« L’altérité est une philosophie de vie » - L'Infirmière Magazine n° 325 du 15/06/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 325 du 15/06/2013

 

PSYCHIATRIE TRANSCULTURELLE

RÉFLEXION

Marie-Rose Moro(1) prône l’ouverture au monde dans le soin comme dans la vie. Trois thèmes essentiels émergent de son dernier livre(2), co-écrit avec Claire Mestre : soigner, voyager, penser : plus qu’une formule, un acte de foi.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Qu’a apporté cet échange épistolaire à votre approche transculturelle ?

MARIE-ROSE MORO : Au départ, nous n’envisagions pas de publier nos correspondances, mais j’ai très vite pensé que ce serait encore plus intéressant si d’autres personnes, les lecteurs, pouvaient participer à ces réflexions en mettant à contribution leur imaginaire. Toute lecture est une réécriture. Et cette idée de partager me renforce, car si des opinions ou des actions sont bénéfiques pour un groupe, alors cela me permet de poursuivre mes autres engagements : recherche, soins, engagements dans la vie. La rencontre est au cœur de cette aventure transculturelle. Ce qui me fait courir, ce sont justement ces allers-retours avec les autres. Courir pour voir le monde et sa beauté, écrire pour témoigner. Cet échange de lettres m’a encore plus convaincue que le regard transculturel n’est pas seulement fructueux pour la clinique ou le soin, mais plus généralement pour les engagements, le lien social. Cela marque un tournant dans notre discipline transculturelle. Accepter l’altérité est un gage de rencontre et de synergie.

L’I.M. : Avec les difficultés qu’impose une société en crise, n’est-il pas difficile, parfois, de garder une telle posture ?

M.-R. M. : La vie quotidienne est jalonnée de toutes sortes de tensions. Il y a quelque temps, j’attendais quelqu’un sur une place parisienne. Une dame, que l’on peut imaginer Rom, faisait « la manche » avec son bébé dans les bras. Elle s’installe à côté de moi. Un monsieur, peut-être français, passe à côté d’elle et lui lance : « Retourne dans ton pays ! » Interloquée, je le regarde, et il se met alors à m’insulter également avec beaucoup de virulence. L’expression de cette violence est celle que l’on retrouve envers les enfants de migrants à l’école ou envers les homosexuels dans le débat sur le mariage pour tous. C’est une raison de plus pour adopter une posture transculturelle et pour montrer une autre voie possible que celle de l’exclusion. Dans nos consultations, à l’hôpital en général, nous sommes au carrefour des paroles intimes et collectives : il faut prendre des risques et oser sortir du cadre convenu. Dans l’hospitalité des étrangers, le traitement de la différence, nous avons une voix. Ne pas assumer cette diversité à l’hôpital, comme dans la société, c’est courir le risque d’un retour en arrière et d’inciter à la violence en retour. Le poète Gabriel Okoundji, dans sa belle préface à nos correspondances, évoque la chance que représente une telle philosophie de vivre, de faire. En un mot, une position intérieure.

L’I. M. : Que représente ce rejet de l’étranger ?

M.-R. M. : Il s’agit encore une fois de déplacements, de fantasmes qui cherchent des objets : les homosexuels, les handicapés, les « fous »… Il faut changer cela, déconstruire ces schémas, faire preuve de bienveillance. Lorsqu’une personne se déchaîne sur une autre, elle se trompe d’objet. Lorsque les gens ont des propos racistes, ils se trompent dans ce qu’ils expriment. D’ailleurs, le racisme s’affiche plus souvent lorsqu’on ne côtoie pas d’étrangers. Ce ne sont alors pas des « choses » réelles qui sont signifiées, mais l’idée que l’étranger « prend ma place, m’enlève quelque chose ». L’historien Gérard Noiriel(3), l’un des pionniers de l’histoire de l’immigration en France, s’est intéressé à la question de la maltraitance envers les étrangers. Moi-même, fille d’immigrés espagnols, je me souviens de propos très racistes dans les années 1970. Bienveillance et hospitalité nous apportent plus que ces exclusions et ces violences qui menacent le lien social.

L’I. M. : L’altérité ne passe-t-elle pas d’abord par soi-même, en étant en accord avec sa propre identité ?

M.-R. M. : Oui, s’il ne s’agit pas de l’identité abstraite – avec laquelle on se sent très seul –, mais plutôt de l’identité narrative, comme l’expliquait le philosophe Paul Ricœur, c’est-à-dire comment on se raconte – son histoire, ses relations, ses valeurs… – et comment on se rattache à un groupe qui a du sens pour soi, qui fait que l’on appartient à l’humanité. Par exemple, je travaille au sein de l’ONG Médecins sans frontières, où je suis psychiatre et où je dirige les recherches de psychiatrie en situation humanitaire : il ne s’agit pas là d’un exploit individuel, mais de participer à une action collective au service de ceux qui sont en situation de grande vulnérabilité à un moment donné de leur histoire. L’identité est une construction, jamais achevée, toujours à venir, transformée par l’épreuve de l’étranger.

L’I. M. : Que l’on soit psychiatre ou infirmière, quel que soit notre vie, ne manque-t-on pas de temps pour adopter concrètement cette posture ?

M.-R. M. : Ce n’est pas une question de temps. Je plaide pour que l’on soit dans une représentation bienveillante du soin, même si l’on est débordé. Il m’arrive de recevoir plus de dix familles en une journée. On est parfois pressé, on ne fait pas comme on voudrait, on n’apporte pas le soin idéal, mais cela n’empêche pas de garder une posture transculturelle. Une de mes infirmières me racontait récemment son expérience auprès d’une patiente en réanimation. Cette vieille dame kabyle avait peur de mourir, elle disait : « J’ai peur de partir sans avoir averti Dieu. » L’infirmière, par ailleurs athée, était débordée, elle devait s’occuper de nombreux patients dans le service, mais elle a compris que cette considération religieuse était fondamentale et qu’il lui fallait y répondre. Elle lui a alors demandé : « Comment puis-je vous aider à prévenir Dieu ? » La femme lui a répondu : « Je le vois bien, tu n’as pas beaucoup de temps, mais, juste dans ta tête, préviens-le pour moi. » La soignante ne s’est pas assise, ne lui a pas pris la main, par manque de temps, mais elle a eu une vraie posture en acceptant la théorie de la patiente. Elle a établi une interaction, cela lui a pris trois minutes. Juste le temps de faire attention à ce qui était important pour la personne mourante et d’accueillir sa parole comme étant essentielle. Sa réaction a été une vraie posture transculturelle : elle a accepté la logique de la patiente, ses mots, ses représentations. Ce qui compte, c’est l’authenticité de son acte.

L’I. M. : Édouard Glissant disait : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde »

M.-R. M. : Le monde n’est pas une réalité, il est constitué des représentations que nous nous en faisons. Penser le monde, c’est se faire une idée de la pluralité des êtres. Il faut s’obliger à ne pas rester dans « son monde », à ne pas s’y enfermer. Une seule pensée n’est pas la pensée. Une seule lecture du monde n’est pas l’unique lecture que l’on peut en faire. C’est la confrontation aux autres cultures, aux réalités multiples, à ces petits riens du quotidien, appartenant à tous, qui nous change. Voyager permet de se décentrer et de passer d’un angle de vue à un autre. La pensée suit le corps, elle bouge. Le déséquilibre qui se crée nous met en position d’apprendre quelque chose de nouveau. C’est un outil indispensable. Cela ne nécessite pas forcément de partir loin, le voyage se fait près de chez soi, en regardant les autres vivre dans la rue, au marché ou dans un square. L’altérité n’est pas cantonnée au soin, c’est une philosophie de vie, une façon de penser le monde. « Le métissage psychique et culturel s’élabore avec une diversité chaotique, des représentations, des symboles et des lacunes », comme l’écrit Claire Mestre dans l’une de ses lettres.

L’I. M. : Une œuvre littéraire symbolise-t-elle pour vous la philosophie transculturelle ?

M.-R. M. : Aimé Césaire est une source inépuisable dans ce domaine, et le poème Le voyageur, de Guillaume Apollinaire, y fait également écho. Mais je pense à Patrick Chamoiseau et à Édouard Glissant, les chantres du Tout-Monde, un concept qui s’attache à penser l’interpénétration des cultures et des imaginaires(4). Dans L’intraitable beauté du monde(5), un poème en prose qu’ils ont adressé à Barack Obama après son élection, ils appellent à une réflexion entre poétique et politique sur les grands défis humanistes du premier Afro-Américain à avoir accédé à la Maison-Blanche, ce représentant de la « créolisation des sociétés modernes ». L’espoir d’un dialogue entre les civilisations, un manifeste pour mieux vivre ensemble.

1– www.marierosemoro.fr

2– Je t’écris de…, Correspondances, de Marie-Rose Moro et Claire Mestre (2010-2012), La Pensée sauvage, 2013.

3– http://noiriel.over-blog.com

4– www.tout-monde.com

5– Galaade Éditions, 2009.

MARIE-ROSE MORO

PSYCHIATRE, PSYCHANALYSTE, CHERCHEURE

→ Chef de service de la Maison de Solenn (AP-HP), à Paris, et chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Avicenne (Bobigny) depuis 2001.

→ Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à Paris-Descartes. Elle dirige aussi une équipe de recherche transculturelle à l’Inserm.

→ Psychiatre au sein de MSF depuis 1988.

→ Fondatrice et directrice scientifique de la revue L’autre, cliniques, cultures et sociétés. Présidente et fondatrice de l’Association internationale d’ethnopsychanalyse (AIEP).

Aller plus loin

→ Les psychothérapies. Modèles, méthodes et indications, M.-R. Moro et C. Lachal, 2e édition, Armand Colin, 2012.

→ Partir, migrer. L’éloge du détour, M.-R. Moro et C. Mestre, La Pensée sauvage, 2008.

→ Vivre c’est résister, M.-R. Moro, C. Mestre et H. Asensi, La Pensée sauvage, 2011.

→ Aimer ses enfants ici et ailleurs. Histoires transculturelles, Odile Jacob, 2007.