« Une question d’attitude… » - L'Infirmière Magazine n° 301 du 15/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 301 du 15/05/2012

 

INTERVIEW OLIVIER BOUCHAUD ET DELPHINE LECLERC RESPECTIVEMENT MÉDECIN ET INFIRMIÈRE EN MALADIES INFECTIEUSES ET TROPICALES À L’HÔPITAL AVICENNE (SEINE-SAINT-DENIS)

DOSSIER

Les représentations culturelles des migrants sont parfois perçues comme un obstacle à l’accès aux soins. Les deux spécialistes soulignent combien leur prise en compte, aussi essentielle soit-elle, est avant tout liée à la capacité d’accueillir l’autre, toujours différent(1).

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : La majorité de vos patients sont étrangers. Comment tenir compte des représentations culturelles qu’ils peuvent avoir de la maladie ?

DELPHINE LECLERC : Je ne peux répondre à cette questiion sans poser un préalable : accueillir un patient migrant, quels que soient ses référents culturels, c’est avant tout une question d’attitude soignante – une capacité à accueillir l’autre, dans sa différence. Tout patient est « un autre », dont les croyances et les habitudes de vie me sont plus ou moins proches. Son accueil est une question d’écoute. Mais, je ne nie pas les difficultés que ces représentations culturelles lointaines peuvent provoquer en nous ! Être bousculé, voire heurté, c’est normal.

OLIVIER BOUCHAUD : Ce qui est en jeu, c’est notre capacité d’écoute, et les patients migrants ne sont d’ailleurs pas les seuls à l’interroger – prendre en charge une personne âgée, psychotique, handicapée… fait appel aux mêmes ressorts. Intégrer les représentations culturelles de nos patients migrants est donc essentiel, car, souvent, elles deviennent des atouts pour que la relation de confiance s’installe, que l’alliance thérapeutique se noue.

L’I. M. : Comment cette « attention à l’autre » se traduit-elle ?

D. L. : Cette écoute vigilante nous a permis de mener différents projets de prise en compte des différences culturelles, comme le travail entrepris en équipe sur les prélèvements sanguins. Je me suis rendu compte de l’angoisse, voire du refus, qu’un prélèvement sanguin pouvait générer chez certains patients, notamment d’Afrique sub-saharienne. Pour moi, soignante, une prise de sang est un acte anodin. J’ai pris conscience que, pour eux, le sang avait une valeur symbolique. Dans certaines cultures, il est en effet considéré comme porteur de vitalité. D’où leurs inquiétudes, qu’il a fallu faire émerger. « Vous me prélevez du sang, comment voulez-vous que je guérisse ? Ce sang véhicule ma force ! », m’a confié l’un d’eux. « Pourquoi me transfuser, en quoi cela va-t-il m’aider de recevoir le sang d’un blanc fatigué ? », m’a interrogé un autre. Entendre ces angoisses nous a permis d’y répondre. Avec des mots choisis, nous prenons le temps d’expliquer ce soin – nous montrons les tubes au patient, qui peut voir qu’ils ne contiennent que quelques millilitres de sang, nous soulignons que le prélèvement permet d’identifier la maladie, nous expliquons son parcours jusqu’au laboratoire à ceux qui craignent qu’on leur jette un sort…

L’I. M. : Une telle démarche n’est-elle pas exigeante ?

O. B. : Les contraintes institutionnelles peuvent ne pas la favoriser – manque de temps, de personnel, formation insuffisante… Mais cette démarche, suscitée par une certaine curiosité intellectuelle, est aussi une traduction de la déontologie soignante. Le serment d’Hippocrate et le Code de la santé publique, qui nous appellent à soigner les patients sans distinction aucune, sont là pour nous le rappeler.

D. L. : Cette démarche bouscule en effet nos propres croyances, et notre pratique professionnelle. Elle exige que nous sachions nous remettre en cause, bousculer nos habitudes – et, notamment, l’idée que c’est au patient de s’adapter à nous. Mais est-elle affaire de connaissances ? Selon moi, non. Celles-ci peuvent aider, mais je ne connais pas plus qu’une autre la culture rom, ou béninoise, ce qui ne m’empêche pas d’essayer d’être attentive à ce qu’un patient dont c’est la culture comprend de mes propos. Est-elle gourmande en temps ? À première vue, oui, mais au final, non, car permettre à un patient de donner un sens au soin, c’est éviter de batailler, la fois suivante, pour qu’il l’accepte, et qu’il ne revienne en consultation parce qu’il a refusé ou mal observé un traitement.

L’I. M. : Aurions-nous tendance à trop « culturaliser » les relations soignants-patients migrants ?

O. B. : Il ne s’agit pas de nier la dimension culturelle, essentielle. Mais il ne faut pas oublier non plus que les freins à l’accès aux soins et à l’observance d’un traitement rencontrés par les migrants sont avant tout matériels. Socioéconomiques – la non-observance est bien plus souvent causée par la précarité économique, l’habitat inadapté que par un refus « culturel ». Linguistiques aussi – au sens pratique du terme, celui de ne pas avoir les mots pour dire ses maux. À cet égard, développer la possibilité de recours aux interprètes professionnels me semble impératif. Cela a un coût, mais le jeu en vaut la chandelle ! Il existe d’ailleurs des lignes budgétaires dédiées à l’interprétariat dans chaque hôpital, sans doute insuffisantes. Mais que les soignants ignorent souvent.

1– Olivier Bouchaud anime depuis 2003 un groupe de réflexion sur la prise en charge à l’hôpital Avicenne, auquel participe Delphine Leclerc. La prochaine journée de rencontres et de réflexion aura lieu le 12 juin 2012. Thème : « Regards croisés migrants-soignants. Effets attendus et inattendus des a priori entre soignants et migrants ». Entrée libre.