« Les ARS sont nées à un mauvais moment » | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 297 du 15/03/2012

 

INTERVIEW : FRÉDÉRIC PIERRU EST DOCTEUR EN SCIENCES POLITIQUES, SOCIOLOGUE ET CHARGÉ DE RECHERCHE AU CNRS. IL EXPLIQUE COMMENT LE PROJET INITIAL DES ARS A ÉTÉ INFLÉCHI PAR L’ÉVOLUTION DU CONTEXTE POLITIQUE ET BUDGÉTAIRE FRANÇAIS.

DOSSIER

Loin du projet d’origine, les agences régionales de santé, œuvrant dans un contexte budgétaire hypertendu, disposent d’une marge de manœuvre restreinte face aux instances nationales.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : À quand remonte le projet des ARS ?

FRÉDÉRIC PIERRU : Le projet remonte à 1993, avec le rapport de Raymond Soubie, qui proposait la création d’agences régionales disposant d’une vraie marge de manœuvre financière. À l’origine, le premier objectif était de favoriser la continuité des prises en charge, de décloisonner le système de santé. Le second objectif était de territorialiser les politiques de santé, c’est-à-dire de les adapter aux spécificités régionales, ou plutôt infrarégionales, la région étant une circonscription administrative qui n’a pas de réalité épidémiologique.

L’I. M. : Ce projet de départ a ensuite été modifié…

F. P. : Les ARS, c’est une histoire au long cours, qui percute une situation politique, économique et idéologique particulière. Un contexte spécifique de la réforme de l’État s’est ouvert à partir de l’élection de Nicolas Sarkozy, mais il avait démarré avant, dès 2001 avec la mise en place de la Lolf (Loi organique relative aux lois de finance). Cette réforme de l’État, élaborée via la RGPP (révision générale des politiques publiques), lancée en juillet 2007, est imprégnée de la philosophie du New Public Management. Cette politique concerne l’ensemble des administrations françaises.

L’I. M. : En quoi consiste le New Public Management ?

F. P. : C’est d’abord une critique très forte de l’administration bureaucratique classique et de l’État traditionnel. L’une des idées phares du New Public Management, c’est un gouvernement par la performance, avec des indicateurs de résultat. Les administrations classiques ne sont pas jugées suffisamment efficientes. Il faut donc opérer une réforme de l’État, basée sur la mise en concurrence, l’« accountability », c’est-à-dire la reddition de comptes, avec une évaluation par la performance. La particularité, en France, c’est que la réforme de l’État aboutit à fusionner des administrations, alors que, dans d’autres pays, le New Public Management a eu tendance à fragmenter les grandes bureaucraties en agences, liées par des contrats, évaluées selon des indicateurs de performance.

L’I. M. : Quel regard portez-vous actuellement sur les ARS ?

F. P. : Les ARS sont nées à un mauvais moment. À la fois dans un climat que je trouve assez délétère à l’égard de la fonction publique et dans un contexte budgétaire hypertendu. De plus, elles se trouvent confrontées au fait que chaque compartiment du système de santé n’évolue pas selon les mêmes logiques. En médecine de ville, c’est une logique de plus en plus libérale qui prévaut, alors qu’à l’hôpital, c’est une logique de plus en plus étatique qui s’impose. Là, clairement, la mission des ARS, c’est de restructurer le parc hospitalier, en succédant aux ARH. Le directeur général de l’ARS dispose pour cela des pleins pouvoirs. Il est lui-même soumis à l’injonction de son ministère : faire revenir les hôpitaux à l’équilibre budgétaire à l’horizon 2012. Les ARS sont identifiées par leurs interlocuteurs, par exemple dans le médico-social ou dans les hôpitaux, à la gestion de la pénurie. Et non comme des institutions qui portent une vraie vision de la politique régionale de santé. C’est dommage.

L’I. M. : En quoi leur marge de manœuvre est-elle limitée ?

F. P. : La gestion du risque relève de la caisse d’assurance maladie, et les ARS sont obligées de négocier avec le réseau de l’assurance maladie, qui a réussi à garder ses prérogatives à l’occasion de la loi HPST. Si l’on avait voulu aller jusqu’au bout, il aurait fallu, et certains y pensent, en finir avec la Sécurité sociale, la Cnam, et étatiser l’ensemble.

L’I. M. : Les ARS disposent-elles quand même d’une autonomie ?

F. P. : Ce sont des établissements publics administratifs, dotés de la personnalité morale qui devait leur permettre de disposer d’une certaine autonomie d’action, afin de vraiment territorialiser la politique de santé. En fait, les ARS sont en passe de devenir des administrations déconcentrées de l’État, classiques. Elles se retrouvent sans marge de manœuvre par rapport au niveau national et ne font que décliner au niveau régional des politiques définies au niveau national. Là aussi, il y a une grande désillusion.

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