Sortir de L’IMPASSE - L'Infirmière Magazine n° 327 du 15/07/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 327 du 15/07/2013

 

Suicides

Actualité

Depuis le début de l’année, l’AP-HP est endeuillée par une série de suicides. Avec prudence, tant ces événements sont douloureux et difficiles à interpréter, les syndicats alertent sur un mal-être grandissant à l’hôpital.

Lundi 25 mai au soir, une de nos collègues d’Henri-Mondor a choisi de se suicider », annonce le 29 mai l’Usap-CGT, le syndicat majoritaire à l’AP-HP, dans un communiqué diffusé à la presse. «  Nous ne pouvons plus nous taire », poursuit le syndicat, qui comptabilise dans l’institution parisienne « un suicide par mois, de janvier à mars 2013, deux suicides et une tentative de suicide en avril 2013, deux suicides et une tentative en mai 2013 ». En juin, le rythme s’est encore accéléré, car trois agents ont tenté de mettre fin à leurs jours sur leur lieu de travail.

Le 7 juin, devant le siège de l’AP-HP, le syndicat a appelé à un rassemblement alors que se tenait un CHSCT(1) extraordinaire sur le sujet. Une centaine de personnes dénonçaient « les restructurations » qui désorientent les agents, la T2A qui pousse à la productivité au détriment de la qualité des soins, les rappels sur les temps de repos pour pallier le manque d’effectifs et l’absentéisme. Le 26 juin, c’était au tour des infirmières du collectif « Ni bonnes, ni nonnes, ni pigeonnes » de dénoncer les suicides de soignants, simulant des pendaisons, Place de la Bourse, à Paris. « Pour l’année 2012, nous avons recensé vingt suicides dans la presse, signale Alexandra Saulneron, présidente de l’association. Il y en a sans doute davantage. »

Prudence

La décision de médiatiser un suicide est « toujours difficile à prendre », confie Marie-Josée Deschaud, secrétaire CGT du CHSCT central de l’AP-HP. « Nous refusons d’exploiter un suicide, dont l’onde de choc touche la famille, l’équipe professionnelle, du service au pôle jusqu’à l’ensemble de l’hôpital, renchérit Didier Bernus, secrétaire général de FO santé. Lorsque nous décidons d’agir, c’est avec beaucoup de prudence. » Mais le sentiment d’urgence a pris le pas à l’AP-HP : « Les choses s’accélèrent, en lien avec une aggravation des risques psycho-sociaux, explique Marie-Josée Deschaud. On a l’impression d’être dans une impasse. »

Il est difficile de corroborer cette perception d’un risque suicidaire en progression, faute de statistiques (voir encadré). « Le nombre des suicides est très variable d’une année sur l’autre, explique avec prudence Christian Poimboeuf, directeur des ressources humaines à l’AP-HP. C’est un phénomène difficile à analyser sur le plan quantitatif. » Quant à la psychologue et psychanalyste Marie Pezé, elle affirme : « Les statistiques sont en dessous de la réalité. L’organisation du travail à l’hôpital est devenue inique. Les soignants doivent se taire, alors qu’on leur demande de faire l’inverse de ce qu’on leur a enseigné. Ils doivent soigner, sauver des vies, afin d’avoir d’eux-mêmes une image correcte », précise celle qui est à l’origine de la première consultation « Souffrance et travail ».

Quel que soit le point de vue de chacun, la situation paraît inquiétante : « Nous sommes de plus en plus ­sollicités suite à des suicides », révèle Jean-Christophe Berthod, associé du cabinet d’expertise Secafi. Ces sollicitations s’expliquent-elles par une augmentation du nombre de suicides ou par une plus grande sensibilité au sujet, médiatisé de plus en plus ? Prudent, Jean-Christophe Berthod se limite au constat d’une « montée des risques ». « L’hôpital est au coeur de la problématique des risques psycho-sociaux. Nombreux sont endettés, n’ont aucune marge de manœuvre financière. En parallèle, les exigences liées au travail augmentent. »

Médecin du travail pendant un an au CHU de Poitiers, Stéphanie Paolini a alerté sur un risque suicidaire dans un service de gériatrie confronté à des accusations de maltraitance. « La direction m’a reproché d’avoir évoqué ce risque. » Pour elle, les soignants sont en situation de « souffrance éthique », parce qu’ils ne sont plus en position de « faire du bel ouvrage ».

Perte de repères

Pour Stéphanie Paolini, « l’intensification du travail est telle qu’il n’y a plus de temps mort. Toute la journée n’est plus que bousculade et gestion des aléas. » Elle-même « heurtée dans ses convictions et sous pression de la direction », elle a décidé de démissionner et a retrouvé un emploi dans une autre administration. « Les directions commencent à peine à construire des actions de prévention lorsque survient un suicide. Elles ne parviennent pas à comprendre que la réorganisation du travail, la perte des repères et le manque de reconnaissance majorent le risque de suicides. » Didier Bernus (FO Santé) confirme : « Dérouler la pelote amène assez loin. On en vient à questionner l’introduction de la culture du résultat à l’hôpital, qui déstabilise les soignants. »

À l’AP-HP, le CHSCT extraordinaire du 7 juin a décidé de mettre en place une cellule de prévention et d’analyse des suicides. « Après un suicide, les secrétaires des CHSCT local et central sont immédiatement informés et les conseils se réunissent presque immédiatement, détaille Christian Poimboeuf, le DRH. On a décidé d’aller plus loin en créant cette cellule dédiée, qui rassemblera le DRH, le directeur général adjoint et les représentants du CHSCT. Elle se réunit dès la survenue d’un suicide, puis régulièrement pour analyser chaque cas à chaud et à froid. Cela s’inscrit dans notre plan de prévention des risques psycho-sociaux. »

Selon Marie-Josée Deschaud (Usap-CGT), ce nouveau dispositif est « nécessaire, mais pas suffisant. Nous n’avons pas été entendus sur les problèmes posés par les restructurations, le manque d’effectifs, les changements incessants de plannings ». Didier Bernus (FO santé) ne « voudrait pas que les risques psycho-sociaux servent de cache-misère, une manière très technique, très complexe de ne pas aborder les vrais problèmes ». La psychologue Marie Pezé évoque des « injonctions contradictoires ». Elle précise : « On demande aux cadres de se former à la prévention des risques psycho-sociaux, alors qu’une partie de leur travail consiste à camoufler les impasses de l’organisation du travail. »

1– CHSCT : comité hygiène et sécurité des conditions de travail.

ÉTUDE

Un risque plus grand dans la santé

> Les passages à l’acte sont-ils plus nombreux à l’hôpital ? La question est centrale, mais sans réponse, faute d’études épidémiologiques assez précises. L’Institut de veille sanitaire (INVS) a cependant réalisé l’étude « risque suicidaire et catégorie professionnelle », publiée en décembre 2011. En tout, 80 médecins du travail ont interrogé 4 128 salariés des secteurs public et privé. Un risque suicidaire est décrit pour 7 % des hommes et 10 % des femmes. La prévalence de ce risque est beaucoup plus faible chez les cadres (4 % chez les hommes, 7 % chez les femmes) que chez les ouvriers (8,8 % et 11 %). C’est dans le secteur de la santé et de l’action sociale que cette prévalence est la plus forte avec 10,8 % chez les hommes et 10,3 % chez les femmes.