Une grande soif de justice - L'Infirmière Magazine n° 320 du 01/04/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 320 du 01/04/2013

 

SUR LE TERRAIN

RENCONTRE AVEC

De la chirurgie à la médecine légale et pénitentiaire, en passant par la médecine du travail, la pratique libérale ou la coordination de soins, Claudie Étienne a exercé son métier de cent façons. En filigrane, une forte exigence d’équité.

En un sens, souffle-t-elle dans un sourire pudique, j’ai eu 20 ans dans les Aurès… Non pas, précise Claudie Étienne, comme dans le film de René Vautier, où de jeunes soldats français pacifistes cèdent à la violence durant la guerre d’Algérie, mais parce que l’année passée dans ce pays à l’âge de 19 ans a été de celles où tout se découvre, où tout se profile. » Celle qui est aujourd’hui cadre de santé en médecine légale et pénitentiaire au CHU de Lille se souvient… Des rencontres impromptues et de son émerveillement face au désert, comme de la violence de certains vécus. Partie en coopération dans une école au sud du pays, elle pense, commente-t-elle en riant, « sauver le monde ! Mais, mes grands principes, je les ai vite remballés ». Le lieu fort de sa prise de conscience, c’est… le dispensaire de la ville. Elle passe y donner un coup de main – pour les pansements, à l’accueil… Elle entend les histoires traumatiques liées à la guerre, les récits de vie des femmes. « Auprès d’elles, précise Claudie, moi qui pensais changer leur vie à coups de pilules et de grands discours, j’ai appris à écouter. » C’était une année charnière. Mais l’essentiel est resté : une volonté farouche de combattre l’injustice. Aujourd’hui encore, cadre sur quatre sites d’un CHU où violence et détresse sont quotidiennes – l’UHSI, recevant des détenus pour des soins somatiques, la chambre mortuaire centrale, et les deux structures de médecine légale des lieux, l’Institut de médecine légale (IML) et l’Unité médico-judiciaire (UMJ) –, ce sentiment la porte. « Certainement, note-t-elle, parce que, pour moi, cette attention à autrui, et notamment aux plus fragiles, est au cœur du métier de soignant. » Au départ, pourtant, jamais Claudie ne se serait imaginée infirmière. Née à Jeumont, à la frontière avec la Belgique, un « au milieu de nulle part austère et miné par le déclin industriel », elle ne veut qu’une chose, partir. « Pur produit de l’école laïque et républicaine », elle se rêve journaliste. Mais le manque d’argent l’empêche de penser grandes écoles. Le soin, elle commence à y songer au retour d’Algérie. D’abord avec une réticence extrême, fruit de son vécu familial : son père, ouvrier électricien, a été victime d’un grave accident du travail quand elle avait 7?ans. Puis, elle se laisse happer.

Deux à trois morts par jour

Avant même d’intégrer l’Ifsi de Maubeuge, elle travaille quelques mois comme ASH au sanatorium de Felleries. Sa première journée la hante encore. « Les longs couloirs froids. Et les pleurs d’un vieil homme à qui le médecin était en train de faire une ponction pleurale alors que je venais me présenter. Du sang a giclé dans le haricot, qu’on m’a tendu sans un mot. Le patient est décédé en fin de journée. » Les mois filent, dans un service où se vivent deux à trois morts par jour, notamment au pavillon mouroir où sont confinés les patients « en bout de course », vieillards tuberculeux ou ex-légionnaires atteints de syphilis. Vider les crachoirs, faire les toilettes, y compris mortuaires, poser des sangsues ou effectuer un lavage vésical… Le quotidien est éprouvant. Mais les fous rires avec les collègues et le désir de prendre soin l’emportent.

De ses années d’études, Claudie retient surtout ses convocations chez la directrice. L’une pour s’être présentée le premier jour les cheveux détachés – « quand c’était tailleur, bas et calot obligatoires ! » Une autre pour la blâmer d’avoir giflé un interne qui lui avait mis la main aux fesses. Son DE en poche, elle fait ses gammes techniques en clinique, en chirurgie, puis en réanimation. Mais, très vite, elle a l’impression de ne pas voir les patients, et tourne en rond. Que faire, se demande celle pour qui « l’hôpital rime alors avec travail sur l’homme découpé – la vésicule du 12, les poumons du 18 » ? Sans compter un caractère autonome qui s’accommode mal des hiérarchies institutionnelles. À l’époque, elle trouve une réponse en devenant infirmière à l’usine Renault construction de Maubeuge. Responsable d’une équipe de cinq IDE, elle mixe soins d’urgence, mise en place des interventions des pompiers sur le site et ergonomie. « Un exercice qui appelait une vision du soin très globale, via la prise en compte des conséquences physiques et psychiques du travail à la chaîne », précise-t-elle. Mais elle souhaite effectuer davantage de gestes de soins, et se tourne vers l’exercice libéral. « Faire un pansement pour une escarre, puis changer une ampoule ou échanger autour d’un café », là encore, la pratique « alliant soins, contacts humains et initiative est riche. Mais je n’étais pas très rentable. Mes collègues n’appréciaient pas trop », raconte-t-elle en riant. Alors, après la naissance de son fils, elle repart exercer en entreprise, à l’aciérie Sambre et Meuse. Puis elle rejoint Lille, où elle devient coordinatrice d’un centre de soins infirmiers.

De multiples projets

Visites à domicile, dont beaucoup auprès de personnes en fin de vie, ainsi que dans un foyer pour femmes en sevrage alcoolique et auprès d’ex-détenus hébergés par l’Atre (Association tricastine pour le respect de l’enfant), participation aux commissions de quartier… Encadrant 16?IDE, Claudie développe maints projets, notamment pour les patients atteints du VIH : avec l’association Aides, elle participe à la mise en place d’appartements thérapeutiques ; elle cofonde le premier réseau ville-hôpital pour les porteurs du VIH de la région, avec Aides, l’hôpital de Tourcoing ainsi que l’association Généralistes et toxicomanie 59-62. « Dix années de vie professionnelle épanouie », décrit-elle. Mais éprouvantes aussi. Le vécu des patients séropositifs la mine. « Voir mourir des jeunes de 25 ans dans des souffrances atroces, et le rejet familial et sociétal le plus total. Essuyer les larmes de sang de celui qui vient de voir s’enfuir le kiné à la simple mention du mot “sida”… C’était insupportable. » Claudie jette l’éponge et, pour recharger ses batteries, passe son diplôme de cadre de santé. Elle pense alors repartir en ville, mais plonge dans le monde hospitalier à la faveur d’une rencontre avec un chef de service en rhumatologie. « Certification, ouverture d’un hôpital de jour, mise en place d’ETP… Cela a été une “plongée en eaux profondes” ! Mais l’équipe, des ASH au chef de service, était si chouette que l’expérience a été intense. »

Médecine légale et pénitentiaire

Mi-2009, nouveau virage. Direction la médecine légale et pénitentiaire. « J’étais la seule candidate », sourit-elle. L’exercice est complexe, ne serait-ce qu’en raison de l’image collant à ces services. « Asseoir leur place n’a rien d’évident, tant la mort est toujours taboue à l’hôpital, et la violence difficilement appréhendée », souligne-t-elle, se souvenant au passage que son mémoire d’Ifsi sur la mort à l’hôpital ne figurait pas dans la bibliothèque des lieux. « Le sujet est trop douloureux », avait-on argué. Mais la soignante aime les défis. Et elle est servie. À peine arrivée, elle affronte la mise en œuvre de la réforme médecine légale(1), synonyme de reconnaissance de la spécialité et de réorganisation des services, plaçant l’hôpital public au cœur du dispositif – 30 IML dédiés à la thanatologie sont créés et 48 UMJ dédiées à l’accueil des victimes de violence et des gardés à vue sont créées ou maintenues.

À l’IML lillois, Claudie se frotte « aux embauches, à l’élaboration de protocoles qualité en matière d’hygiène et au casse-tête de commandes de matériel type scie à crâne et couteaux à cerveau » ! La création de l’UMJ, en lieu et place de la simple consultation qui existait jusque-là au CHU, n’est pas moins complexe. Mais le projet lui tient à cœur, d’autant qu’il est synonyme de reconnaissance du rôle infirmier dans la spécialité, la réforme instituant l’impératif de présence infirmière en UMJ. « Certes, peste Claudie, pour pouvoir ouvrir, comme prévu, l’UMJ 24 heures sur 24, il faudrait sept ETP d’IDE, quand les financements accordés ne correspondent qu’à trois. » Il n’empêche, cette réforme est un pas en avant riche de possibles. « Accueil, écoute, évaluation, accompagnement pour examens dans différents services du CHU, orientation vers les associations d’aide aux victimes. L’exercice des trois infirmières du service, très transversal, est une véritable ouverture professionnelle et, surtout, un plus considérable pour les victimes », note-t-elle. L’UMJ est en phase de calage – elle vient de déménager, afin de disposer de locaux adaptés ; les gardés à vue n’y sont pas encore accueillis, « mais cela ne saurait tarder », espère la cadre du service. Le défi reste de taille mais n’est pas pour lui déplaire. L’exigence de justice. Toujours et encore.

1 – Depuis janvier 2011, la réforme de la médecine légale est inscrite dans les cicrulaires interministérielles des 27 et 28 décembre 2010.

MOMENTS CLÉS

1958 Naissance à Jeumont (59).

1977 Part en coopération en Algérie.

1978-1979 Travaille comme ASH au sanatorium de Felleries.

1982 DEI à Maubeuge. Exerce en chirurgie à Dunkerque.

1983-1984 Devient infirmière du travail chez Renault Construction à Maubeuge.

1984-1989 Infirmière libérale à Bavay.

1989-1992 Infirmière du travail chez Sambre et Meuse. DU en ergonomie.

1992-2003 Infirmière coordinatrice en centre de soins infirmiers à Lille.

1992-2003 Diplômée de l’IFCS de Lille, cadre en rhumatologie au CHU.

Depuis 2009 Cadre de santé en UHSI et en médecine légale au CHU de Lille.

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