« Une autonomie à préserver » - L'Infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013

 

INTERVIEW : DIDIER DEMAZIÈRE, DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, MEMBRE DU CENTRE DE SOCIOLOGIE DES ORGANISATIONS

DOSSIER

Pour Didier Demazière, sociologue du travail, la situation complexe des infirmières hospitalières n’est pas propice à ce qu’elles puissent bénéficier de la recon-naissance attendue et garantie par l’Ordre.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quels sont les critères qui permettent de définir une profession ?

DIDIER DEMAZIÈRE : Une profession est un groupe constitué qui exerce une activité spécialisée, dont il a le monopole légal, et qui a la capacité à former et réguler les pratiques des professionnels. Sur le plan sociologique, on aborde la notion de profession à travers le prisme de l’idéal type, afin de dégager les conditions qui permettent de différencier les professions et les activités moins solidement constituées. Au regard de cet idéal type, l’activité professionnelle doit être organisée en fonction de règles relativement codifiées et stabilisées. Par ailleurs, il doit exister un système de formation (écoles spécialisées) où, précisément, l’on apprend à réaliser l’activité selon ces règles. Ces formations doivent être dispensées et contrôlées par des organisations professionnelles. Enfin, l’exercice de la profession doit bénéficier d’un monopole légalement protégé par un diplôme. À ces critères peut s’ajouter le respect d’un code déontologique qui va prescrire les conduites professionnelles à adopter.

L’I. M. : Quel est l’intérêt de s’organiser autour d’un ordre ?

D. D. : Avant tout, il s’agit pour le groupe de préserver son autonomie professionnelle et, par là même, sa capacité à définir le périmètre de son activité et la manière dont il l’exerce. Lorsqu’on observe les groupes professionnels qui ont réussi à se constituer autour d’ordres efficaces, légitimes et reconnus par l’État, on voit qu’ils appuient leur activité sur un savoir « ésotérique », complexe, qui constitue un monopole de tout ou partie de leur activité et que personne d’autre n’est capable d’exercer. À ce savoir ésotérique est associée une utilité sociale : par exemple, on ne peut pas, sauf exception, se passer de médecins pour soigner. L’articulation de ces deux éléments, connaissances spécialisées et utilité sociale, constitue un levier pour la profession, lui permettant d’affirmer que ses professionnels sont les seuls en capacité d’exercer cette activité et d’assurer qu’il n’y a pas de charlatans dans ses rangs. Ainsi, dans cette logique, pour savoir si un médecin exerce correctement son travail, il faut être médecin. Ce raisonnement est défendu par de très nombreux professionnels, qui veulent conquérir ou préserver leur autonomie : les enseignants, les travailleurs sociaux, les traders, les prêtres, les policiers…

L’I. M. : Le fait que les infirmières soient très majoritairement des salariées est-il un frein ?

D. D. : Le principal enjeu pour un ordre professionnel est de préserver et de garantir l’autonomie de ses membres dans l’exercice de leur activité. Un professionnel libéral définit son autonomie par rapport au bénéficiaire du service dans une relation de spécialiste à profane. Dans le cas des salariés, un troisième acteur intervient : l’employeur. Pour les infirmières hospitalières, c’est l’institution qui leur prescrit un certain nombre de tâches, leur assigne une certaine position dans l’organisation et détermine la division du travail. L’autonomie professionnelle, au sens de l’autonomie de professionnels adossés à un ordre, ne peut être qu’une conquête visant à s’affranchir des contraintes et des directives organisationnelles. Aujourd’hui, c’est le cas à l’hôpital, où des médecins sont en butte, précisément, à l’organisation, qui les contraint de plus en plus dans l’exercice de leur profession, et cela devient un vrai point de friction. En outre, les infirmières sont dans une situation particulièrement complexe : elles sont aussi subordonnées aux médecins puisqu’une partie de leur activité résulte de la prescription médicale et d’une délégation de tâches. Or, quand il y a délégation de tâches, il n’y a pas d’autonomie sur leur définition. Une profession à ordre, en effet, est d’abord une profession qui réussit à imposer la définition de son travail, son territoire professionnel, et le périmètre de ses activités. C’est aussi une profession capable de préserver ce périmètre, voire de l’élargir ou d’évacuer des tâches considérées comme moins nobles. Autrement dit, dans un contexte de salariat, la reconnaissance d’une profession est beaucoup plus complexe que dans l’exercice libéral.

L’I. M. : Un ordre ne représentant qu’une partie de la profession est-il, selon vous, envisageable ?

D. D. : Si tel était le cas, ce serait une décision politique. Et elle aurait des conséquences sur la légitimité de l’instance, mais aussi sur le devenir de la profession infirmière toute entière parce que, selon le régime d’emploi, l’activité serait régie soit par l’ordre soit par l’employeur. Et cette bizarrerie ne pourrait produire que des effets anti-cohésion au sein de la profession.