« L’intelligence du singulier, une capacité de fond » - L'Infirmière Magazine n° 311 du 15/11/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 311 du 15/11/2012

 

ÉDUCATION THÉRAPEUTIQUE

RÉFLEXION

MARIE-CAPUCINE DISS  

Pour Walter Hesbeen, l’éducation thérapeutique questionne l’ensemble des pratiques soignantes, qui devraient être davantage centrées sur la rencontre avec chaque patient, perçu comme le « sujet de sa propre existence ».

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Comment concevez-vous l’éducation thérapeutique ?

WALTER HESBEEN : Il me semble qu’il y a deux grandes orientations possibles pour l’éducation thérapeutique. Soit faire en sorte que le patient adopte les comportements que l’on veut qu’il adopte, pour son bien, ce qui relève d’une démarche, disons, autoritaire, ou utilitaire. L’autre forme consiste à aider le patient à prendre soin de lui-même. À mon avis, la première approche n’est pas la plus judicieuse, ni la plus respectueuse du patient. Si l’on opte pour la deuxième orientation, l’éducation thérapeutique n’est plus, alors, une fin en soi. L’espoir que je mets en elle, c’est qu’elle agisse comme un levier pour amener, convier une équipe à revoir ses pratiques, à reréfléchir sur celles-ci. C’est ce que j’observe dans certaines structures.

L’I. M. : Cela pose la question de la relation patient-soignant…

W. H. : Dans la pratique quotidienne, on peut être animé de deux types d’intentions. Quand un soignant se rend dans la chambre d’un patient, s’y rend-il pour « faire quelque chose », ou bien pour rencontrer cette personne (et, à l’occasion de cette rencontre, faire, naturellement, ce qui doit l’être) ? Il s’agit vraiment d’une question d’état d’esprit : est-on centré sur les actes, ou sur la personne ? Si l’éducation thérapeutique s’inscrit dans un contexte d’actes, on aura pour objectif que le patient soit conforme au comportement que l’on attend de sa part. Dans ce cas, il n’est pas question de la personne, mais bien de ses comportements. Sans compter que l’éducation thérapeutique ne devrait pas incomber à une infirmière isolée. Cette réflexion sur le « prendre soin de la personne » renvoie à la cohésion d’équipe, qui est, d’ailleurs, une notion à relativiser. D’une part, il n’est pas certain que, dans une équipe, tout le monde soit animé d’une même considération pour l’humain ; d’autre part, il n’est pas sûr non plus que l’on y soit aisément capable de réfléchir ensemble aux comportements les plus judicieux à adopter face à tel patient ou à son entourage.

L’I. M. : Comment peut s’engager cette réflexion collective ?

W. H. : L’éducation thérapeutique ne devrait pas être un élément que l’on ajoute, mais plutôt faire partie intégrante de la pratique quotidienne des soins. Au niveau d’une structure, il s’agit vraiment d’une orientation, d’une tonalité globale : à quoi accorde-t-on le plus d’importance ? Aux actes, ou à la prise en compte de la personne à qui sont destinés ces actes ? On devrait, me semble-t-il, se montrer très vigilants face aux discours tenus par les directions, et au sein des équipes. Lorsque l’on se trouve dans une logique de hiérarchisation des actes et des tâches, on considère qu’il y a des actes prestigieux et d’autres, qui ne le sont pas. Alors que, pour un patient donné, il n’y a pas de petit ou de grand acte de soin, seul compte ce qui est important pour lui.

L’I. M. : Quels actes soignants vont prendre de l’importance pour les patients ?

W. H. : Nous pouvons observer que les actes généralement considérés comme les moins gratifiants, les moins valorisés, sont pourtant ceux qui prennent le plus d’importance pour le patient, et le renvoient à sa dépendance, voire à sa déchéance. Nous avons besoin, finalement, d’un professionnalisme beaucoup plus poussé lorsqu’il s’agit d’effectuer ces actes que pour procéder à des actions sophistiquées, spectaculaires, mais qui n’ont pas le même impact sur la vie-même de la personne, sur son sentiment d’existence, en d’autres termes, sur sa dignité.

L’I. M. : L’éducation thérapeutique de type « autoritaire », n’est-elle pas, justement, en train de régresser ?

W. H. : Oui, certainement, elle régresse. Au point que, dans certains établissements, le mot « éducation » est même remis en question. Nous pouvons, en effet, nous poser la question : « Qui sommes-nous donc pour éduquer l’autre à sa santé ? » Ce sont les parents qui « éduquent » leur enfant. Une expression néerlandaise, “patiëntenvoorlichting”, signifie « précéder le patient avec de la lumière », ou « éclairer le chemin ». Elle me paraît davantage adaptée à la démarche qu’il faudrait entreprendre envers un patient. L’étymologie du mot « éduquer », qui veut dire « aider à sortir de », serait aussi une référence plus juste. Pour ma part, j’apprécie l’expression « accompagner », qui renvoie au fondement du soin. Il faut que je rencontre l’autre, là où il est, et que je fasse un bout de chemin avec lui, que je l’« accompagne ».

L’I. M. : Existe-t-il une manière particulière d’aborder chaque patient ?

W. H. : Il n’y a pas de « prendre soin » de l’autre sans volonté de regarder cet autre, avec les particularités qui sont les siennes. Le fond même de la compétence soignante, c’est « l’intelligence du singulier », de la situation telle qu’elle se présente. Cette compétence ne se transfère pas. Je définis « l’intelligence du singulier » comme la capacité à détecter ce qui est important pour l’autre, dans la situation qui est la sienne. Sans cette qualité, les soignants risquent de passer à côté des craintes, des appréhensions, des désirs du patient. Cette attitude fondamentale, cette attention à la singularité de la personne induisent une autre capacité, celle qui mène à accepter que l’autre puisse ne pas désirer ce que nous, soignants, savons être bon ou mauvais pour elle. Cela renvoie à un écueil malheureusement assez fréquemment rencontré chez les professionnels de santé: le sentiment de toute-puissance.

L’I. M. : Voulez-vous dire que la compétence soignante requiert certaines qualités propres ?

W. H. : La compétence d’un professionnel implique une recherche, un tâtonnement face à la singularité de chaque situation de soins. Elle n’est pas l’application d’un savoir, de théories, de protocoles ou autres guides de bonnes pratiques. Il s’agit d’être dans une dynamique de pensée, ce qui est, je le crois, le cas d’un certain nombre de professionnels. Ils en ont envie, mais sont découragés par le contexte institutionnel, par une dynamique d’équipe. Nous sommes plus facilement concentrés sur le « faire » que sur une démarche d’accueil du malade, plus humble, dans laquelle sa singularité est prise en compte. Les discours et les réflexions dans ces domaines doivent évoluer. Naturellement, il faut que les soins soient correctement effectués. De même, l’on attend des soignants qu’ils réactualisent très régulièrement leurs connaissances. En revanche, un trop grand intérêt pour des connaissances pointues et techniques risque de les empêcher de demeurer humbles face aux personnes malades.

L’I. M. : L’humilité est rarement une qualité que l’on va mettre en avant…

W. H. : Je pense que l’humilité devrait être au cœur de tous les métiers construits autour de la relation humaine et, en particulier, quand il s’agit d’une personne malade et dépendante. Le désir d’humilité est certainement l’antidote, le meilleur remède à une attitude arrogante. Le professionnel qui fait preuve d’arrogance ne respecte pas l’autre. Nous avons besoin, au sein des équipes et des institutions, de réfléchir à cette notion d’humilité, à ce refus d’exercer une emprise sur l’autre, qui est l’expression de la considération envers l’autre. L’humilité est parfois confondue avec la soumission. Il ne s’agit pas de se soumettre au malade ou à sa famille, mais de refuser d’exercer une emprise sur lui, alors que le contexte le permettrait aisément.

WALTER HESBEEN

RESPONSABLE PÉDAGOGIQUE DU GEFERS (GROUPE FRANCOPHONE D’ÉTUDES ET DE FORMATIONS EN ÉTHIQUE DE LA RELATION DE SERVICE ET DE SOIN)

→ Infirmier diplômé en 1979.

→ Directeur des services hospitaliers du Centre neurologique William Lennox (Ottignies-Louvain-la-Neuve) de 1983 à 1991.

→ Lauréat de la Fondation Van Goethem-Brichant pour la réadaptation en 1990.

→ Doctorat en santé publique à l’Université catholique de Louvain, sur les soins infirmiers de rééducation-réadaptation.

À LIRE

→ Prendre soin à l’hôpital (éditions Elsevier- Masson), 1997.

→ La qualité du soin infirmier : penser et agir dans une perspective soignante (éditions Elsevier- Masson), 2002.