Un tremplin pour mieux sauter ? - L'Infirmière Magazine n° 304 du 01/07/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 304 du 01/07/2012

 

« FAIRE FONCTION »

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Dans une carrière infirmière, souvent considérée comme linéaire, le statut de « faisant fonction » de cadre de santé offre une opportunité d’évolution. Mais attention au revers de la médaille.

Sauter du poste d’infirmière vers celui de cadre de santé, sans passer tout de suite par la case formation. Le pas peut être vite franchi. À l’heure d’une pénurie de soignants, les établissements de santé multiplient le recours à cette pratique. Aussi intéressant soit-il, « l’apprentissage sur le tas » soulève néanmoins bon nombre d’interrogations. Quelles sont les attributions d’une « faisant fonction » ? Combien de temps dure cette période transitoire ? Comment ces nouvelles responsabilités sont-elles acceptées ? Qu’apportent-elles aux infirmières qui choisissent ce statut ? L’itinéraire des « faisant fonction » est difficile à appréhender. « Il n’existe aucune statistique les concernant », explique, en effet, la sociologue Sophie Reinhardt(1). Il est toutefois possible d’estimer leur nombre, en se référant au rapport de la mission cadres hospitaliers présenté par Chantal de Singly : « Les effectifs de cadres hospitaliers s’élevaient en 2007 à environ 45 000 personnes, soit 5,6 % du total des effectifs non médicaux des établissements publics de santé. Si l’on ajoute à ce chiffre l’effectif des personnels “faisant fonction de cadres”, on approche les 6 % des effectifs des établissements publics de santé. » Aussi infime soit-il, le nombre de ces cadres en herbe semble s’accroître d’année en année. Selon les recherches de Sophie Reinhardt, « dans la plupart des hôpitaux, “faire fonction” est devenu une pratique courante pour les infirmiers ayant, ou non, comme projet professionnel de devenir cadres de santé ». Même constat pour Karen Inthavong, directeur de soins à l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille (13). « Nous recrutons en priorité des cadres, mais il n’y en a pas suffisamment. C’est pourquoi nous ouvrons les postes à des personnes qui ont été reçues au concours d’entrée de l’Institut de formation des cadres de santé (IFCS), voire à des personnes ayant le projet de devenir cadre. » Autre profil possible : celui des IDE qui s’investissent dans différents groupes de travail au sein de leur établissement, indiquant ainsi leur capacité à prendre du recul sur la pratique quotidienne.

Pas de cadre légal précis

Si le souhait de la postulante est préférable pour une meilleure intégration dans l’équipe d’encadrement, il arrive parfois que son avis soit peu pris en compte… Selon Sophie Reinhardt, « par manque de personnel cadre de santé, on sollicite de manière très directive, voire forcée, un infirmier ayant de l’ancienneté et de l’expérience dans le service pour prendre le relais et pour remplacer un cadre de santé ». En témoigne Lucile Blanchard, coadministratrice du site www.cadredesante.com, qui « au départ, n’avait pas du tout l’objectif de devenir cadre ».

Supposé être dérogatoire, le statut de « faisant fonction » reste assez nébuleux. Instauré par l’arrêté du 18 août 1995, le diplôme de cadre de santé est obligatoire pour prétendre obtenir le statut officiel de cadre. Et il ne s’acquiert qu’après une année d’études (et un concours d’entrée) à l’IFCS. Aucune validation des acquis de l’expérience (VAE) n’est possible. En revanche, la loi demeure assez confuse concernant les « faisant fonction » et la durée légale durant laquelle ils peuvent s’exonérer du diplôme. « Il n’y a que pour les “faisant fonction” de cadres formateurs qu’un délai maximal est imposé, précise Marie-France Guilbert, directrice de l’IFCS-Croix-Rouge Paris. Au bout de trois ans, ils doivent avoir passé le diplôme. » Malgré l’absence d’obligation, dans le secteur public, la pratique dépasse rarement les trois années. « Il n’y a aucune obligation réglementaire, mais on ne peut pas rester “faisant fonction” pendant trop longtemps. Moi, je l’ai fait pendant trois ans, confie Lucile Blanchard. Actuellement, cela dure plutôt deux ans… Tout dépend de l’établissement employeur. Certains prévoient même de financer la préparation au concours d’entrée à l’IFCS. »

Période transitoire

Dans le secteur privé, en revanche, le passage par la case IFCS semble moins évident. Malgré nos différentes demandes d’interview, aucun établissement n’a souhaité s’exprimer à ce sujet. « C’est une pratique plus répandue dans le médico-social, souffle l’une des fédérations concernées. Mais, comme il n’y a toujours pas de décret, personne ne voudra répondre… » Et Chantal Eymard, cadre de santé et maître de conférences en sciences de l’éducation, de confirmer : « La période de “faisant fonction” reste transitoire dans le public. En revanche, parmi nos étudiants (qui suivent une formation universitaire dédiée au management moins coûteuse que l’IFCS, ndlr), nous voyons souvent des personnes issues du privé qui ne peuvent pas faire l’école des cadres car leurs employeurs ne sont pas prêts à financer un tel projet. » S’ajoute peut-être aussi le fait que l’absence de diplôme permet aux établissements une petite économie en terme de masse salariale… Pour les infirmières concernées, en effet, le changement de statut ne conduit pas toujours à une revalorisation salariale. Tout dépend de la politique des établissements. Ils peuvent, ou non, accorder la prime d’encadrement (dont le montant est le même que pour une cadre de santé titulaire). « Cela représente tout juste 90 euros brut », détaille Lucile Blanchard. Pas sûr, pour autant, que cette somme fasse partie des motivations pour devenir « faisant fonction ». « Au contraire, s’exclame Fabienne Houard, cadre de santé à Elbeuf (76). J’ai même perdu de l’argent, comparé à une infirmière avec la même ancienneté que moi… Avec les primes de weekend et de jour férié, je gagnais nettement plus. » La reconnaissance en terme de rémunération semble pour le moins réduite. De plus, le statut de « faisant fonction » place souvent l’infirmière concernée dans une situation inconfortable en terme de légitimité (lire encadré p. XX). Pourquoi donc s’infliger un tel exercice ? D’autant que leurs responsabilités sont les mêmes que celles d’un cadre titulaire.

Challenge ou idéalisme

Parmi les motivations évoquées par les témoins de cette enquête, deux points arrivent en tête. D’une part, bien que transitoire, ce statut offre une meilleure qualité de vie : il permet à l’infirmière d’avoir des horaires plus conventionnels, compatibles avec une vie sociale. D’autre part, cette nouvelle fonction recouvre l’idée d’un véritable challenge. Elle impose, certes, des responsabilités plus importantes, mais pousse aussi vers de nouveaux défis professionnels. « Pour ma part, je suis issue d’une famille de professions libérales, révèle Fabienne Houard. J’ai toujours aimé monter des projets. D’ailleurs, je ne me vois pas terminer ma carrière dans mon poste actuel. » S’ajoutent d’autres visions, plus idéalistes… « Certaines espèrent être le cadre qui parviendra à résoudre tous les problèmes qu’elles ont rencontrés en tant qu’infirmières », commente Chantal Eymard. Avant de rappeler l’intérêt de se confronter à la réalité : « En “faisant fonction” de cadres, elles peuvent sortir de l’illusion de la posture du cadre tout-puissant. »

Nul doute : faire fonction de cadre n’est pas donné à tout le monde. C’est d’ailleurs pour cette raison que Karen Inthavong s’attache à « repérer des aptitudes de management » parmi son personnel soignant. « Il s’agit de ne pas mettre en difficulté une personne en lui proposant un poste », insiste le directeur de soins. Pour y parvenir, cette dernière a mis en place un système de tutorat informel dans son établissement : « Chaque “faisant fonction” a un cadre de santé référent. » Reste que ce genre de pratique n’a pas cours partout… Il arrive encore que la « faisant fonction » soit propulsée dans un service, seule, sans parcours initiatique ! Il faut alors qu’elle change de braquet : il n’est plus question de se positionner en simple soignante. Elle doit également gérer les plannings, les stocks, les soucis du quotidien, mais aussi – et surtout – manier deux logiques qui s’affrontent, celle du soignant et celle de la direction. « Il faut parfois appliquer une politique à laquelle vous n’adhérez pas », souligne Lucile Blanchard. D’où l’importance de pouvoir se tourner vers « des personnes ressources », comme l’indique Fabienne Houard.

Prendre du recul

Selon Chantal Eymard, le principal est d’être en mesure de prendre du recul sur sa pratique. « Tout dépend des personnes. On voit certaines infirmières qui ont vingt ans d’expérience, mais qui ne sont pas en capacité de verbaliser ce qu’elles ont acquis, de faire des liens avec la théorie, estime la maître de conférence. Pour être cadre, il est important d’être en mesure d’analyser les pratiques, de théoriser l’évaluation (notamment en vue d’une meilleure qualité des soins), d’avoir le sens de la communication, d’adopter une posture de cadre, de repérer les besoins de formation… » Si certaines compétences relèvent plus du caractère propre à chaque individu, d’autres s’acquièrent à travers une formation dédiée. « Le management, ce n’est pas inné, observe, ainsi, Fabienne Houard, après environ dix ans d’expérience en tant que cadre. Même si l’on a un potentiel, conduire des réunions, établir des comptes-rendus, maintenir une dynamique de groupe ou encore faire face à de la résistance au changement, ça s’apprend ! »

Bénéficier d’une formation continue dans ce domaine, plutôt que sur le tas, offre un cadre idéal pour acquérir toutes ces techniques. Deux voies restent possibles : l’université et l’IFCS (sachant que seule la seconde permet d’obtenir le statut de cadre). Les diplômes universitaires (DU) et masters dans le domaine du management et de la santé se développent de plus en plus. De quoi apporter une alternative aux professionnelles désireuses de se former, même si elles ne disposent pas pour autant du temps ni du financement nécessaires. « C’est moins cher à l’inscription qu’une formation en IFCS, et cela peut se faire en alternance, explique Chantal Eymard. Chez nous (université d’Aix-Marseille, ndlr), les masters se déroulent à raison d’une semaine par mois. C’est plus facile à caser dans un roulement… » L’autre option pour apprendre les bases du management passe par la voie royale, celle de l’IFCS. Encore faut-il réussir les épreuves du concours d’entrée. En cas d’échecs successifs, une « faisant fonction » doit se résigner, et rebrousser chemin. « C’est quitte ou double », admet Fabienne Houard.

Le retour en service peut néanmoins se révéler moins douloureux qu’il n’y paraît… Dans certains hôpitaux, comme à La Timone (Marseille), le directeur de soins tente d’amener l’« ex-faisant fonction » vers des voies différentes que le poste d’infirmière qu’elle occupait auparavant, lui offrant, ainsi, d’autres possibilités d’évolution.

1 – « Cadre de santé : de la surveillante au manager gestionnaire. De nouvelles compétences pour une nouvelle fonction ? » Thèse de Sophie Reinhardt (2011). Université Paris-8, Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa).

EXPÉRIENCE

La quête de légitimité

« C’est une période probatoire. » Comme le reconnaît Lucile Blanchard, coadministrarice du site www.cadredesante.com, l’étape « faisant fonction » suppose une forme de mise à l’épreuve. Cela passe, tout d’abord, par le regard de la direction, qui mise sur l’infirmière concernée pour occuper un poste vacant mais crucial. Mais l’inspection se vit également au travers du regard des consœurs. « Ce n’est pas évident de passer du statut de collègue à celui de cadre, poursuit Lucile Blanchard. Je pense d’ailleurs que c’est un handicap d’encadrer l’équipe avec laquelle vous avez travaillé. » Avis partagé par Fabienne Houard, qui a vécu cette expérience. « Ce sont d’anciennes collègues qui sont venues me chercher, se souvient cette dernière. Il n’y avait plus de cadres depuis des mois, et elles savaient que je souhaitais, un jour ou l’autre, tenter le concours d’entrée à l’IFCS. » Résultat : l’ex-infirmière de pédiatrie accepte la proposition. Si, dans les premiers temps, tout se passe au mieux, l’IDE finit par déchanter : « Il y avait des jalousies, au point que certaines faisaient même de la rétention d’informations. »

Si l’arrivée dans le service reste complexe pour une « faisant fonction », elle semble facilitée lorsque l’infirmière dispose d’une expérience dans le service en question. « Vous êtes mieux acceptée si vous avez une expertise, y compris du point de vue des médecins, juge Lucile Blanchard. Vous ne serez pas reconnue dans un bloc si vous n’y avez jamais travaillé en tant qu’infirmière… » Quoi qu’il en soit, le sésame susceptible de donner cette légitimité tant espérée reste le diplôme de cadre de santé. En témoigne Marie-France Guilbert, directrice de l’IFCS Croix-Rouge Paris : « Certaines “faisant fonction” viennent à l’école juste pour obtenir cette légitimité. »

M. D.

RECHERCHE IDENTITAIRE

Dans son mémoire de fin d’études de directeur des soins, relatif à « l’accompagnement des faisant fonction cadre de santé » (2006), Édith Zecher évoque la difficulté, pour le « faisant fonction », de se forger une nouvelle identité : « L’institution lui demande de répondre à ses besoins pour pallier le manque de cadres diplômés (…), le propulsant dans une identité cadre qu’il n’a pas eu le temps de construire. Cela l’affecte très souvent d’un profond malaise dès l’abandon de sa fonction soignante. »