« La seule façon d’agir, c’est de refuser » - L'Infirmière Magazine n° 313 du 15/12/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 313 du 15/12/2012

 

INTERVIEW : JEAN-PIERRE CORBEAU, SOCIOLOGUE DE L’ALIMENTATION, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ FRANÇOIS RABELAIS DE TOURS

DOSSIER

Pour Jean-Pierre Corbeau, l’importance de l’alimen-tation en milieu hospitalier n’est plus à démontrer. Si les repas proposés ne répondent pas au désir des patients, cela découle de la logique purement financière adoptée parles établis­sements. La nourriture doit non seulement être bonne à manger, mais aussi bonne à penser.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quel regard portez-vous sur la politique hospitalière en matière d’alimentation ?

J.-P. CORBEAU : Il y a une certaine vision de la gestion de la santé… On consacre du temps à la politique de mise en place sur la qualité, la certification, l’administration, mais tout « coûte cher » quand on aborde le « trivial » de la nourriture. La question est de savoir quel bénéfice on tire à modifier l’alimentation. Et de se demander si l’interdit ne va pas faire baisser le moral, et rallonger l’hospi-talisation. Il faut respecter l’identité du mangeur, trouver des compromis. Proposer des mets qui ont du sens pour le patient, qui le construisent ou le reconstruisent.

L’I. M. : Rien n’est fait pour cela ?

J.-P. C. : Dans son rapport sur L’Alimentation en milieu hospitalier, remis en 1997 au ministre de la santé, Bernard Guy-Grand, ancien chef du service nutrition de l’hôpital Hôtel-Dieu, met en avant trois fonctions essentielles : thérapeutique, préventive et hôtelière. Il relie tout cela avec une logique de pluridisciplinarité, de travail en équipe.

La nourriture est dès lors considérée comme un soin devant s’intégrer dans une stratégie globale de prise en charge du patient, sans dissocier les aspects logistiques de l’alimentation de ses objectifs nutritionnels. Mais les problèmes posés par la prise en charge nutritionnelle des patients hospitalisés sont toujours d’actualité. Avant toute chose, pour comprendre quel sens prend la nourriture, il faut en même temps connaître et respecter le patient.

L’I. M. : Les responsables sont-ils conscients de cela ?

J.-P. C. : Si on regarde comment fonctionne un hôpital, selon le statut, le régime alimentaire n’est souvent pas le même. Les chefs de services, les directeurs d’établissements ne vont pas investir sur la convivialité à l’intérieur de l’hôpital : leurs propres repas sont négligés.

D’ailleurs, les réunions se font souvent à l’heure du déjeuner car il ne faut pas perdre de temps. La convivialité suppose un temps pour manger. Pour ceux-là, s’ils décident de partager un repas, ils se retrouveront à l’extérieur de l’hôpital, dans un lieu plus festif.

L’I. M. : Pourquoi les repas servis à l’hôpital manquent-ils de goût ?

J.-P. C. : Les aliments, par des cuissons et des refroidissements spécifiques sont déconstruits, puis, refragmentés. En cuisine, on fait le contraire de ce que l’on devrait faire. L’équipe de cuisine est comme un cheval de Troie. On lui dit de ne pas mettre de sel, elle applique les règles. Si un certain nombre de patients dépendent d’un régime sans sel, ce sont tous les patients qui vont avoir des plateaux sans sel. La seule façon d’agir, c’est de refuser ! Par ailleurs, les cuisiniers sont mal payés, l’alimentation n’est pas valorisée dans les formations et les marchés passés en cuisine sont externalisés au plus offrant. En général, ce sont les contraintes budgétaires qui donnent le la.

L’I. M. : Quelles conséquences sur les patients

J.-P. C. : Hormis la dénutrition, les effets délétères sont d’aller chercher quelque chose à grignoter dans les distributeurs ou de se faire apporter des aliments de l’extérieur. Ce phénomène est symptomatique de tous les hôpitaux. Parle-t-on alors d’équilibre alimentaire, de calories, de sucre, de sel ? Tout cela répond, de la part de l’établissement, à une logique purement financière. Beaucoup de nourriture circule en dehors des cuisines. À l’extérieur des hôpitaux, on trouve des camions de pizzas, des friteries. Les visiteurs y achètent des denrées qu’ils apportent aux malades, même si c’est interdit. Cela rappelle le kebab, le burger, ce que nombre de patients mangent ordinairement. Et puis, c’est l’occasion pour les familles de faire plaisir, de partager. N’est-ce pas là l’un des gages de la guérison ?

L’I. M. : Ce type d’alimentation n’est-il pas dommageable ?

J.-P. C. : Le snacking est sécurisant. C’est la culture de la plupart des patients. Des légumes verts dans l’assiette ou la barquette ne seront pas mangés, car, au-delà, il y a la dimension symbolique. Ce qui est important c’est de donner envie de manger. L’aliment doit raconter une histoire au malade qui doit être compatible avec sa propre histoire. Il faut expliquer d’où vient le plat. Les malades se fichent de la traçabilité. En revanche, ils aiment savoir si le produit provient d’un champ voisin ou de l’île de la Réunion. L’information sensorielle est essentielle. Cela crée une dimension affective.