à l’Association pour la recherche et l’intervention sociale. À lire, sa réflexion sur la violence : bit.ly/17xOHCu.

4- Olivier Mans est aussi membre du Serpsy (Soin, étude et recherche en psychiatrie). Il a également écrit sur la violence : bit.ly/14TIC02.

5- Le mot « alibi » apparaît dans Conjurer la violence. Travail, violence et santé, Christophe Dejours (dir.), Petite Bibliothèque Payot, 2011, 9,65 €.

6- Guide Agir sur les risques psycho-sociaux, CFDT, 2010, 6 €. (bit.ly/19M23i7).

7- Les soignants face à la violence, Éd. Lamarre, 2005.

8- Laurence-Béatrice Cluzel est aussi représentante du Syndicat des manageurs publics de santé.

9- Au CH de Chauny, le temps de passage aux urgences, de l’entrée à la sortie, soins compris, est de trois heures.

10- À lire, ces fiches sur la conduite à tenir en cas d’incident : bit.ly/GEHMxS.

11- La dernière version date du 20 avril 2011 (bit.ly/19REYY3). Le code pénal lui-même évoque spécifiquement, dans un but protecteur, les professionnels de santé (art. 222-13 et 433-3).

12- Notre article d’actualité sur le sujet : bit.ly/17Fao5R.

13- Notre actualité sur le sujet : bit.ly/1bU5Uvk.

14- Sciences humaines, n° 247, avril 2013.

TÉMOIGNAGE

SOPHIO MORIO ANCIENNE INFIRMIÈRE ET PSYCHOLOGUE CLINICIENNE À L’AP-HP

« Un fait incompréhensible »

« Le fait de violence semble incompréhensible à l’infirmière, puisqu’elle est là pour aider. Au terme d’études compliquées, quand elle arrive dans un service, elle a l’impression d’avoir une certaine maîtrise. Or, en cas de violence, elle ne contrôle pas ce qui se passe. Sa fierté est mise à mal.

À l’AP-HP, avec ma collègue Christine Notides, nous proposons aux soignants des consultations gratuites et anonymes. Nous pouvons même nous déplacer dans les services en cas d’urgence. Les cadres préviennent les infirmières qui vont mal de notre présence et leur donnent notre numéro, ou encore alertent la direction en cas de situation compliquée. Nous sommes sollicitées quelques jours après l’événement en moyenne. Plus on intervient tôt, mieux c’est, pour éviter aux professionnels d’aller beaucoup moins bien.

Or, ceux-ci accumulent beaucoup, sans toujours avoir le réflexe d’aller chercher de l’aide.

Quand un professionnel de santé nous consulte, ce n’est pas le fait violent lui-même qui nous intéresse, mais ce que le soignant va en dire, son ressenti. »

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