« Une identité fondée sur des mythes » - L'Infirmière Magazine n° 290 du 01/12/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 290 du 01/12/2011

 

HISTOIRE DE LA PROFESSION

RÉFLEXION

Dans son prochain livre, Michel Nadot critique le flou conceptuel qui, juge-t-il, entoure la discipline infirmière, et propose un autre modèle, qui l’inscrit dans une longue histoire.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Quels sont les mythes que vous décrivez dans vos travaux ?

MICHEL NADOT : J’en aborde plusieurs, qui découlent tous d’une méconnaissance de l’origine et de la signification du terme « infirmier ». Étymologiquement, il ne provient pas du mot « infirme » mais du mot « enfer » et évoque l’étiologie démoniaque de la maladie dans la théorie de soins des sœurs hospitalières de la fin du XVIIIe siècle. À cette époque d’ailleurs, les termes « infirmier » et « infirmière » n’ont pas le même statut et ne sont pas synonymes. Or, les racines historiques de la profession sont antérieures à toutes les in­fluences, religieuses ou médicales, qui se sont succédé depuis et ont effacé l’histoire de la pensée autonome de notre profession. Les pratiques de soins profanes ont en effet été transmises oralement chez les premiers soignants institutionnels, bien avant que s’impose la conception religieuse, puis médicale, du soin hospitalier. De ce point de vue, il n’existe donc pas de soins spécifiquement « infirmiers », et l’adoption de ce terme dans l’institution hospitalière a eu des conséquences fâcheuses sur le rôle que l’on fait jouer aux infirmières d’aujourd’hui. Les infirmières elles-mêmes, par exemple, véhiculent encore parfois l’idée que les soins « infirmiers » sont d’origine domestique, en accord avec une fonction féminine de mère ou d’épouse. Cela entraîne de grands amalgames mêlant à la vision commune de la discipline infirmière des conceptions réductrices et péjoratives de l’activité soignante, comme le dévouement ou l’abnégation. Cela fait également oublier que les hommes ont toujours été impliqués dans les soins. De même, on considère que le soin est l’objet de cette discipline, mais c’est complètement faux ! En réalité, les « infirmières » aident à vivre l’homme objet de soins dans un environnement spécifique. Elles doivent donc agir sur cet environnement et ne sont pas exclusivement au service du malade. Le « soin des malades » est une vision réductrice qui mutile la reconnaissance des multiples compétences exercées. Le service rendu par les « infirmières » au système de santé pour assurer le fonctionnement institutionnel ainsi que le service rendu au corps médical sont occultés.

L’I. M. : La science n’a-t-elle pas elle aussi ses héros mythiques ?

M. N. : Si, et c’est bien ce à quoi je m’attaque, aussi. Je ne crois pas à la légende Nightingale. Avant Florence Nightingale (1820-1910), ne prenait-on pas soin de l’humain ? Pourquoi parle-t-on de Florence Nightingale et jamais des réflexions de sa rivale Catherine-Valérie de Gasparin-Boissier, fondatrice de la première école laïque de soignants, à Lausanne, avant elle ? L’histoire officielle et la mémoire collective n’ont pas retenu que Mme de Gasparin-Boissier a dénoncé ouvertement, dès 1854, l’envahissement de la société civile par des congrégations religieuses, et qu’elle a qualifié « d’école normale » celle qu’elle a créée, par opposition à « l’école anormale » du noviciat religieux, retiré du monde. On a retenu le terme « école normale » en oubliant son origine. Voilà, notamment, ce que le personnage de Florence Nightingale a contribué à faire oublier. De ce point de vue, ce mythe agit comme un miroir déformant de l’activité soignante ancestrale.

L’I. M. : Quand on parle de mythe, de quoi parle-t-on ?

M. N. : D’une manière générale, le mythe a recours à des constructions d’images symboliques et fait référence à des événements difficilement contrôlables. Il est provisoirement, comme le disait Bottéro (1), une « explication vraisemblable des mystères parmi lesquels on a le sentiment de vivre ». On a beaucoup de récits dits « infirmiers », on a beaucoup d’images, mais l’on ne sait toujours pas en quoi les soins sont précisément « infirmiers ». Avoir une identité fondée sur un mythe n’est peut-être pas plus gênant que ça pour travailler quotidiennement à l’hôpital, mais cela devient un gros problème lorsqu’il s’agit de déterminer les particularités de notre discipline. Si l’on veut participer à la construction d’une science pour prendre soin, on doit se souvenir que « la science part des mythes et de leurs critiques », comme l’expliquait Karl Popper (2). La pensée mythologique se caractérise également par une prolifération sémantique et un excès de signification qui entraînent des confusions. Nous pouvons constater, par exemple, que le mot « soin » s’accompagne de 45 qualificatifs différents dans notre littérature institutionnelle : « soin de confort », « soins d’accompagnement », « soins continus »…

L’I. M. : Vous dites que votre prochain ouvrage est un « pavé dans la mare ». Pourquoi ?

M. N. : La mare est cette espèce d’insouciance angélique, cette eau dormante représentée par l’absence de sens critique des infirmières par rapport à leur identité et à l’identité de leur discipline. Je ne parle pas de la critique du système mais de la critique de la raison, du savoir, des sciences et du discours d’autorité. Pour râler et descendre dans la rue, pour dénoncer les conditions de travail, les infirmières ne se débrouillent pas mal. Mais, en même temps, elles ne se rendent pas compte que ces mêmes conditions de travail sont dépendantes de l’absence de reconnaissance de leur tradition de langage. Pas de science, pas de discours légitime porteur d’autorité, peu ou pas de recherche en sciences infirmières à l’université. Qui produit les connaissances qu’elles utilisent ? Qui écrit les ouvrages scientifiques et les livres ? Lesquels sont obligatoires durant les études ? Et parmi ceux qui sont conseillés, combien sont des livres propres à la discipline elle-même, celle que l’on appelle, à tort, « sciences infirmières »? Voilà des questions qui bousculent, non ?

L’I. M. : N’est-il pas dangereux de détruire les mythes qui contribuent à renforcer la cohésion des groupes ?

M. N. : Oui, cela peut paraître menaçant. J’entends détruire un mythe pour le remplacer par un raisonnement scientifique sur nos traditions de langage et le rôle que jouent ces dernières dans l’identité disciplinaire. Lorsque, pendant un siècle, on vous explique que vous êtes une infirmière, voire une « bonne » infirmière, que vous avez un savoir imposé par une succession de cultures dominantes ayant place dans l’ordre de la nature des mondes savants, il est difficile de convaincre que notre discipline appartient aux sciences humaines. Mais c’est un risque à prendre si l’on veut avancer. Je propose des pistes de réflexion, j’explique de quoi est faite l’activité quotidienne des soignantes, que l’on qualifie toujours « d’infirmières », de quoi est faite cette complexité que l’on cherche toujours à réduire et qui, finalement, a des impacts énormes sur la reconnaissance du travail de soins et son financement.

L’I. M. : Quels éléments théoriques concevez-vous pour mieux approcher la réalité de la discipline ?

M. N. : Je propose, dans les travaux que je mène depuis trente ans sur l’histoire de notre profession, un autre modèle conceptuel, que je qualifie « d’intermédiaire culturel », terme d’ailleurs déjà utilisé en Amérique du Nord et dans l’espace francophone, parce que le soignant « infirmier » est à la croisée de plusieurs champs culturels. Une meilleure prise de conscience des fondements de la discipline, de son existence lointaine, et des traditions de langage montre que celle que je propose d’appeler « médiologue de santé » est au cœur du fonctionnement institutionnel hospitalier et du système de santé. En remplaçant le terme ecclésiastique « infirmier » par celui-ci, novateur, je m’écarte du mythe théologique infirmier et j’introduis une transformation radicale tout en conservant les acquis. J’honore ainsi les habiletés, activités, connaissances et identité de ces « pauvres vulgaires dévouements », comme les nommait Mme de Gasparin-Boissier, c’est-à-dire les soignants d’avant l’ère « infirmière ». Avec mes travaux, qui suivent ceux de Marie-Françoise Collière (3), qui fut l’une de mes professeurs, j’espère contribuer à ce que la profession retrouve sa mémoire.

1– Historien assyriologue (1914-2007), spécialiste de la Bible et du Moyen-Orient antique.

2– Philosophe des sciences (1902-1994), qui a introduit le critère de réfutabilité pour distinguer les sciences des pseudo-sciences.

3– Infirmière (1930-2005) et auteure d’ouvrages sur l’histoire des soins.

MICHEL NADOT

INFIRMIER ET CHERCHEUR

→ De nationalité franco-suisse, il est infirmier, professeur d’histoire et d’épistémologie en sciences infirmières.

→ Il a enseigné à la Haute École de santé de Fribourg, en Suisse, ainsi qu’au Canada et au Liban, où il est toujours professeur invité.

→ Il a développé le premier modèle européen de la discipline infirmière, reconnu au niveau international, qui est aujourd’hui enseigné dans plusieurs facultés de sciences infirmières.

→ Son prochain livre est en préparation.

→  Contact : michelnadot@hispeed.ch

À LIRE

→ Nadot M. (2009). « Les constantes des pratiques professionnelles d’hier… au service de la discipline infirmière demain », in C. Sliwka et Ph. Delmas, Profession infirmière : quelle place et quelle pratique à l’avenir ? Paris : Lamarre.

→ Nadot M. (2010). « Cons­truction disciplinaire et épistémologique des sciences dites « infirmières ». EMC (Elsevier Masson), Savoirs et soins infir­miers, 60-010-M-80.

→ Nadot M. (2010). « The world’s first secular auto­nomous nursing school against the power of churches », Nursing Inquiry, 17(2): 118-127. Blackwell Publishing.