« On connaît l’histoire des résidants » - L'Infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012

 

ANNÉES 2000

DOSSIER

Je vous parle d’un temps que les plus de 80 ans peuvent connaître. On y laissait, en dortoir, dépérir nos anciens, qu’ils soient valides, grabataires, handicapés mentaux, alcooliques, clochards ou encore porteurs d’escarres, dont l’hôpital ne savait que faire. On ne parlait pas encore de « pensionnaires », et ils ne vivaient pas dans des « résidences » aux noms soigneusement choisis, mais dans des « pavillons » dont ils ne sortaient que dûment autorisés. Ce temps du mouroir, certains l’ont connu. Comme Germaine, handicapée mentale arrivée ici en 1952 et qui a travaillé à la lingerie parmi les « utilisés ». Le fantôme de l’hospice, on ne le croise plus qu’en quelques occasions, dans quelques lieux uniquement. Rien qu’en ce début de siècle, bien des choses ont changé : la maison de retraite se veut lieu de vie, le personnel n’est plus affecté ici en punition, la prise en charge se personnalise. Cette individualisation passe par la connaissance de l’histoire du résidant, de sa vie. A-t-il été marié ? Quel était son métier ? Où a-t-il vécu ? Qu’aime-t-il, ou non ? Nous comprenons mieux ses réactions, nous savons ce qu’il faut lui dire pour l’intéresser, ou taire pour éviter de le blesser. Nous prenons mieux en compte ses attentes, et son rythme de vie, s’il veut se coucher plus tard, se lever plus tôt. Nous nous efforçons d’assouplir l’organisation – même si le nombre de résidants augmente plus vite que celui des infirmières… Connaître sa biographie nous aide aussi à mieux considérer le patient comme une personne – c’est la maladie qui l’abîme. En outre, pourquoi ne bénéficierait-il pas, lui aussi, des droits croissants reconnus aux patients en général ? Pour en apprendre autant sur lui, nous sollicitons ses proches, avec lesquels nous travaillons de plus en plus.

Nous faisons également appel aux familles pour les vêtements. Fini la robe de chambre unique à carreaux bleu marine et marron. De la même manière qu’il peut apporter ses meubles, chaque résidant s’habille comme il le souhaite. Exemple : nous dégotons des chaussures, avec scratch, que les malades souffrant de raideurs peuvent mettre eux-mêmes moins difficilement. Autre petite révolution : les changes complets, de mieux en mieux étudiés, pour les incontinents. Bien loin des draps pliés en quatre et placés sous leurs fesses dans les années 1980.

Prendre soin du corps

En cuisine, nous avons remplacé les barquettes par des assiettes. Surtout, nous ne gavons plus : nous insistons simplement un peu. Et nous ne les condamnons plus au régime. Pour la toilette, hier, c’était d’office la douche, pour des personnes qui n’avaient pourtant pas grandi avec l’eau courante. Aujourd’hui, on propose souvent douche ou bain hebdomadaire et, le jour où la personne refuse tout soin, on tâche de laver les parties de son corps les plus « urgentes ». Une mission désormais dévolue aux aides-soignantes. Prendre soin du corps, c’est aussi épiler les moustaches, couper les cheveux, masser, manucurer. Tout cela n’existait pas avant, ou moins. Idem pour les activités, qui se sont multipliées et diversifiées. Modelage, décoration, jeux de société, lecture du journal, sortie au musée, venue d’enfants…Des malades Alzheimer coupent des légumes et mettent la table, puis tout le monde déguste leurs plats. Avant, il fallait sortir au restaurant comme au pèlerinage, à 40 minimum, ou réunir 100 personnes au spectacle… Depuis quelques années, les animateurs proposent des ateliers pour quelques résidants seulement.

Contre la contention aussi, nous progressons. Dans les années 1980, la moitié de « mes » résidants étaient contentionnés lit et/ou fauteuil, certains depuis vingt ou trente ans. Cette pratique aux relents d’incarcération a diminué de moitié. Des textes ont été publiés, la prescription médicale est obligatoire, notre staff réévalue régulièrement la nécessité de chaque contention, nous consultons les familles, et nous ne gardons cette pratique qu’en cas de nécessité : agressivité très forte ou risque élevé de se faire mal après une chute. Sur le fauteuil, nous utilisons une tablette plus qu’une ceinture : cela donne l’impression d’être à table. Peut-être y a-t-il plus de chutes, mais pas forcément plus d’accidents.

C’est toute une philosophie du soin : on lève la contention, on diminue les neuroleptiques, on accroît les relations avec le patient, on collabore plus entre soignants. À nous, les infirmières, d’être créatives. À nous de donner du sens à notre travail. Les résidants vivent ici, et ils ne demandent pas grand-chose : que leurs derniers jours se passent le mieux possible, sans souffrance. Nous sommes ici pour leur prodiguer ces petites attentions quotidiennes. Mais, à la télé, on en parle moins que de la maltraitance… Je ne nie pas qu’elle existe, ici ou là, mais nous y avons été beaucoup sensibilisées.

Du lien et du temps

Entre autres dans mon unité, créée récemment, spécialisée dans l’accueil de malades Alzheimer. Grâce à des effectifs légèrement étoffés, nous accueillons des patients « difficiles » : ils déambulent, touchent à tout, avalent des produits. Dans les résidences plus classiques, ils agaçaient les autres pensionnaires. En formation, nous avons appris à comprendre… Ainsi, quand le soleil décline, on sent poindre une agressivité, signe de l’angoisse face à l’imminente solitude nocturne. Nous créons un lien par le toucher, en adoptant une voix plus basse, plus douce. Il y a dix ans, on parlait déjà de démences, mais peu d’Alzheimer ; aujourd’hui, à nos portes, il y a une liste d’attente de deux ans… Ce n’est pas la seule difficulté. Avec les incessantes interruptions dans notre travail, les tonnes de documents, les procédures détaillées, nous avons de moins en moins de temps pour la relation au patient. Or, il en faut, du temps, pour rassurer les malades âgés. Le point positif de la traçabilité, c’est la plus grande rigueur. Et, en définitive, je comparerais avec la pédiatrie : on a tourné la page des orphelinats et des hospices ; on a réduit la mortalité infantile et prolongé l’espérance de vie ; on n’accepte plus la mort ni la douleur ; on s’est aperçu que la prise en charge des enfants et celle des personnes âgées constituent des disciplines. Avant, tout cela était bien différent. Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître.

CE QUI A CHANGÉ DEPUIS

Unités Alzheimer généralisées

→ D’ici à 2017, le nombre de personnes âgées polypathologiques, souffrant de dépendance aggravée et nécessitant des soins lourds, va « continuer à augmenter, mais modérément », selon une « Étude prospective des métiers de la fonction publique hospitalière » publiée en 2007. Dans la continuation de la loi du 2 juillet 2002, la personnalisation des soins aux personnes âgées dépendantes hébergées en établissement s’accroît encore. Exemple : la structure décrite ici recense désormais, dans un projet d’accompagnement, les constats et attentes de chaque résidant, de sa famille, des soignants. Pour les malades Alzheimer plus précisément, les unités spécifiques doivent se généraliser, selon le Plan Alzheimer 2008-2012. Les infirmières, dont l’exercice a été marqué par la parution de nombreux textes dans cette décennie (décret de 2004 regroupant actes et règles professionnels, arrêté de 2007 sur le droit de prescrire certains dispositifs médicaux…), ont un rôle majeur dans cet accompagnement croissant des personnes âgées.