« Réguler pour maintenir un système solidaire » - L'Infirmière Magazine n° 328 du 01/09/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 328 du 01/09/2013

 

SYSTÈME DE SANTÉ

RÉFLEXION

Pourquoi une telle disparité des pratiques médicales ? Faut-il les réguler ? Comment ? Telles étaient les questions posées le 5 juin lors d’un colloque(1). Éléments d’analyse avec Didier Tabuteau, spécialiste des politiques de santé.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Des césariennes programmées pour lesquelles on constate des écarts de un à trois selon les régions. Des prescriptions de génériques variant de 20 à 80 % selon les médecins… Une telle hétérogénéité des pratiques médicales est-elle un signe de dysfonctionnements ?

DIDIER TABUTEAU : Dans de telles proportions, sansdoute. Mais la plupart des systèmes de santé sont confrontés à de telles difficultés ! Aux États-Unis, la récente réforme Obama a d’ailleurs été en partie guidée par le souci de réduire les disparités de pratiques entre les 304 territoires de santé du pays et les variations de dépenses en résultant. Reste que ce constat pose une question complexe : « Si on en fait plus, est-ce mieux ? Ou est-ce l’inverse ? » La variation des pratiques peut révéler une insuffisante prise en charge de certains malades, ou au contraire la prescription d’actes inutiles ou de traitements inappropriés. En avril dernier, un rapport de l’Académie de médecine en soulignait d’ailleurs l’importance. Et en 2012, la revue Prescrire s’était déjà interrogée à ce sujet, plus précisément à propos du cancer du sein, des risques de sur-diagnostics et de sur-traitements.

Les choses sont si complexes, car ces disparités ont plusieurs causes. Tout n’est pas qu’affaire de technique médicale. Les pratiques varient aussi en raison des inégalités socio-économiques entre régions, et du niveau moyen de revenus de leurs habitants. Elles dépendent également de l’offre de soins. En effet, plus les professionnels sont nombreux pour une population donnée, plus les incitations à recourir à leurs services sont fortes. Il y a aussi des « effets d’école » pour certaines techniques, les pratiques étant très liées aux conditions de formation des professionnels. Comptent aussi la technicisation de la médecine et l’appropriation des nouvelles connaissances, plus ou moins marquées selon les praticiens. Et bien sûr, la nature de la relation entre le médecin et le patient influe sur la prise en charge et l’observance.

Cette complexité même pose inévitablement la question de la régulation des pratiques médicales. Une régulation devenue impérative au vu des défis auxquels est confronté notre système de santé.

L’I. M. : C’est-à-dire ?

D. T. : L’objectif n’est pas de réguler pour réguler, mais de réguler afin de maintenir un système basé sur la solidarité nationale. La régulation doit se penser de façon plurielle, car le défi l’est. Il ne s’agit pas seulement de réguler pour améliorer la rationalité des soins, même si elle est au cœur de la démarche. Il faut aussi répondre à l’impératif de maîtrise des dépenses, et aux défis de la démographie des professionnels de santé. Cette réflexion d’ensemble s’impose, si nous voulons conserver un système solidaire. Nous risquons, sinon, de dériver vers un système libéral reposant sur l’assurance personnelle, inégalitaire pour les malades et menaçant pour les professionnels de santé. Mieux vaut être praticien conventionné avec la Sécurité sociale que vacataire d’un système d’assurance à but lucratif ! Songez aux pressions concurrentielles, du type mécanismes de « pre-authorization », mis en place par les assureurs aux États-Unis, pour valider les traitements avant d’autoriser leur prise en charge.

Pour autant, le principe même de régulation n’a rien d’évident, d’autant qu’historiquement le système de santé français s’est construit à l’écart de toute régulation. Du XIXe siècle aux années 1960, sa construction a été implicitement confiée au corps médical. Il a fallu les crises du financement de l’assurance-maladie et les drames de sécurité sanitaire pour que les pouvoirs publics s’immiscent dans son fonctionnement. Réguler, pour garantir la qualité des soins ou pour maîtriser les dépenses, bouscule donc le jeu traditionnel des acteurs, et le face à face médecin-patient. L’inter­vention récente d’un tiers – l’État, les associations de patients, Internet, ou les « élites » scientifiques produisant les recommandations – dans ce colloque singulier, institue un contrôle social sur les pratiques médicales.

L’I. M. : Et quels sont, selon vous, les outils de régulation pertinents ?

D. T. : Sur le principe, je crois qu’il ne faut se priver de rien, à condition que ces outils soient publics, justifiés médicalement, et proportionnés. Recommandations, référentiels de bonnes pratiques, mais aussi dispositifs de formation et de formation continue… font peu à peu leur chemin, permettant d’asseoir la régulation ayant pour objet la qualité des soins. En terme de régulation démographique, les réticences sont fortes au sein du corps médical. En revanche, d’autres professions, les infirmiers notamment, ont ouvert la voie. Quant aux outils de régulation des dépenses, incitatifs ou contraignants, ils sont nombreux, mais loin de faire consensus et d’un maniement complexe.

Cela n’empêche pas que nous ne pouvons pas nous en passer. Encadrement du prix des médicaments et des tarifs professionnels, référentiels, contrats de bonnes pratiques, voire rémunération à la performance sur objectifs, à condition qu’ils soient médicalement incontestables et publics. La sauvegarde de notre système passe aussi par là. Enfin, la régulation se construit aussi par l’information et l’éducation des patients. Sur ce point, l’élaboration de référentiels et la diffusion de messages sanitaires peut contribuer à faire converger préconisations des professionnels et appréciations des patients, comme le montrent les campagnes sur la prescription des antibiotiques ou des génériques.

L’I. M. : Certains, comme la revue Prescrire, sont pourtant critiques envers des outils de régulation, y compris envers les recommandations émises par la HAS(2) ?

D. T. : N’étant pas professionnel de santé je ne pourrai pas trancher ce débat, mais je ne peux que me féliciter qu’il ait lieu. L’expertise est un processus permanent, évolutif et difficile. Aucune n’est à l’abri d’une erreur, d’une omission, d’une incompréhension. C’est pourquoi les expertises officielles doivent être systématiquement « challengées » par celles de la société civile, et doivent être remises en cause dès qu’une nouvelle analyse est disponible. Le principe de contradiction est fondamental pour la sécurité sanitaire et la qualité des soins. Le rôle de Prescrire est, de ce fait, indispensable et d’intérêt public. Quel meilleur signe quand on entre dans un cabinet médical que d’y repérer la revue Prescrire !

L’I. M. : Êtes-vous finalement optimiste en matière de régulation ?

D. T. : Je dirais qu’il y a urgence si l’on veut sauvegarder notre système de santé solidaire, mais qu’il faut aussi savoir apprécier le chemin parcouru en vingt ans. La régulation me semble aujourd’hui en marche, et pas seulement au sein du monde médical. Voyez les apports de la recherche en soins infirmiers. C’est là, un travail fondamental pour le succès de la régulation, qui peut seulement réussir, si elle est élaborée et portée par les professionnels eux-mêmes.

Les disparités de pratiques étant très liées aux disparités territoriales socio-économiques et socioculturelles, il faudrait, cela dit, parvenir à décliner la politique de régulation sur le plan régional. Raison pour laquelle je plaide pour une adaptation des conventions nationales des professions de santé sur le plan régional. Il faut sortir des dispositifs uniformes, qui imposent aux territoires des politiques définies à Paris.

J’ajouterai que si la régulation n’est pas chose facile, je suis moins inquiet de l’évolution des pratiques et modes de pensée des professionnels, que du clivage entre professionnels de santé et professionnels sanitaires et sociaux. Au vu de la technicisation croissante de la médecine et de la hausse des pathologies chroniques, la régulation des pratiques ne peut se faire durablement sans une véritable « interprofessionnalité ».

1– Colloque organisé par la Chaire santé de Sciences Po et le Commissariat général à la stratégie et à la perspective.

2– Haute autorité de santé.

DIDIER TABUTEAU

JURISTE ET ÉCONOMISTE DE LA SANTÉ

→ Responsable de la Chaire santé de Sciences Po et codirecteur de l’institut Droit et Santé de l’Université Paris Descartes.

→ Il a dirigé à deux reprises le cabinet de Bernard Kouchner au ministère de la Santé, où il a notamment préparé la loi sur les droits des malades de mars 2002.

→ Il fut aussi le premier directeur de l’Agence du médicament (1993-1997).

→ Il est, entre autres, co-auteur du Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire (Éd. Odile Jacob, 2011)

POUR ALLER PLUS LOIN

→ « Les recommandations : un outil pertinent pour faire évoluer les pratiques des professionnels de santé », Centre d’analyse stratégique, octobre 2012.

http://bit.ly/QNFLSP

→ Le site de la revue Prescrire.

www.prescrire.org/fr/

→ « Améliorer la pertinence des stratégies médicales », de René Mornex, Académie nationale de médecine, avril 2013.

http://bit.ly/186iF3U