DSM : rencontre du cinquième type - L'Infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 333 du 15/11/2013

 

DOSSIER

QUESTIONS SUR

Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) américain accompagne depuis quelque soixante ans l’histoire de la psychiatrie mondiale. Chacune de ses actualisations suscite une controverse passionnée et passionnante. La cinquième édition, récemment publiée, n’échappe pas à cette règle.

Le DSM, pour « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux » (« Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders »), est un document de référence internationale permettant de classifier ces troubles en fonction de critères diagnostiques et de statistiques médicales. Conçu à partir de données collectées auprès des psychiatres hospitaliers américains, ce document répondait après guerre au besoin de prendre en compte, sur le plan diagnostique, des maladies mentales qui étaient, sinon nouvelles, du moins mises en lumière à l’occasion des traumatismes psychologiques liés au conflit. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait en outre publié, en 1949, une révision de sa Classification internationale des maladies (CIM) incluant pour la première fois un chapitre consacré aux troubles mentaux. L’American Psychiatric Association (APA) décida alors, dans la foulée, de concevoir sa propre classification des troubles. Ce travail consensuel, validé en 1951 et publié en 1952, constitua la base historique de notre actuel DSM.

Toujours réalisé sous l’égide de l’APA, le DSM permet d’homogénéiser les diagnostics en utilisant des critères les plus objectifs possibles afin que les acteurs de la santé mentale partagent un langage commun. Chaque catégorie de troubles est dotée d’un code numérique tiré de la liste de codes CIM-10 utilisé dans une perspective statistique ou pour faciliter la gestion des dossiers des patients.

Le DSM a-t-il beaucoup évolué en soixante ans ?

Cinquième édition du manuel, le DSM-5 actualise aujourd’hui une série de DSM qui ont connu une évolution significative, notamment avec la publication de la troisième édition (1980).

DSM-1

Le DSM-1 a une valeur historique : publié en 1952, il regroupait 106 pathologies différentes en quelque 130 pages.

DSM-2

La deuxième édition, éditée en 1968, diagnostiquait, quant à elle, 182 pathologies. Ces deux premières éditions, influencées par le courant psychanalytique, distinguaient encore entre deux formes princeps de troubles psychiques : psychoses et névroses. Elles ménageaient une large part à l’approche « psycho–sociale », c’est-à-dire à l’influence des conditions de vie sur le psychisme et la santé mentale. Le DSM-2 fut l’objet de nombreuses controverses, dont l’une portant sur la pathologisation de l’homosexualité.

DSM-3

Le DSM-3, publié en 1980, révolutionna le manuel à une époque où la psychiatrie avait mauvaise presse. Trop « démédicalisée », elle contrastait avec l’évolution des sciences neurobiologiques et le développement important des médicaments psychoactifs depuis les années 1950. Ce document prit alors une tournure plus scientifique, moins dogmatique, et se rapprocha de la psychiatrie biologique ; il se démarqua des théories psychanalytiques et psychosociales – à noter qu’aucun psychanalyste ne participa à son élaboration. Il affirma concrètement l’existence d’une psychiatrie biomédicale (celle qui lie les maladies mentales à un dysfonctionnement neurobiologique) et évacua toute considération relative à l’étiologie des troubles psychiatriques. La différenciation névrose/psychose y fut abolie et le terme même de « névrose » fut employé avec la plus extrême parcimonie. L’« hystérie » éclata en plusieurs catégories diagnostiques et la « neurasthénie » fut éliminée. Le « syndrome de stress post-traumatique » ou le « trouble de la personnalité multiple » y firent leur apparition.

Cette édition inaugura une approche de la pathologie du patient selon cinq axes d’analyse :

→ Axe 1. Pathologies psychiatriques caractérisées, troubles développementaux et de l’apprentissage, addictions et intoxications (exemples : dépression, troubles anxieux, trouble bipolaire, TDA, troubles du spectre autistique, anorexie mentale, boulimie et schizophrénie).

→ Axe 2. Troubles de la personnalité (troubles de la personnalité paranoïaque, schizoïde, schizotypique, borderline, antisociale, narcissique, histrionique, évitante, dépendante, névrose obsessionnelle) et retard mental.

→ Axe 3. Pathologies autres que psychiatriques ou neuropsychiatriques (lésions cérébrales et autres troubles psychiques et/ou somatiques susceptibles d’aggraver les troubles psychiatriques ou symptômes similaires aux troubles psychiques).

→ Axe 4. Problèmes psychosociaux et environnementaux altérant le fonctionnement psychique du patient ou secondaires à ses symptômes.

→ Axe 5. Échelle de fonctionnement global. Sa révision, publiée en 1987 (DSM-3-R), identifiant 292 diagnostics, constitua l’occasion de réorganiser le manuel et de réaliser des changements significatifs dans les critères diagnostiques. Des diagnostics controversés tels que le « trouble dysphorique prémenstruel », l’« homosexualité égodystonique » ou le « trouble de la personnalité masochiste » en furent éliminés.

DSM-4

La quatrième révision du manuel, sortie en 1994, répertoriait 297 troubles mentaux.

Sa révision (DSM-4-R), en 2000, n’apporta pas de nouveautés significatives.

Quelles modifications apporte le DSM-5 ?

Publiée en mai 2013, la cinquième édition du DSM conclut quatorze ans de travail, et apporte nombre de changements. Supprimant le système des « axes », jugé trop catégoriel, elle le remplace par une approche dimensionnelle : chaque symptôme peut être coté sur une échelle continue de sévérité. Les détracteurs du DSM craignent que ce système fasse le jeu de l’industrie pharmaceutique, la prescription ou non d’un médicament étant conditionnée par la position du curseur sur l’échelle (comme cela est déjà le cas s’agissant de la cotation OMS de la douleur et des paliers d’utilisation des antalgiques).

Les troubles psychiatriques habituellement diagnostiqués dans l’enfance ou l’adolescence n’y sont plus séparés de ceux diagnostiqués ultérieurement, pour tenir compte de leur évolution constante dans l’existence. Mais, surtout, la cinquième édition attire l’attention par l’apparition ou l’autonomisation d’entités parfois surprenantes :

→ Le « trouble de dérégulation dit d’humeur explosive » concerne les enfants et adolescents présentant une irritabilité persistante et perdant fréquemment leur self-control : jusqu’alors, ils étaient (trop) souvent traités par des thymorégulateurs, voire des antipsychotiques, après diagnostic de trouble bipolaire.

→ Le « syndrome de stress post-traumatique », individualisé dans le DSM-3, constitue désormais une entité autonome et n’est plus rattaché au spectre des troubles anxieux.

→ L’« hyperphagie boulimique » est autonomisée et n’est plus rattachée à la boulimie.

→ Les manifestations autistiques, quelle que soit leur intensité, les troubles désintégratifs de l’enfance et le trouble envahissant du développement sont fédérés dans une entité diagnostique, le « trouble du spectre autistique » (TSA). Cette modification préoccupe les associations de patients et de familles, qui craignent que les formes légères ne puissent plus bénéficier d’un accompagnement financier comme par le passé.

→ Le « trouble dysphorique prémenstruel » (symptômes anxiodépressifs précédant les règles) bénéficie désormais d’une reconnaissance officielle.

→ Le groupe hétérogène des « troubles somatoformes », héritage de l’ancienne « hystérie », se traduisant par des signes somatiques, des symptômes douloureux, de l’hypocondrie… constitue désormais un « trouble de symptômes somatiques » que caractérise l’impact des symptômes physiques sur les pensées, les sentiments et le comportement du patient, et ce quelle que soit l’origine des symptômes décrits (algies musculaires ou articulaires, céphalées, vertiges, troubles digestifs, fatigue, affection dermatologique inexpliquée…). La cause du trouble, connue ou non, devient ainsi secondaire.

→ La dépression connaît aussi une révolution : jusqu’au DSM-4-R, une profonde tristesse après un deuil était tenue comme normale. Désormais, une tristesse persistant au-delà de deux mois après le décès d’un être cher peut faire établir un diagnostic de dépression. En effet, pour les experts du DSM-5, un deuil peut entraîner un épisode dépressif majeur, voire constituer un risque de développement d’un deuil complexe persistant. De plus, les symptômes de la dépression liée au deuil se soignent comme ceux de la dépression non liée au deuil (médicaments et psychothérapie). Il leur semble donc pertinent de poser un diagnostic de dépression et de traiter le patient en conséquence. Inversement, les détracteurs du DSM craignent que tout deuil ne fasse, en suivant cette logique, l’objet d’une prescription médicale et d’un traitement pharmacologique.

→ Enfin, l’accumulation compulsive de choses inutiles (« hoarding ») devient une entité psychiatrique à part entière, distincte d’un trouble obsessionnel compulsif (TOC). Elle caractérise des « patients » sans signes psychiatriques spécifiques qui éprouvent des difficultés persistantes à se départir d’objets banals, n’ayant aucune valeur ni utilité spécifique, et les accumulent en nombre au point qu’ils finissent par encombrer leur espace de vie.

La rédaction du DSM-5 a-t-elle été polémique ?

Bien sûr. Comme chaque édition du manuel. Au regard des modifications évoquées, il n’est pas inintéressant de considérer les nombreuses pathologies qui ne sont pas entrées dans le DSM parce qu’elles auraient suscité de trop vives discussions.

→ Le concept d’hypersexualité, pourtant médiatisé, a été abandonné : il reste difficile à argumenter sur le plan diagnostique, tout comme l’est la dépendance sexuelle, une notion abandonnée par le comité du DSM voilà quelques années.

→ La notion de « psychose atténuée » faisait l’objet de polémiques trop vives. Elle visait à faciliter le repérage des enfants risquant de développer ultérieurement un trouble psychotique, mais il est bien vite apparu que plus des deux tiers des enfants dont le comportement est préoccupant ne deviennent jamais psychotiques et que la création de cette catégorie aurait entraîné une surmédicalisation par anti– psychotiques de jeunes enfants, avec de redoutables conséquences sur leur développement comportemental.

→ La « cyberaddiction », de façon peut être plus étonnante, n’a pas été retenue. Elle est reléguée au statut de « trouble de l’utilisation de l’Internet » et figure parmi les nombreux troubles d’abus de substances et addictifs.

N’est-il pas illusoire de catégoriser les troubles mentaux ?

Fidèle en cela à l’esprit des Lumières, notre société aime la classification, synonyme d’ordre. Mais elle a, de plus, besoin de classer pour gérer au mieux sa propre complexité. Et, au sein du système de santé, la maladie mentale ne peut échapper à la règle dans la mesure où les pathologies des patients doivent être codées selon une nomenclature précise facilitant leur exploitation par les systèmes informatiques (assurance maladie). Mais, au-delà de cet aspect « comptable », force est de reconnaître que les patients eux-mêmes apprécient, voire revendiquent, leur place dans une catégorie diagnostique standardisée. Réputée pouvoir être mise en regard d’un traitement lui-même standardisé, elle leur permet de se reconnaître dans un groupe de pairs, ce qui revêt une importance croissante à l’ère des échanges numériques, des réseaux sociaux, des groupes de parole sur Internet. À ce titre, au-delà du DSM, d’autres types de classification des maladies mentales font l’objet de développements – certains étant même soutenus par l’APA. L’avenir pourrait être, en ce sens, à une classification totalement objective, compilant des données cliniques et génétiques, de la neuro-imagerie et de la psychologie cognitive pour parvenir à un diagnostic directement opérant sur le plan thérapeutique. Et ces classifications pourraient bien mettre à mal le concept même d’un DSM qui, malgré ses évolutions, demeure un outil qui ne peut réussir la quadrature du cercle et satisfaire à la fois le psychiatre biologiste et le clinicien psychanalyste.

PATHOLOGIES

Quelles limites ?

→ Au-delà du risque d’une trop grande « catégorisation » des patients psychiatriques, le diagnostic s’élaborant au sein d’un modèle préconçu, le DSM ne permet guère de gérer facilement ceux dont les pathologies sont intriquées. Le fait de poser plusieurs diagnostics ne fonde pas l’existence de plusieurs maladies psychiatriques.

Soupçons et critiques

→ Par ailleurs, il porte en lui-même le germe de soupçons qui expliquent une part des critiques que son existence soulève. Chaque édition du DSM voit apparaître de nouveaux troubles, alors que d’autres en sont éliminés. Qu’en est-il ? Faut-il y voir le résultat d’études épidémiologiques plus abouties ? L’apparition de maladies liées à l’époque (ex. : cyberaddiction) ? Ou, simplement, la création ex nihilo de diagnostics favorisant la prescription de médicaments ?

Industrie pharmaceutique

→ À en croire certains commentateurs, divers experts du DSM feraient le jeu de l’industrie pharmaceutique en « réinventant », sous des appellations originales, des maladies déjà connues, allant même jusqu’à inventer de nouvelles pathologies (ou « troubles ») en avançant des diagnostics douteux (on appelle cette stratégie « disease mongering »). Une expertise a d’ailleurs dénoncé, en 2006, des conflits d’intérêt entre le comité en charge du DSM et une industrie pharmaceutique qui trouve évidemment intérêt à « médicaliser » des patients toujours plus nombreux en favorisant la création de concepts pathologiques nouveaux, largement diffusés dans la population par les médias et Internet. Les conflits d’intérêt des experts méritent donc d’être connus, d’autant que le DSM ouvre des champs diagnostiques pour lesquels il est souvent possible de proposer un traitement médicamenteux psychoactif, objet d’un marché lucratif.

Bibliographie

→ American Psychiatric Association : www.psych.org site propre au DSM-5 : www.dsm5.org

→ Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine – Les empêcheurs de penser en rond. – Kirk S., Kutchins H. (1998).

→ Qu’est-ce que le DSM ? – Demazeux S. (2013), Éditions d’Ithaque.

→ Dossier : L’histoire des troubles mentaux, Les grands dossiers de Sciences humaines, n° 28, septembre-octobre-novembre 2012.

→ Dossier : Maladies mentales, quoi de neuf, docteur ?, Le Cercle psy, juin-juillet-août 2013.