Un parcours d’obstacles | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 301 du 15/05/2012

 

ACCÈS AUX SOINS

DOSSIER

Obstacles juridiques et tracasseries administratives, système de soins complexe et méconnu, incompréhensions mutuelles… L’accès aux soins des personnes migrantes s’apparente de plus en plus à une course d’obstacles.

Le cri d’alarme répété des associations, inquiètes des fragilités accrues des personnes migrantes qu’elles accompagnent, a trouvé écho en janvier dernier. Des chercheurs du très sérieux Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) ont effectué la synthèse de trente années d’études, et ont présenté un constat sans appel, celui d’une détérioration, depuis les années 2000, de l’état de santé des migrants (soit, selon l’Insee, 5,3 millions de personnes), marquée par des difficultés croissantes d’accès aux droits et aux soins. Une analyse qui vient vraiment écorner le principe, posé en 1998 par les législateurs français, d’un « droit universel à la protection de la santé ». Principe qui s’était traduit par la création de dispositifs censés permettre l’accès aux soins des plus précaires : la couverture maladie universelle (CMU) ; la CMU complémentaire (CMU-C) ; et l’aide médicale d’État (AME), couverture santé destinée aux migrants sans titre de séjour (voir À savoir p. 16). Sauf que, dans les faits, faire valoir leurs droits s’assimile souvent, pour les personnes migrantes, à une véritable gageure. D’abord parce que les conditions d’attribution d’une couverture médicale se sont progressivement durcies. Principalement visés : les étrangers sans papiers. Fin 2010, les législateurs ont, ainsi, choisi de conditionner l’accès à l’AME au paiement d’un droit annuel de 30 euros – et exclu de son panier de soins certains actes au service médical « faible »(1). Quelques mois plus tard, ils s’attaquaient au droit au séjour pour raison médicale : jusqu’alors, les étrangers gravement malades pouvaient demander une autorisation provisoire de séjour lorsqu’ils n’avaient pas « un accès effectif » au traitement dans leur pays d’origine ; désormais, ils n’y ont droit que si le traitement n’y est pas « disponible ».

Tracasseries administratives

Et le durcissement législatif n’est pas tout. « S’y ajoute, souligne Guy Delbecchi, responsable infirmier au Comité médical pour les exilés (Comede), la multiplication des tracasseries administratives, qui complique encore l’accès aux soins des migrants. » Que ce soit pour une demande d’AME ou de CMU, le nombre de pièces justificatives exigées par les caisses primaires d’assurance maladie (CPAM) ne cesse d’augmenter, « y compris, insiste Guy Delbecchi, des pièces qui, légalement, ne sont pas obligatoires ». Les exemples sont légion de CPAM qui, ici, acceptent un permis de conduire comme preuve d’identité, et qui, là le refusent, même quand le passeport a été perdu ou volé ; qui, ici, acceptent une adresse postale comme domiciliation, et qui là, la refusent, voire exigent un RIB théoriquement non obligatoire. « Autant de tracasseries qui retardent, voire bloquent, l’accès aux soins, tempête l’infirmier du Comede. D’autant plus injustes qu’elles sont souvent un déni de la loi. Et qu’elles ne tiennent pas compte des difficultés d’obtention des justificatifs attendus : comment apporter la preuve que l’on réside en France de façon stable depuis trois mois quand on vit dans les interstices d’immeubles, dans la rue ? Que l’on n’a pas pu obtenir de certificat de domiciliation de la part d’associations d’hébergement qui n’ont pas toujours les moyens de répondre aux demandes ? » Le climat est à la suspicion, à tel point que le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss) parle de « système de soins instrument des politiques migratoires ». « Comme si les étrangers étaient considérés comme des fraudeurs potentiels », renchérit Jean-François Corty, médecin et responsable des missions France de Médecins du monde (MDM). Or, souligne-t-il, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur l’AME établit que l’AME n’est pas plus l’objet d’abus de droits que tout autre dispositif de couverture médicale, et ajoute que la mise en place d’un droit annuel de 30 euros coûtera plus cher que ce qu’il rapportera (6 millions d’euros de recettes versus 20 millions, au minimum, de frais de gestion), et risque d’accroître les renoncements aux soins. In fine, commente Jean-François Corty, ces freins à l’accès aux soins des migrants sont « un non-sens économique et un risque en matière de santé publique ». « Ne pas soigner les gens, retarder leur accès aux soins revient bien souvent à engager des soins plus lourds, plus tard, ce qui coûte plus cher à la collectivité », note-t-il. « Couplés au durcissement de la politique migratoire, ces freins créent les conditions de dégradation de la santé, mais aussi d’émergence de la maladie », ajoute-t-il, rappelant « le travail de vaccination contre la rougeole mis en place en 2011 à Marseille par MDM, et stoppé suite à l’expulsion du camp de migrants concerné ».

Dysfonctionnements

« Ces difficultés d’accès aux droits sont d’autant plus inquiétantes qu’elles viennent grignoter encore un peu plus un accès aux soins déjà fragile pour des raisons multiples », souligne Jeanine Rochefort, médecin et déléguée Ile-de-France pour MDM. « Interrogés sur les obstacles à leur accès aux soins, les patients migrants reçus dans les 21 centres d’accueil, de soins et d’orientation (Caso) de MDM citent, certes, les difficultés administratives (24 %) et le critère de résidence en France pour l’ouverture des droits, mais aussi leur méconnaissance de leurs droits et des structures de soins (27 %), et la barrière linguistique (26 %) » « Il y a aussi la peur, ajoute-t-elle. La peur d’une arrestation qui contribue au fait que 87 % des patients étrangers des Caso n’ont aucune couverture maladie alors que 76 % d’entre eux y ont théoriquement droit. »

À qui s’adresser pour obtenir des soins ? Quand ? Comment ? Pour une personne étrangère, la réponse n’a rien d’évident. D’autant que les structures hospitalières théoriquement dédiées à l’accueil des personnes précaires, les permanences d’accès aux soins de santé (Pass), souffrent de dysfonctionnements. Créés par la loi de lutte contre les exclusions de 1998, ces dispositifs de prise en charge médicosociale permettant normalement un accès aux soins des plus précaires, même démunis de couverture médicale, dans « les établissements publics de santé et les établissements de santé privés participant au service public hospitalier », sont souvent soit dépassés soit inexistants, révèle un rapport de MDM daté de 2009. Au lieu de 500 Pass prévues par la loi, il n’en existe que 390 – une proportion non négligeable, mais qui cache une profonde inégalité d’offre de soins. « Certaines ne proposent que deux ou trois consultations médicales par semaine, d’autres n’ont pour effectif qu’une assistante sociale, et l’accès aux médicaments reste difficile dans la plupart d’entre elles », commente Jean-François Corty. « Le bon fonctionnement ou non d’une Pass dépend en fait grandement de la volonté des directeurs d’hôpital, et du fléchage des budgets alloués aux Pass par les ARS. Car il n’est pas rare qu’une partie de ces budgets dédiés soit attribuée, de façon opaque, à d’autres services », souligne Jean-François Rouillard, responsable médical de la Pass de l’hôpital Saint-André à Bordeaux, qui insiste aussi sur l’impératif d’équipes dédiées aux Pass – « sans médecin, assistante sociale ni infirmière, dont le rôle d’accueil est primordial, difficile de fonctionner. Sans compter, au minimum, un recours possible à un psychologue et à un interprète ». Autre dysfonctionnement : nombre de Pass refusent les soins aux personnes sans couverture médicale. « Ce qui est une négation même de leur rôle premier, tonne Dora Levy, généraliste et vacataire à la Pass de l’hôpital Saint-Louis à Paris. Ce sont ces personnes-là que nous devons accueillir prioritairement ! Celles qui ont une couverture médicale, nous pouvons, ou nous devrions pouvoir les renvoyer vers nos collègues généralistes. » Sauf que, là aussi, le bât blesse. Car les refus de soins persistent. Refus directs, exigence de l’avance de frais, dépassements d’honoraires… Une étude menée par MDM en 2006 faisait état de 37 % de refus de soins des généralistes envers les bénéficiaires de l’AME et de 10 % de refus de soins envers les bénéficiaires de la CMU-C. Un chiffre confirmé en 2008 par la Direction de la recherche du ministère de la Santé, signalant qu’un tiers des bénéficiaires de l’AME avaient été confrontés à un refus de soins de la part d’un professionnel de santé, le plus souvent médecin ou pharmacien.

Difficultés de communication

Aux refus de soins, l’on pourrait ajouter les dépassements d’honoraires, notamment de la part de spécialistes. Les difficultés financières sont, par ailleurs, un obstacle à l’accès aux soins pour 7 % des patients de MDM. Et même quand elles sont mieux insérées que les migrants reçus par MDM, les personnes étrangères subissent une situation socioéconomique globalement défavorisée qui freine leur accès aux soins, soulignent les chercheurs de l’Irdes, rappelant que le taux de chômage des immigrés est deux fois plus important que celui des Français de naissance, notant même que, du fait de cette fragilité économique, de la perte du lien social lié à la migration, « la détérioration de leur état de santé semble empirer avec la durée de résidence dans le pays d’accueil ». Restent les difficultés linguistiques, obstacle fréquent à la prise en charge soignante. D’autant qu’à de rares exceptions près, les interprètes manquent, dans les lieux de soins, pour pallier cette difficulté. « Cette barrière de la langue est une vraie difficulté pour les équipes, souligne Marie-Paule, infirmière au sanatorium de Bligny (Essonne). D’autant que, parfois, on en fait une barrière culturelle, qui peut virer à l’incompréhension – on se dit “ah ! lui, il croit que tuberculose égale sida, et donc mort. Lui, il croit que la leucémie, maladie du sang, est une malédiction”. Sauf que c’est plus complexe que cela. Oui, au-delà de la langue, les croyances des patients nous désarçonnent parfois. Mais tout n’est pas culturel. Et l’accès aux soins dépend aussi de la capacité des soignants à accueillir pour le soin. »

1– Le « panier de soins » des bénéficiaires de l’AME exclut, depuis 2011, les dépenses dont le service médical est jugé faible (cures thermales…), ou non essentiel (aide médicale à la procréation…).

À SAVOIR

→ La CMU est une assurance maladie destinée aux personnes ne pouvant bénéficier du régime général et aux étrangers en situation régulière en France depuis plus de trois mois.

→ La CMU complémentaire permet la prise en charge du ticket modérateur (revenus inférieurs à 7 771 euros par an).

→ L’AME est une couverture santé destinée aux migrants sans titre de séjour résidant en France depuis plus de trois mois, soumise aux mêmes conditions de ressources que la CMU-C (moins de 9 762 euros par an pour une personne seule).