Des agents sur le pont - L'Infirmière Magazine n° 315 du 15/01/2013 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 315 du 15/01/2013

 

ACCÈS AUX SOINS

SUR LE TERRAIN

INITIATIVE

En Saône-et-Loire, des infirmières exercent en tant qu’agents de santé. Objectif : accompagner des personnes isolées, bénéficiaires du revenu social d’activité, vers le système de soins.

Aller chez le gynéco ? Pour quoi faire ? Je vous dis que le couple, ça m’intéresse pas… », s’exclame Sabine(1), 46 ans, assise à la table du salon de son deux pièces HLM. Stéphanie Duvignaud, infirmière et agent de santé pour l’association Le Pont laisse passer un silence, et consulte les documents de son dossier. «  Sexualité ou pas, vous savez, il faut faire attention, répond-elle. Et puis, il y a des antécédents dans votre famille qui pourraient justifier une mammographie… » Sur ce point, la célibataire se laisse convaincre…« Mais le dentiste, je n’irai plus, s’emporte-t-elle. Quand j’ai eu la carte Vitale, j’y suis allée et il m’a fait un mal… » Pour l’heure, Stéphanie discerne d’autres priorités : prendre rendez-vous chez le cardiologue et travailler sur la nutrition, Sabine souffrant d’un surpoids important et de diabète. Le service des agents de santé du Pont a été créé en Saône-et-Loire en 2001.« Cette initiative faisait suite à la publication d’un rapport du Haut Conseil à la santé publique sur les inégalités d’accès aux soins, rappelle Arnaud Audet, chef de service de l’association. Le Praps (programme régional d’accès à la prévention et aux soins) de Bourgogne préconisait alors la mise en place d’agents de santé pour les personnes en situation de précarité. » À l’époque, Le Pont recrute donc trois infirmières pour intervenir sur le nord du département (Autun, Chalon et Louhans). « Elles avaient pour mission d’accompagner toute personne en difficulté sociale ou isolée et ne se soignant pas, ou se soignant mal, vers le système de santé », résume Arnaud Audet. Il s’agit de personnes qui n’ont pas consulté de médecin ou de dentiste depuis des années parce que, tout simplement, elles ne possèdent pas de véhicule et ont des ressources très faibles, d’individus sans domicile fixe, de toxicomanes qui se sont totalement désintéressés de leur santé… En 2011, l’ARS se désengage du programme qu’elle co-finançait jusqu’alors, mais le conseil général, lui, augmente sa participation. Après quelques mois de battement, le service est repensé, composé désormais de cinq agents répartis sur l’ensemble du département. Il vise alors uniquement les bénéficiaires du RSA socle.

« Une assistante de service social nous adresse les personnes, et le dossier doit être approuvé par l’équipe pluridisciplinaire locale. Elle regroupe un adjoint d’insertion, un représentant des usagers et un représentant de Pôle Emploi », explique Stéphanie, qui exerce sur le secteur Charollais-Brionnais. Une rencontre est organisée en amont entre le bénéficiaire, l’ASS et l’agent de santé. Chaque suivi est initié pour une période de six mois, renouvelable quatre fois. Pour Stéphanie, cela signifie toujours se déplacer au domicile : 85 % des personnes qu’elle visite n’ont aucun moyen de locomotion. « Quand je détaille mon activité, note-t-elle, je constate qu’un quart de mon temps est passé dans la voiture : rendez-vous à domicile ou transport du bénéficiaire vers un professionnel de santé. Heureusement, ce temps peut être utilisé pour discuter… » Les patients suivis par Aurélie Rawinski, qui exerce en zone urbaine, sur le secteur Mâcon-Cluny-Tournus, ont davantage la possibilité de se rendre à son bureau, en transports en commun, à pied, voire, pour certains, en voiture. « Je les incite d’ailleurs au maximum à venir dans nos locaux, cela les redynamise, explique la jeune femme. Ils se préparent, et cela leur fixe un objectif dans la journée. »

Problèmes d’alcoolisme

Ce mercredi matin, pourtant, c’est elle qui se déplace jusqu’au domicile de Jean-Jacques(2), 60 ans, qu’elle suit depuis quelques mois. L’homme est alcoolique et atteint du syndrome de Korsakoff, il souffre de pertes de mémoire. À chaque visite, Aurélie a peur de le trouver décédé. Aujourd’hui, Jean-Jacques tarde à réagir à la sonnerie de l’interphone. Lorsque la porte s’ouvre enfin, il est en slip, et la jeune femme s’étonne que son arrivée le réveille, à 9 heures, alors qu’il a l’habitude de se lever dès 3 heures du matin. Une fois habillé, il ouvre grand la porte. Aurélie pénètre dans le petit appartement aux volets clos, où l’atmosphère mêle tabac froid, confinement et odeurs corporelles… « Oh, j’en reviens pas d’avoir dormi autant », ne cessera-t-il de répéter tout au long de leur conversation. L’agent de santé, elle, lui rappelle ses prochains rendez-vous médicaux et note les dates sur des Post-it collés ensuite sur le réfrigérateur. « Je l’y emmène toujours, confie-t-elle, car il ne se souvient pas du trajet. » Elle vérifie ses boîtes de médicaments, évoque ses problèmes de sommeil, la possibilité d’un hébergement collectif… Au bout de quinze minutes, n’y tenant plus, il se sert un verre de vin. Ce qui amène Aurélie à discuter avec lui de sa consommation. Treize des 32 personnes qu’elle suit ont un problème d’alcoolisme…

Les bénéficiaires sont à plus de 60 % des hommes, le plus souvent sans charge de famille et vivant seuls. Mais un quart des patients d’Aurélie sont des femmes en foyer monoparental… Côté santé, les personnes présentent surtout des problèmes ophtalmologiques et dentaires, des addictions diverses (outre l’alcool, la toxicomanie n’est pas rare, même dans les zones rurales). Les troubles psychiques sont fréquents.

Un réseau indispensable

L’agent de santé – qui n’assure plus aucun soin – doit se constituer un excellent réseau : médecins, spécialistes, travailleurs sociaux, caisses d’assurance maladie, maison départementale des personnes handicapées, centres médico-psychologiques… « Lorsque leur suivi est initié, environ 40 % de mes bénéficiaires n’ont pas de droits ouverts, et la plupart n’ont même pas de médecin traitant », précise Stéphanie. Un écueil, étant donné la raréfaction des médecins en zone rurale. « Tous ceux de mon secteur vont progressivement partir à la retraite, s’inquiète l’infirmière. Les autres ont leur carnet de rendez-vous complet. » Quant aux spécialistes, ils sont encore moins nombreux : un an d’attente à Paray-le-Monial pour une consultation ophtalmo ! « J’ai trouvé une ophtalmologue qui fixe des rendez-vous à quatre mois », se félicite Aurélie.

Après la visite chez Jean-Jacques, elle se rend chez la spécialiste afin d’y prendre date pour tous les bénéficiaires qui en ont besoin. Puis elle retourne au bureau, où l’attend Walter(3), la cinquantaine. Au cours de l’entretien, ils évoquent sa vie quotidienne, ses relations avec sa famille, son état de santé. Elle prépare avec lui une opération de la cataracte, et lui précise la date de rendez-vous avec l’anesthésiste, celle de l’intervention, et insiste sur la nécessité de rester sobre… Walter a déjà perdu une occasion de se faire opérer, six mois plus tôt. « J’avais pas assez de sang dans l’alcool », plaisante-t-il. Aurélie ne rit pas, elle sait que l’ophtalmologue ne laissera pas de troisième chance au patient… « On ne guérit pas les gens, conclut Stéphanie. Mais si nous parvenons à leur redonner un peu d’autonomie et de stabilité, qui les aident à retrouver une vie sociale normale, c’est déjà un objectif d’atteint. »

1– Tous les prénoms des bénéficiaires ont été changés.

TÉMOIGNAGE

« Il faut une certaine maturité »

AURÉLIE RAWINSKI ET STÉPHANIE DUVIGNAUD

AGENTS DE SANTÉ – ASSOCIATION LE PONT

→ Aurélie et Stéphanie ont toutes deux exercé pendant trois ans en psychiatrie, avant de répondre à l’offre d’emploi diffusée par Le Pont. « Cette expérience antérieure est très utile, car beaucoup de mes bénéficiaires sont psychotiques ou névrosés », note Aurélie. Stéphanie, elle, apprécie la grande autonomie de sa fonction. « Mais il faut avoir acquis une certaine maturité et être à l’aise dans l’intervention au domicile, on entre quand même dans l’intimité de la personne », remarque-t-elle. Une fois par mois, les cinq agents du service se retrouvent pour analyser leurs pratiques, sous la supervision d’un psychologue. « Pourtant, le travail en équipe me manque, note Aurélie. On est seule sur un secteur, il faut pouvoir compter sur un réseau solide et compétent. »