L’alcoolisme au féminin - L'Infirmière Magazine n° 293 du 15/01/2012 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 293 du 15/01/2012

 

ADDICTOLOGIE

RÉFLEXION

Causes, symptômes et conséquences de l’alcoolisme varient beaucoup selon que le malade est un homme ou une femme. À l’hôpital Sainte-Anne, une consultation spécifique aux femmes leur propose une prise en charge adaptée.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi avoir ouvert une consultation d’alcoologie tournée spécifiquement vers les femmes ?

FATMA BOUVET DE LA MAISONNEUVE : Cette consultation est née il y a quatre ans d’une demande que nous avons identifiée dans le service d’addictologie du Dr Laqueille, pour lequel je travaille. La maladie alcoolique chez la femme et chez l’homme se manifeste différemment. Les femmes ne boivent pas dans le même but que les hommes. Si cette dépendance peut être initiée, en général, dans un contexte de convivialité, les femmes que je reçois boivent seules, à la maison. Elles ne sont pas de bonnes vivantes, elles ne boivent pas par plaisir ou en mangeant, mais pour s’assommer, s’anesthésier, dormir. Les hommes, eux, consomment de l’alcool en groupe. Cela révèle un profil très différent. La maladie alcoolique chez la femme induit de nombreuses questions liées à l’intimité féminine : la problématique du désir, la préoccupation des répercussions sur leur physique, le problème de la confiance et de l’estime de soi, mais aussi de leur sexualité. Cela reste un sujet tabou dans notre société. Ce qui explique que ces patientes en parlent très rarement à leur médecin généraliste, qui ne les diagnostiquera pas, alors qu’elles évoqueront plus facilement leur dépendance à l’alcool dans un cadre approprié.

L’I. M. : Comment définissez-vous le malade alcoolique ?

F. B. M. : Pour moi, la meilleure définition est celle de Pierre Fouquet, reprise par l’OMS, qui dit que le malade alcoolique est celui qui a perdu la liberté de s’abstenir de boire. Ce n’est donc pas tant la quantité ingérée, mais la dépendance qui prime. Une femme peut ne boire « que deux ou trois verres, » chaque soir, mais avoir toute sa journée organisée autour de ce moment. Il ne faut pas perdre de vue cette complexité et les comorbidités qu’elle implique.

L’I. M. : Quels types d’alcools consomment ces femmes ?

F. B. M. : On remarque une évolution des boissons alcoolisées qu’elles consomment. Il est fréquent qu’elles commencent par boire des apéritifs sucrés comme le porto ou le cherry. Aujourd’hui, elles ont tendance à consommer du vin et des alcools forts. Le vin blanc vient en première position, suivi par le rosé et le vin rouge. Ensuite, ce sont la bière, le whisky et la vodka. La consommation de vodka par des femmes est cependant une tendance nouvelle. Il faudrait regarder du côté du marketing des marques d’alcool, qui ont, à mon avis, joué un rôle dans cette évolution.

L’I. M. : Pouvez-vous nous brosser un « profil » des femmes qui sont suivies dans votre consultation ?

F. B. M. : Les femmes que je reçois sont issues en grande majorité d’un milieu aisé, elles sont diplômées et ont des postes à fortes responsabilités. Elles ont un profil longtemps considéré, à tort, comme hystérique. Elles sont insérées et ont une personnalité particulière : prémorbide, phobique évitante et/ou dépendante. Pour moi, ce sont des « hyper femmes », hyper sensibles, à fleur de peau, souvent très créatives. Elles se mettent la barre très haut et recherchent la perfection à tous les niveaux, avec un sens du sacrifice très important, au point qu’elles parlent elles-mêmes de leur comportement masochiste. Elles se sont souvent glissées dans un costume d’homme pour arriver à de hauts postes, elles ont joué un jeu qui ne leur convenait pas. Publiquement, elles arborent une grande confiance en elles, alors qu’elles n’en ont pas au fond d’elles-mêmes. Elles sont plutôt dans un registre masochiste, et dans le contrôle. Et, à force de vouloir tout faire à la perfection, leur seule décompression réside dans l’alcool. Le lendemain d’une soirée alcoolisée, elles ont un sentiment de honte et de culpabilité, qu’elles combattent en déployant une grande énergie pour pouvoir tenir… jusqu’au soir, où elles vont à nouveau s’alcooliser.

L’I. M. : Y a-t-il une évolution du tableau clinique de ces « hyper femmes » malades de l’alcool ?

F. B. M. : En général, l’évolution à long terme de leur tableau clinique va vers une complication de type trouble dépressif ou anxieux. La phobie sociale est l’ultime trouble : l’anxiété est telle qu’elles ne peuvent plus sortir de chez elles. Au début du processus, elles s’automédiquent en s’alcoolisant, voire en prenant des traitements comme des benzodiazépines pour lutter contre leur mal-être, et elles boivent pour « décompresser ». Mais, à moyen et long termes, l’alcool est anxiogène, ce qui renforce le cercle vicieux. Il est important de penser à interroger la patiente sur les troubles anxieux pendant l’enfance, qui sont un des facteurs de risque de l’alcoolisme chez la femme. Nous ne devons pas oublier qu’une des complications des troubles anxieux chroniques non traités peut être la dépression et/ou les troubles addictifs.

L’I. M. : Pouvez-vous décrire en quoi consiste le travail de prise en charge de votre équipe ?

F. B. M. : En tant que médecin référent, je suis mes patientes en consultation très régulièrement. Cependant, le suivi en équipe est indispensable. Je travaille avec une infirmière, une psychologue et une assistante sociale. L’infirmière, Rachida Messen, est l’axe de la prise en charge, elle est la référente de la patiente, son repère dans le service. Elle assure le suivi des patientes, aussi bien au niveau téléphonique que par des entretiens infirmiers urgents de soutien et de maintien de l’abstinence. L’hospitalisation vient en dernier recours. Les infirmières sont autonomes dans leur travail et très proches des patientes. Elles créent un lien avec ces femmes et leurs proches, elles font un véritable travail d’accompagnement. Un groupe de parole a été mis en place fin 2009, il est animé par l’infirmière et la psychologue, et a lieu une fois par semaine. Une dizaine de patientes échangent pendant une heure, voire plus, autour d’un thème défini. Ce groupe est très apprécié et répond à une demande des patientes que nous suivons. En effet, elles pensaient ne pas être à leur place dans les réunions des Alcooliques anonymes, de par la mixité de ces dernières.

L’I. M. : Quel type de traitement proposez-vous aux femmes de cette consultation ?

F. B. M. : Je suis une psychiatre très pratique, ce qui m’intéresse est de sortir ces femmes de là. Le traitement améliore nettement le pronostic. L’alcoolisation et la prise de certains antidépresseurs (prescrits, à juste titre, par le médecin généraliste) produisent des interactions qui diminuent nettement l’efficacité du traitement anti-dépresseur… Ce qui pousse ces femmes à continuer à boire pour s’autosoigner. Au début du suivi, je leur dis souvent « je voudrais que vous éclatiez », car elles sont dans une maîtrise quasi inhumaine d’elles-mêmes. Le sport, par exemple, est un très bon moyen de compenser une addiction. La condition sine qua non est que la patiente soit motivée pour arrêter de boire. Pour moi, l’abstinence totale est la seule solution envisageable, et cela, même si les risques de rechute existent. Il est extrêmement difficile pour ces femmes de boire de manière « raisonnable ».

Une hospitalisation peut être indiquée, en accord avec la patiente. Un centre spécialisé est alors recommandé, mais les places sont trop peu nombreuses. En plus d’une psychothérapie, des molécules sont souvent prescrites pour aider à une abstinence totale, comme l’acamprosate ou la naltrexone, qui diminuent l’envie de consommer de l’alcool. Le disulfirame peut être envisagé, avec l’accord de la patiente, car il comporte des effets secondaires assez lourds. Beaucoup de patientes me demandent du baclofène, mais je ne l’indique qu’après avoir essayé les autres traitements. Ce n’est pas un médicament miracle, il ne remplace en aucun cas la motivation de la patiente à s’arrêter de boire. Des antidépresseurs et des tranquillisants peuvent aussi être prescrits en cas de dépression associée. Après la cure, nous recommandons souvent un séjour en post-cure, car les patientes restent très fragiles après leur hospitalisation. La prise en charge en ambulatoire est souvent préconisée. Dans ce cas, le traitement médicamenteux et le suivi des troubles associés sont les mêmes que lors d’une hospitalisation. Un accompagnement psychologique est, évidemment, incontournable. L’abstinence peut commencer très rapidement, mais il arrive que la prise en charge dure des années car, derrière la consommation d’alcool, existe un véritable problème d’estime de soi, sur lequel il faut travailler.

FATMA BOUVET DE LA MAISONNEUVE

MÉDECIN PSYCHIATRE ADDICTOLOGUE

→ Elle obtient une capacité en addictologie clinique en 1996, en même temps que son diplôme de médecin spécialisé en psychiatrie. Parallèlement à son activité clinique, elle passe, en 1998, un DESS en marketing, et a travaillé pendant onze ans pour les entreprises du médicament.

→ Elle est en poste depuis seize ans dans le service d’addictologie du Dr Laqueille, à l’hôpital Sainte-Anne, et tient une consultation libérale dédiée aux souffrances liées au travail.

À LIRE

→ Les femmes face à l’alcool. Résister et s’en sortir, éditions odile Jacob, 2010.

→ Le choix es femmes, Éditions Odile Jacob, 2011.