« Des odeurs subies » - L'Infirmière Magazine n° 311 du 15/11/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 311 du 15/11/2012

 

INTERVIEW : JOËL CANDAU, ANTHROPOLOGUE, PROFESSEUR AU DÉPARTEMENT DE SOCIOLOGIE-ETHNOLOGIE DE L’UNIVERSITÉ DE NICE-SOPHIA-ANTIPOLIS

DOSSIER

M. H.  

Pour cerner notre rapport aux odeurs, Joël Candau a interrogé, notamment, des infirmières. Parmi ses travaux, Mémoire et expériences olfactives (Puf, 2000), « Des odeurs à ne pas regarder » (Terrain 47, septembre 2006) et « Est-on définitivement mort (socialement) quand on ne sent plus ? » (Gaaf, 2012).

L’INFIRMIERE MAGAZINE : Les infirmières se servent-elles de leur nez ?

JOËL CANDAU : Elles font référence à une diversité d’odeurs, liées à des infections, à des maladies, au cancer… Elles peuvent savoir à l’odeur si une plaie évolue bien ou mal, perçoivent l’odeur du méléna ou celle de l’hématémèse. Plus exposées aux odeurs que les médecins (à l’exception des gastro-entérologues), elles acquièrent des connaissances dans ce domaine sur le tas, par imprégnation. Elles prêtent attention de façon pragmatique à certains stimuli olfactifs, et les interprètent comme des informations, des signaux d’alerte.

L’I. M. : Les IDE ne font donc pas l’impasse sur les odeurs…

J. C. : Elles ne les évitent pas systématiquement, mais ne les recherchent pas, ni ne les explorent : elles les subissent. Les professionnels confrontés à des environnements olfactifs désagréables ne parlent pas beaucoup des odeurs de leur vie quotidienne. Employés de la morgue, thanatopracteurs ou médecins légistes n’ont pas tellement envie de s’appesantir sur les odeurs qu’ils rencontrent. Quant aux pompiers, ils se trouvent, comme les infirmières dans « un fond olfactif », mais leur rapport à nombre d’odeurs en reste au stade de la sensation.

L’I. M. : Comment les infirmières décrivent-elles les odeurs ?

J. C. : Dans des termes simples : « ça pue », « ça sent mauvais ». Telle pathologie a une odeur « particulière » ou « caractéristique », sans davantage de précisions. Quand les odeurs sont en lien avec la mort, les mots employés sont violents. À l’hôpital, les odeurs sont connotées négativement, évoquant la souillure, l’impureté, la vieillesse.

L’I. M. : Les odeurs échappent aux mots…

J. C. : Le lexique olfactif est peu élaboré et peu précis. Si quelqu’un évoque une chemise « rouge », on en partage immédiatement une image. S’il parle d’une odeur « épaisse », il est plus difficile de s’en faire une idée commune… Le lexique olfactif relève, entre autres, de la métaphore. Et il s’avère moins riche encore pour les mauvaises odeurs. Là, on est davantage dans le registre de l’agression, de la pénétration : odeurs « piquantes », « qui imprègnent », « collent », « prennent la tête », « représentent un danger ». Dans ce cas, le lexique olfactif est pauvre parce que l’on parle peu de certaines odeurs, et l’on parle peu de ces odeurs parce que le lexique est pauvre… À l’inverse, parfumeurs ou œnologues disposent de moyens très riches pour parler des bonnes odeurs, avec un apprentissage et une dimension hédoniques.

L’I. M. : On veut prolonger l’odeur d’un vin, mais se protéger de celle d’une plaie…

J. C. : Se protéger d’une odeur est difficile. Quand on se bouche le nez, il est déjà trop tard : les molécules odorantes se sont déposées sur l’épithélium olfactif et transformées en odeurs. Comme si on les avalait. L’ingestion est plus intime par le nez que par la bouche, disait Kant.

L’I. M. : Comment a évolué l’usage soignant des odeurs ?

J. C. : Dans le passé, les médecins se faisaient couramment une idée de la maladie en repérant certaines odeurs : au XIXe siècle, la sémiologie olfactive était très forte. Elle s’appuyait sur les humeurs (urines, fèces, expectorations, sueur, vomissements, humeurs d’origine nasale) et les collections (abcès, amas…). Les manuels de médecine l’évoquaient. Aujourd’hui, on ne regarde plus le patient et on ne sent plus : on passe directement à l’étape de l’analyse. Officiellement, la sémiologie olfactive n’est plus utilisée pour le diagnostic, ni enseignée. Mais il en reste quelque chose chez les infirmières. Une culture olfactive.

L’I. M. : La vue serait-elle donc plus importante que l’odorat ?

J. C. : La vue compte culturellement et phylogénétiquement - sur le plan de l’espèce. Mais, sur ce plan, les odeurs aussi sont importantes. L’odeur a constitué un moyen d’alerte, pour éviter de manger de la viande avariée, pour repérer la présence d’un feu… Bien avant la naissance, le fœtus met en œuvre des compétences olfactives. Et, une fois l’être humain mort, le fait que son cadavre pue est sa dernière forme d’expression sensorielle et sociale. Toutefois, les messages olfactifs sont très complexes, faisant intervenir le stimulus, mais aussi un contexte sensoriel et émotionnel, des représentations culturelles… La mémoire d’un stimulus olfactif s’associe à une image, à une expérience, à de multiples informations.