« Le soin à la chaîne » - L'Infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 300 du 01/05/2012

 

ANNÉES 1950

DOSSIER

La peur de ma vie ! Je venais de nettoyer et de rincer une seringue, la passant d’une main à l’éther pour la sécher plus vite, tenant une clope de l’autre main. Mais j’avais oublié que l’éther est volatil et inflammable. Tout un mur a pris feu ! Heureusement, à ce moment-là, sœur Marie se trouvait dans un autre bâtiment… Un mois plus tard, j’ai décroché mon diplôme. « Vous serez une infirmière modèle, a justifié l’une de mes formatrices. Dévouée, aimante, patiente, douce, désintéressée, respectueuse de la morale, avec le sens du sacrifice… Et puis, vous semblez répondre à un appel intérieur. Comme si c’était une vocation. » J’ai commencé dans un service de médecine hommes, en 1952. À sa tête donc, sœur Marie, tout de blanc vêtue, en robe et voile, nous-mêmes dissimulant nos cheveux sous une coiffe stricte et portant nos galons avec plus ou moins de fierté. Quand quelque chose ne va pas, sœur Marie fait cliqueter son énorme trousseau de clés, qui donne accès à la moindre bande Velpeau, et nous tire par la manche dans un coin. Les yeux noirs et les lèvres pincées, elle nous apprend à nous taire. Nommée surveillante au regard de son expérience, elle distribue encore des cachets, même sans diplôme d’infirmière – en fait, pour exercer, elle a une dérogation. C’est vrai que nous ne sommes pas assez nombreuses. Un médecin en a parlé à l’ORTF : nos effectifs n’ont pas augmenté depuis le temps où nous ne faisions que poser sinapismes et ventouses, et donner des purgatifs et autres potions. Nous faisons 100 fois plus de piqûres ! Mais, pour obtenir une nouvelle infirmière, il faut des années de procédures administratives. Ce sont les financiers qui règnent…

Pénurie de matériel

Du coup, nous voilà à nous occuper chacune de 40 malades, jusqu’à dix heures par jour ! Les médecins ont de plus en plus besoin de nous, et pas seulement pour leur préparer le café ou aller leur chercher des cigarettes : les techniques, les examens, les médicaments se sont tellement multipliés et sophistiqués depuis la guerre… Le matériel, c’est une autre histoire : j’ai recensé cinq seringues, dix aiguilles, une poignée de thermomètres dans tout le service, ainsi qu’une seule pince longuette pour saisir instruments et compresses. Et si vous perdez un linge, c’est presque un crime ! Il faut aussi, avec les filles de salle, nettoyer les grandes et impersonnelles salles communes, avec de l’eau, du savon noir, de l’eau javellisée et de l’huile de coude. Au milieu de la salle, entre les deux rangées de 20 lits chacune, nous rangeons sur notre appareil le matériel propre comme le sale. À cause de l’encombrement, on prépare certains examens dans le couloir. On fait un effort quand les malades reçoivent des visites, en époussetant les draps et en remettant la pancarte des températures au bout de leur lit, sans la faire tomber sur nos pieds (elle est tellement lourde que ce serait une semaine d’arrêt de travail assurée). Mais ces attentions, ou la possible convivialité entre malades, ne masquent pas le fait que rien n’est prévu pour le confort et l’insonorisation de ces baraquements pensés initialement comme provisoires. Et quand la mort survient, on la cache des regards des autres patients derrière un frêle paravent…

Dans ces conditions, on ne peut que se focaliser sur les corps, on n’a pas beaucoup de temps pour s’efforcer d’être gentilles. On a l’impression d’être des « bouche-trous ». Les soins, on les fait à la chaîne. Des fois, quand même, on propose aux patients des romans d’amour, des bouquins d’histoire. Les livres policiers plaisent bien aux anciens combattants… J’espère que tout va changer avec ce qu’ils appellent l’« humanisation » et la modernisation. La modernisation, c’est le Premier ministre qui l’a lancée, sans doute sur une idée de son père, Robert Debré, le pédiatre. Depuis l’an dernier, les grands hôpitaux se sont transformés en centres hospitaliers universitaires. Ces « CHU » doivent développer la recherche et améliorer l’enseignement. Les médecins, avant, on ne les apercevait qu’en matinée à l’hôpital – l’après-midi, ils s’occupaient de leurs patients dans le privé. Maintenant, les voilà avec nous à temps plein… Et on dirait qu’ils ont ramené leurs patients avec eux ! Fini le temps où l’hôpital n’accueillait que les indigents, comme avant la guerre, avant la loi de 1941 et avant que le Conseil national de la Résistance ne mette en place la Sécurité sociale. Cela nous promet de nouveaux patients, mais aussi de nouveaux services plus spécialisés, de nouveaux collègues et de nouveaux bâtiments !

Comme à l’hôtel

Ici, on ne fait plus la charité : on soigne. L’hôpital n’est plus la « maison des morts ». Il n’est plus mal vu. L’hospitalisation non plus – enfin, moins. On pense davantage au confort du malade. A son arrivée, on lui offre un prospectus. On a créé un planning pour organiser les horaires de consultations et étendu les heures de visites. Rendre les lieux plus proprets, c’est quasi obligé, à cause de cette concurrence des cliniques privées. La direction a même mis en place une hôtesse à l’accueil. Grâce à cette « humanisation », les patients se sentent de plus en plus comme à l’hôtel. Voire comme chez eux. Ils peuvent même apporter leur propre linge ! À la maison, certains y sont vraiment, d’ailleurs. Je suis ainsi chargée de suivre ceux qui n’ont pas besoin de se rendre à l’hôpital. C’est moins cher, et ils restent auprès de leur famille. Pour nous, en revanche, c’est ardu : tous les appartements ne sont pas équipés en eau, et il faut acheminer notre lourd matériel à pied ou dans les transports en commun… En cette fin de décennie, le plus satisfaisant, c’est qu’on arrive à soigner des malades encore considérés comme incurables quand j’ai commencé à travailler. C’est le progrès ! Prenez la lutte contre les infections. La pénicilline est produite de façon industrielle depuis à peine une décennie. Il y a aussi les vaccins antipoliomyélitiques, les équipements de plus en plus lourds, les salles d’opération de plus en plus sophistiquées. Le problème, encore une fois, c’est que les cordons de la bourse sont serrés : pas évident d’acheter à la fois assez d’antibiotiques et du matériel neuf. Et nous, les infirmières, avons toujours fort à faire. Ma formatrice m’avait félicitée d’être « serviable ». J’ai vite compris que cela rimait souvent avec « corvéable »

CE QUI A CHANGÉ DEPUIS

Des effectifs en hausse

→ Dans les années 1950, la France compte 100 000 infirmières, dont moins de la moitié diplômées d’État (le diplôme a été créé en 1922). La loi du 8 avril 1946 définit l’infirmière comme « toute personne qui donne habituellement (…) des soins prescrits ou conseillés par un médecin ». Il n’y a ni prévention ni éducation réelles : les soins, surtout curatifs, se fondent essentiellement sur l’examen clinique, et de plus en plus sur les technologies médicales. Les salles communes, elles, vont perdurer, ici ou là, jusque dans les années 1970. Jusqu’à la fin des années 1960, une forte hétérogénéité caractérise la profession, divisée entre infirmières religieuses ; de la Croix-Rouge ; formées en écoles privées ou publiques (comme à l’Assistance publique), note Yvonne Knibiehler dans son Histoire des infirmières (collection Pluriel, 2010). Ces professionnelles peuvent compter sur les aides-soignantes, dont le certificat naît en 1956.