Objectif : meilleures pratiques - L'Infirmière Magazine n° 317 du 15/02/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 317 du 15/02/2013

 

SALLES D’INJECTION

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

En attendant l’ouverture éventuelle de salles de consommation à moindre risque (SCMR) courant 2013, les associations Médecins du monde et Aides proposent des séances d’accompagnement et d’éducation aux risques liés à l’injection.

Leur parole est parfois pudique, voire craintive, parfois intarissable, mais, à Paris comme à Toulouse, les histoires que relatent Tony(1), Martin, Théo et les autres ne sont jamais tendres – les récits de vie des usagers de drogues mêlent souvent plaisir et enfer. « J’ai la haine », souffle ainsi Tony, vieux briscard au regard perdu de près de 60 ans, qui ne compte plus les années passées à s’injecter des substances. En ce moment, il carbure au skenan, un dérivé de morphine qu’il broie pour se l’injecter. « Oh, c’est sûr, ça te met bien pour cinq balles. Mais ça te bouffe aussi. C’est la mort en marche. Et je vous parle pas des conditions dans lesquelles on fait ça. » À Paris, certains trottoirs entre Barbès et la gare du Nord disent à eux seuls cette insécurité sanitaire dans laquelle les plus précaires des usagers de drogues vivent et se shootent. Ici et là, seringues et « gamelles », qui ont remplacé les cuillères des anciens, jonchent caniveaux, poubelles et toilettes publiques. « Les sanisettes, c’est encore souvent ce qu’il y a de mieux, commente Théo. C’est moins risqué qu’un bout de trottoir, ou qu’un parking obscur où tu ne vois pas qui risque d’arriver. Mais ça pue et c’est plein de microbes, de seringues et de cotons sales. Tu peux choper plein de trucs. Et c’est si petit, et tu es si pressé, si stressé, que parfois, tu ne fais pas gaffe – tu n’injectes pas la bonne dose, ou tu te loupes. » Veines abîmées, abcès, septicémies, infection virales – VIH et VHC… Les risques encourus lors de l’injection sont multiples. Théo tairait presque qu’il a, pour sa part, « chopé une hépatite C », mais, il en est persuadé : « Ça ne serait pas arrivé dans une salle de shoot. Et ça ne serait pas arrivé ici. » Ici, c’est-à-dire dans le camping-car banalisé de l’association Médecins du monde, stationné trois jours par semaine entre la gare du Nord et l’hôpital Lariboisière, se mène en effet une action inédite : des séances d’accompagnement et d’éducation aux risques liés à l’injection y sont proposées, dans le cadre d’un programme national de recherche mené avec l’association Aides et le partenariat de l’Inserm. « Des usagers volontaires viennent avec leurs produits s’injecter sous le regard d’acteurs associatifs formés à la réduction des risques, qui, sans jamais intervenir physiquement, tentent d’aider ces personnes à améliorer leurs pratiques, explique Christian Andreo, directeur des actions nationales chez Aides. Le déroulé des séances est très cadré, mais il s’apparente, en fait, aux programmes d’apprentissage à l’auto-injection que l’on peut trouver, notamment, en diabétologie. L’objectif, c’est d’aider la personne à limiter les dégâts. »

Dommages veineux

Baptisé Aerli(2), et financé par l’ANRS(3), ce programme part d’un constat de terrain : si la politique de réduction des risques (RdR), notamment via l’échange de seringues, a considérablement réduit la contamination par le virus du sida, il n’en va pas de même pour celui de l’hépatite C, qui toucherait 40 à 60 % des usagers de drogues par injection, ou pour les dommages veineux, dont souffrent de nombreux toxicomanes. « Certes, souligne David, éducateur à la santé chez Médecins du monde, lorsqu’on distribue des seringues, on explique comment utiliser le matériel, et des temps d’accompagnement à l’injection existent en Caarud(4), où les usagers s’entraînent sur un bras artificiel… Mais, bien souvent, on voit ces personnes revenir avec des abcès, des veines dans un état lamentable. Car, même si elles ont les bonnes infos sur les pratiques à risques, quand elles se shootent, dans le stress, elles les négligent, les oublient. Pouvoir observer les pratiques de chacun et disposer d’un temps d’échange, cela nous permet d’aller plus loin en termes de RdR – de véritablement adapter notre message. » Le programme, qui a débuté début 2011 et doit se poursuivre jusqu’à la fin de l’année, est mené en Caarud (dont quelques unités mobiles) dans 16 villes de France, avec plus de 200 usagers volontaires. Dans la moitié des lieux, les usagers bénéficient de séances Aerli (au minimum trois séances dans les cinq mois suivant leur entrée dans l’étude), dans l’autre, ils viennent « simplement » témoigner de leurs pratiques d’injection. Suivis durant douze mois, ils doivent par ailleurs tous participer à trois entretiens téléphoniques avec un chercheur de l’Inserm, qui comparera ensuite les résultats. « Ces entretiens sont anonymes, et, par souci scientifique, même nous, acteurs de terrain de l’étude, ne connaissons pas le détail des questions posées par l’Inserm », précise Christine de Froment, chargée de projet du Caarud de Aides à Toulouse, où 13 usagers participent au programme Aerli.

Une longue liste de produits

« Qu’as-tu consommé ces trente derniers jours ? » « Et ces dernières 48 heures, quels produits, médicaments compris, as-tu pris ? » « À quand remonte ta dernière injection ? » À elles seules, les réponses aux premières des questions posées au début de chaque séance d’Aerli laissent voir combien l’injection a vite fait de happer chacun. Alcool, cannabis, héroïne, cocaïne, crack, subutex, méthadone, skenan, benzodiazépine…, la liste est souvent longue, la consommation de plusieurs produits, usuelle. Et l’état des parties du corps où chaque usager compte s’injecter son produit – bras, mains, jambes, jugulaire parfois – dit trop souvent la détresse et le délabrement physique : veines noircies, bleus, cicatrices d’abcès… Ce soir-là, dans le camping-car de Médecins du monde, Thiên explique aux deux membres de l’équipe du programme avec qui se déroule la séance – Jeanne, infirmière, et Aude, bénévole – qu’il s’est injecté deux fois de l’héroïne ces dernières 48 heures. « C’est peu par rapport à d’habitude, souligne-t-il. J’ai aussi avalé mes médocs, valium et compagnie, et pris du crack, il y a trente minutes, par injection. Là, j’ai du skenan. »

Comme lors de chaque séance, une fois les premières questions posées, Jeanne et Aude font en sorte de s’effacer quelque peu. Elles laissent Thiên s’injecter sous leurs yeux – « tu fais comme tu as l’habitude de faire ». Cela dit, auparavant, elles lui ont demandé s’il était d’accord pour qu’elles lui parlent durant l’injection ; comme beaucoup d’autres usagers, Thiên a accepté, et le dialogue autour de sa pratique se noue dès ce moment. Une fois le matériel nécessaire à son injection disposé sur la table en inox, le jeune homme débute sa « cuisine », comptant les gouttes d’eau avec lesquelles il mélange son produit – « c’est rare », remarque Jeanne. Mais, un instant plus tard, une fois la préparation chauffée, il arrache avec les dents le filtre de cigarette dont il compte aussi se servir pour sa préparation. « Hop, le reprend Jeanne, ce que tu fais, là, c’est comme si tu léchais ton site d’injection – c’est risqué, car dans la bouche, il y a des bactéries, des champignons comme le Candida albicans. » Thiên s’étonne, et reprend tout, en utilisant un Sterifilt donné par Jeanne. Son injection faite, la conversation se poursuit, s’ouvrant sur la perception qu’il a des risques pris un instant auparavant. « Sur une échelle de 1 à 10, à combien l’évalues-tu ? », l’interroge Jeanne. « Oh ! zéro, par rapport à d’habitude. » « Mais encore » « Eh bien, si tu m’interroges sur mes pratiques habituelles, je dirais 6 peut-être », concède le jeune homme. Recherche et soins des veines, notions d’hygiène… L’échange est nourri. Partant des observations faites par Jeanne et Aude,0 et des interrogations pratiques de Thiên, il permet de lui délivrer des conseils adaptés. Et, une fois la confiance établie, d’établir un dialogue pour aller plus loin. Pas à pas, le jeune homme, qui a envie de parler, évoque son vécu familial, ses premiers pas dans le sniff, puis l’injection, ses tentatives de sevrage, qui ont jusqu’ici échoué – « Pourquoi ne pas retenter, oui, pourquoi pas », commente-t-il… Même si, ce soir-là, il enchaîne aussitôt en évoquant la dose « d’héro » que doit lui fournir un nouveau dealer. Avant de filer en coup de vent à la fin de la séance.

Pratique intime et taboue

Participer à un tel programme n’est pas toujours facile. Pour les équipes accompagnant les usagers, confrontées à une détresse qu’elles pourraient vouloir prendre à bras-le-corps, mais avec laquelle il faut composer, pour, justement, être pertinent : partir non pas de ses présupposés ou de ses tentations de dire « stop », mais des pratiques observées, pour pouvoir agir sur elles. Pour les usagers aussi, et peut-être même plus encore, « car l’injection est une pratique intime, taboue… La réaliser face à deux personnes, c’est dur, trop dur même pour certains », confie Rizlen Bouzoubaa, coordinatrice de Aides en Midi-Pyrénées. Sans compter les difficultés liées aux conditions de vie des uns et des autres, parfois extrêmement précaires, et fluctuantes. « Si nombre de ceux qui viennent recherchent avant tout l’amélioration immédiate de leurs pratiques, et un lieu sûr et sain, beaucoup ont aussi conscience, et envie de participer à une recherche militante », confie David. Un constat partagé par Martin, un jeune usager du Caarud toulousain de Aides, qui souligne « la richesse de l’apprentissage possible via une telle étude, et sa volonté de contribuer au débat sur les salles de shoot ». Certes, comme l’explique Jean-François Corty, responsable des missions France de Médecins du monde, « les deux projets sont distincts : Aerli, c’est une démarche très protocolisée d’éducation à la santé. Les salles de consommation, ce sera, je l’espère, la seconde étape, essentielle, notamment pour les plus précaires. Mais, entre les deux, le lien est fort, et dans le projet de SCMR que nous portons avec l’association Gaïa sur Paris, des séances d’Aerli sont d’ailleurs prévues. »

Sur le programme Aerli, équipes et usagers en sont convaincus : ces salles, objet de débats virulents actuellement en France, sont un progrès. Et de citer une étude de l’Inserm de 2010, établissant qu’elles « apportent des bénéfices aux usagers » – santé améliorée, moins de comportements à risques – et « bénéficient également à la communauté, l’usage de drogues en public se réduisant », via la diminution du nombre de shoots dans la rue. Alors, espérant leur ouverture prochaine, Jeanne, David et les autres fourbissent leurs armes dans leur petit camping-car.

1- Tous les prénoms ont été modifiés.

2- Accompagnement éducation aux risques liés à l’injection.

3- Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales.

4- Centre d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques des usagers de drogues.

TÉMOIGNAGE

« Il faut être capable d’entendre »

JEANNE INFIRMIÈRE SUR LE PROGRAMME AERLI CHEZ MÉDECINS DU MONDE

« En tant qu’infirmière, pour qui le geste d’injection est, a priori, synonyme de soins, observer et accompagner l’injection des usagers sur ce programme, cela demande une sacrée prise de distance ! Il faut laisser tomber ses représentations, être capable d’entendre et de comprendre le plaisir qu’un usager peut ressentir à s’injecter une drogue, en quelque sorte résister à ses réflexes de soignante. Pas facile, peut-être…, mais essentiel pour accompagner chacun au mieux ! Pour être dans une véritable démarche de RdR, au plus près des pratiques personnelles propres à chaque usager. L’essentiel, ici, c’est la capacité à nouer un lien, un dialogue, seul fil pertinent pour faire passer un message adapté à l’amélioration des pratiques, et, finalement, pour agir en termes de santé publique. Sachant qu’à partir de là, d’autres portes s’ouvrent, parfois – une réflexion sur l’alternative à l’injection, ou un réapprivoisement du système de santé. Par ailleurs, j’ai travaillé durant quelques années en réa, et j’ai été témoin du mauvais accueil des usagers de drogue par certains collègues, confinant à une extrême rudesse. Donc, participer à Aerli, c’est aussi, pour moi, un positionnement très militant – je voudrais faire tomber les barrières, de part et d’autre. »