« On a une loi en trompe l’œil » - L'Infirmière Magazine n° 301 du 15/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 301 du 15/05/2012

 

USAGE DU CANNABIS

RÉFLEXION

Bien qu’illicite, l’usage du cannabis s’est répandu dans la société. Faut-il redouter sa banalisation ou, au contraire, le dépénaliser ? Le Dr Alain Rigaud et le Pr Jean Costentin défendent des positions radicalement opposées sur ce sujet.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : La dangerosité du cannabis justifie-t-elle le maintien de la pénalisation de son usage ?

PR JEAN COSTENTIN : Les effets du cannabis en tant qu’inducteur de la schizophrénie sont connus depuis 1953. Après guerre, on a constaté chez les soldats américains stationnés en Europe qui consommaient du cannabis une augmentation et une intensité des cas de schizophrénie. Une très vaste étude suédoise a aussi conclu que la consommation de 50 joints avant la conscription multipliait par six le risque de devenir schizophrène. Le cannabis rend fou ! D’autres travaux ont montré une augmentation de la suicidalité chez les jeunes consommateurs. On sait également que certains effets s’effilochent avec le temps, et que les usagers au terrain anxieux augmentent leur consommation ou passent à un autre produit. Je ne connais aucun héroïnomane qui ne soit d’abord passé par le cannabis. Ce produit les prépare à recevoir d’emblée l’héroïne sur un mode exceptionnel, pseudo-orgasmique. Au point qu’ils n’auront de cesse de recommencer… J’affirme que ceux qui fument du cannabis n’ont pas la même carrière ni la même vie familiale ou personnelle que s’ils ne fumaient pas. Passé l’ivresse, le tétrahydrocannabinol (ou THC) s’attarde, en effet, dans le système nerveux pendant plusieurs jours et rend l’individu différent. Ce produit est aussi très toxique sur le plan somatique.

DR ALAIN RIGAUD : La question de la dangerosité est une question piège. Toutes les substances psychoactives, licites ou illicites, comportent une dangerosité qui varie selon les produits et leur usage. Le cannabis est dangereux s’il est consommé à haute dose et quotidiennement. Mais il peut faire l’objet d’un usage récréatif à fréquence et dose faibles, comme c’est le cas pour 30 millions de Français avec l’alcool. En fait, l’alcool et le tabac restent les produits les plus consommés, et ils ont plus d’impact sur la santé et la sécurité publiques que le cannabis. Si l’on pense que la pénalisation a un effet dissuasif, pourquoi ne les pénalise-t-on pas ? Le tabac cause en effet 60 000 morts par an… D’autre part, la fréquence de la schizophrénie n’a pas augmenté parallèlement à la consommation de cannabis. Son usage – comme celui d’alcool – peut provoquer un état psychotique aigu, mais ne conduit pas forcément à des troubles schizophrèniques. Et quand cette maladie mentale apparaît, on constate souvent une vulnérabilité au départ. Par ailleurs, le cannabis ne mène pas obligatoirement à l’héroïne. Tous les héroïnomanes ont aussi commencé par l’alcool et le tabac… En trente-cinq ans, le nombre de consommateurs d’héroïne est resté relativement stable, tandis que celui des usagers de cocaïne et de crack a augmenté, malgré la pénalisation.

L’I. M. : La situation actuelle vous paraît-elle satisfaisante ?

DR A. R. : Non. En 2010, sur 53 000 interpellations pour usage illicite de stupéfiants, 90 % concernaient le cannabis. C’est un délit plus facile à épingler que l’usage d’héroïne… L’interdit sur un produit le fait davantage percevoir comme celui sur lequel peut s’exercer l’expérience de transgression. Et la pénalisation fait que les consommateurs sont d’abord considérés comme des délinquants qui encourent des sanctions ; ils préfèrent donc rester dans la clandestinité plutôt que de recourir aux soins… La pénalisation actuelle n’a pas non plus modifié de manière significative la prévalence des usages de produits ni la fréquence des états de dépendance. L’augmentation de la répression, en 2005, n’a fait que très légèrement baisser la consommation de cannabis, alors que le « binge drinking » explose. La peur de la sanction ne dissuade donc que les consommateurs qui ont le moins besoin du produit ou les plus influençables. L’usage de ces substances ne repose pas seulement sur la recherche d’un plaisir hédoniste. Pour beaucoup, il répond à un besoin de régulation émotionnelle.

J. C. : Non. On a une loi en trompe l’œil, pour calmer le jeu, et l’on ne se donne ni les procédés pédagogiques ni les outils policiers qui permettraient son application. Une loi ne sert à rien si elle n’est pas justifiée, expliquée. En Suède, l’arsenal législatif n’est pas plus rigoureux que le nôtre, mais il est accompagné d’un programme d’enseignement de 40 heures ! Dès la maternelle, on apprend aux mômes à trembler dès que le mot « drogue » est prononcé. La proportion de toxicomanes en Suède est dix fois inférieure à la moyenne européenne ! Où règne l’ignorance, l’indifférence et, pire, la complaisance, on aboutit à ces chiffres calamiteux en France : 1,7 million de consommateurs de cannabis.

L’I. M. : Puisque la loi n’est pas appliquée, ne faut-il pas dépénaliser ?

DR A. R. : L’Anpaa préconise de dépénaliser l’usage privé du cannabis et des autres produits psychoactifs. Et d’étudier la faisabilité d’une légalisation du cannabis. Car dépénaliser n’est pas légaliser. Si l’on dépénalise un produit, il peut rester interdit et, en cas d’interpellation pour usage, il n’y aura pas de sanction mais une incitation aux soins. On peut aussi encadrer la production et la distribution. Si le cannabis est dépénalisé, ceux que motive la recherche du frisson de l’interdit iront peut-être vers d’autres produits. Mais les jeunes sont de plus en plus informés, et on ne peut dire si ce report sera significatif. Au Portugal, toutes les consommations ont baissé. En France, on observe un transfert vers l’alcool car il y a moins de risque judiciaire à prendre des « bitures » qu’à fumer « un joint ». Parallèlement, il faut développer l’éducation à la santé dès l’école et, chez les jeunes, le repérage des sujets qui glissent vers des consommations plus fréquentes en favorisant l’intervention précoce.

PR J. C. : Ceux qui préconisent cette démarche sont prêts à mettre le feu à la forêt pour réchauffer leur gamelle. On sait que lorsque les adultes affichent leur consommation de produits et que ces produits sont libres d’accès, il n’y a aucune raison pour que les jeunes ne s’y mettent pas. Quelque 300 000 de nos gamins ont déjà approché le cannabis entre la classe cinquième et celle de troisième. Or, plus tôt on l’essaie, plus vite on l’adopte, et plus c’est détériorant. Un adulte responsable qui sait cela va tout faire pour capitonner le parcours des jeunes… La disparition de l’interdit contribuerait à banaliser ce produit dangereux. Certains jeunes ont besoin d’un processus transgressif pour devenir adultes. Mais si la transgression ne s’effectuait plus demain sur le cannabis, elle se ferait au niveau de l’héroïne ou de la cocaïne. Au lieu de cela, il faut la descendre au niveau de l’alcool et du tabac… Au CNPERT, nous demandons que la consommation de tabac et d’alcool avant 16 ans constitue un délit passible d’une amende. Il ne faut pas changer la loi, mais l’appliquer et l’expliquer. Il faut réintroduire les parents dans ce contexte et les appeler à l’exemplarité. Et passer des messages : « On n’y touche pas » ; « si on consomme, on arrête et on se fait aider par un professionnel ». Et, surtout, si on fume des joints, « on ne s’approche pas de l’héroïne : elle vous happerait ! ».

L’I. M. : Quelles leçons tirez-vous des expériences étrangères ?

PR J. C. : Les Pays-Bas ont fermé 400 coffee-shops en 2011 au prétexte qu’on y fumait du tabac, qu’ils étaient trop proches des écoles, puis ils ont interdit la vente aux étrangers. Ils ont constaté que les écoles, les églises, les parents ne suffisaient plus pour protéger la jeunesse. En Californie, le gouverneur Schwarzenegger a évoqué la légalisation pour combler le déficit causé par son impéritie. On a beaucoup parlé du référendum organisé sur la légalisation mais beaucoup moins de l’échec qu’il a essuyé dans les urnes.

DR A. R. : En Grande-Bretagne, la consommation de cannabis a baissé suite à l’assouplissement de la législation. Et aux Pays-Bas, la politique s’est durcie seulement pour les coffee shops et les non-résidents. L’Observatoire européen des drogues et de la toxicomanie montre d’ailleurs que sur l’ensemble des pays européens, il n’y a pas de corrélation entre le niveau de répression et la baisse de la consommation. La dépénalisation, à l’opposé, n’entraîne pas d’augmentation sensible de la consommation. »

DR ALAIN RIGAUD

PSYCHIATRE DES HÔPITAUX

→ Chef de service de l’Intersecteur d’addictologie de Reims, rattaché à l’EPSM de la Marne.

→ Président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et en addictologie (Anpaa, www.anpaa.asso.fr).

PR JEAN COSTENTIN

PHARMACOLOGUE

→ Président du Centre national de prévention, d’études et de recherches en toxicomanie (CNPERT, http://drogaddiction.com).

→ Auteur de Pourquoi il ne faut pas dépénaliser le cannabis, Odile Jacob, 02/2012.