« On ne doit plus avoir mal ! » - L'Infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012

 

ANNÉES 1990

DOSSIER

J’ai rencontré les années 1990 là où j’avais quitté la décennie 1980 : au coin de la rue. Dès 1991, on entame un sit-in devant le ministère. Mais, défense de marcher sur l’Élysée. Deux manifestantes sont même intoxiquées par un mélange d’eau et de gaz lacrymogène. Le ministre de l’Intérieur justifie l’usage du canon à eau : « Il ne gèle pas »… Celui de la Santé, lui, lâche du lest, et voilà le dimanche payé comme un jour férié. En 1992, deux diplômes d’État remplacent les certificats d’aptitude aux fonctions d’infirmières aide-anesthésiste et de salle d’opération. Les Iade et les Ibode – dont je suis – succèdent respectivement aux Isar et aux Iso. Mais cela transforme peu nos relations avec les médecins : beaucoup d’entre nous pensent encore qu’elles servent le chirurgien ou l’anesthésiste. Elles en oublient notre rôle propre… et le patient. Ce qui a changé récemment, en revanche, ce sont nos missions au bloc. La chirurgie se spécialise, les opérations se prolongent, les instruments se diversifient. Avant, il suffisait, en somme, d’une paire de ciseaux, d’un porte-aiguilles et d’une pince à disséquer. Ajoutez à cela le nombre moins important de chirurgiens et d’internes, et vous comprendrez pourquoi la fonction d’infirmière instrumentiste s’impose pour préparer le matériel, et plus seulement en neurochirurgie et en chirurgie cardiaque. Nous portons également une attention croissante au coût du matériel utilisé. Dans les années 1970-1980, on distribuait des sutures à la pelle à l’instrumentiste, sans vraiment s’inquiéter de leur devenir. Désormais, on attend que le chirurgien en exprime la réelle nécessité. Par ailleurs, la fonction d’aide-opératoire prend elle aussi son essor. Je n’oublie pas, dans ce tableau, l’infirmière circulante, chargée de coordonner l’ensemble des événements, des intervenants (dont le patient) et du matériel, dont la stérilisation est centralisée sous l’égide de la pharmacie de l’hôpital et non plus intégrée au bloc. Le matériel, justement, se modernise. Nous utilisons désormais des plateaux opératoires articulables et des lits rehaussables, au niveau du pied et de la tête, à l’aide d’une télécommande ; des appareils de ventilation dotés d’alarmes de sécurité ; des équipements facilitant les circulations extracorporelles, inventés à la fin des années 1950 ; ou encore des planches médicales de transfert qui diminuent les risques de lombalgie pour le personnel !

Des salles trop petites

Autre progrès : la matériovigilance. Auparavant, quelques établissements ne révisaient pas régulièrement leurs appareils ! Mais il reste des choses à améliorer. Une difficulté, en particulier, c’est que la quantité de matériel augmente, mais pas la superficie des salles… C’est peu pratique pour le rangement. De plus, des chirurgiens utilisent les champs non tissés, dont l’usage s’est généralisé, comme les anciens champs en tissu. Pourtant, une seule couche suffit ! D’un point de vue organisationnel aussi, c’est souvent le cirque. Bien sûr, on n’en est plus à ces années d’après-guerre où la salle d’opération, après une césarienne, ressemblait à un champ de bataille. Les infirmières changeaient alors sans cesse les poubelles de place, espérant y voir tomber les compresses. Depuis, les pratiques se sont uniformisées, grâce aux recommandations des sociétés savantes. On peut l’affirmer aussi nettement que la France vient de battre le Brésil en finale de la Coupe du monde…

Mais il peut toujours y avoir des courants, des écoles : pour une même fracture d’os, un chirurgien met un clou, son confrère une plaque, etc. Un collègue Iade, qui a réalisé un tour de France en 1990, a lui aussi fait état d’habitudes et de dogmes spécifiques. Dans le Nord-Est, on recourait au Briétal(r), un barbiturique qu’auraient renié des soignants montpelliérains, qui, à l’inverse, recouraient fréquemment au droperidol, un neuroleptique très peu employé dans le reste du pays. Il m’a raconté, dans certains hôpitaux, le réveil trop rapide de patients sans surveillance ni oxygène dans le couloir ; l’affûtage, entre des carreaux de faïence, des aiguilles réutilisables, la réalisation – pourtant proscrite – de rachianesthésies ou de péridurales par des Isar… On a progressé aussi contre la douleur. On ne peut plus, on ne doit plus, avoir mal. On avait terrorisé les infirmières avec la morphine. Ses ampoules pointues d’un millilitre, semblables à celles d’atropine ou d’adrénaline, prêtaient à confusion. On a enfin sécurisé l’usage de ce produit. Après l’opération, les pompes d’auto-analgésie contrôlée permettent d’injecter la quantité exacte pour endormir la douleur…, mais pas le patient. Les plaintes des patients adultes ont disparu des salles de réveil. Grâce aux nouvelles techniques, on n’entend plus, non plus, les cris des enfants. Hier encore, certains (je pense à des médecins) pensaient qu’ils n’avaient pas mal… Que les infirmières exagéraient… Et souffrir, n’était-ce pas normal quand on est opéré ?

Lutte contre les infections

Autre avancée : l’intérêt porté aux infections noso-comiales. Nous sommes dotés d’un comité de lutte contre ces infections, le fameux Clin, obligatoire depuis 1988. Et le poste d’infirmière hygiéniste est pérennisé. Après mon diplôme de « cadre de santé », intitulé créé en 1995, je me suis investie dans le domaine de la propreté. J’ai lancé une étude sur des barboteurs d’oxygène en salle de réveil. L’analyse des prélèvements d’eau a montré que ce système était susceptible de générer des infections pulmonaires. J’ai convaincu la pharmacienne d’opter pour des barboteurs à usage unique. Que ce changement dégage du temps pour l’aide-soignante a sans doute pesé dans sa décision… Mais, je ne vous ai parlé que de techniques et de matériels. C’est un risque : devenir uniquement des techniciennes. Au moment où, pourtant, notre profession développe l’aspect relationnel… et se libère un peu du joug médical, grâce à la loi de 1991. Cette loi a créé à l’hôpital un département à part, celui des soins infirmiers. En dépit de cette reconnaissance institutionnelle, le système reste dominé par les hommes… et par la gestion. À l’hôpital, depuis trente ans, on nous le serine crescendo : la santé n’a pas de prix, mais elle a un coût. Je parie que, dès le début de la prochaine décennie, nous devrons redescendre dans la rue pour notre reconnaissance. Sur un air de Johnny Halliday : « Toutes les Ibode que j’aime, elles viennent de là, elles viennent du bloc. »

CE QUI A CHANGÉ DEPUIS

Progrès chirurgicaux

→ Depuis la décennie décrite ici, la chirurgie s’est encore spécialisée, avec des opérations de moins en moins invasives, l’apparition de robots, le développement de l’ambulatoire, l’amélioration des salles de réveil (rebaptisées services de soins post-interventionnels), des produits anesthésiques de mieux en mieux dosés et à l’usage plus individualisé… Les salles d’opération sont contrôlées dans le cadre de la certification des établissements. La Haute Autorité de santé a imposé la ckeck-list au bloc en 2009. Mais des Ibode, comme des Iade, pourtant dotées de savoirs propres, restent trop souvent encore sous la coupe de médecins… Comme les infirmières en général ? En 1992, date de la création du diplôme d’infirmier polyvalent (qui réunit les infirmiers en psychiatrie et les autres), elles sont alors 320 000 en France. La même année, les « élèves infirmières » deviennent « étudiantes » et leurs « écoles » se transforment en Ifsi.