La quête sans fin des patients - L'Infirmière Magazine n° 290 du 01/12/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 290 du 01/12/2011

 

RÉFUGIÉS EN AZERBAÏDJAN

REPORTAGE

La polyclinique de la rue Hasan-bey-Zardabi, située dans les hauteurs de Bakou, la capitale, accueille une population réfugiée depuis plus de dix-sept ans, victime d’un conflit toujours larvé. Particularité du pays, la tournée des infirmières pour chercher des patients prend ici une dimension cruciale.

Elle aurait pu y aller à pied. Mais, ce jour-là, Gulalé Saparova n’a pas le courage de marcher vingt à vingt-cinq minutes. Vers midi, un peu en avance sur son horaire, l’infirmière prend le vieux bus 214 qui grimpe sur les hauteurs de Bakou vers la longue avenue Agasadiq Geraybeyli. Arrêt : la cité universitaire. Gulalé y commence sa tournée. L’infirmière n’est pourtant pas libérale, elle travaille à la polyclinique du district, celle de la rue Hasan-bey-Zardabi. L’institution, héritée du système soviétique, propose tout un éventail de soins de ville aux 66 102 résidents de son secteur : médecine généraliste, dentaire, stomatologie, chirurgie légère, endocrinologie, cardiologie, kinésithérapie, avec un petit laboratoire. Et la plupart des 130 infirmières à l’œuvre dédient la moitié de leur garde à des tournées un peu particulières. Il ne s’agit pas de visites programmées selon une liste de rendez-vous pris quelques heures ou quelques jours aurapavant. Non, les infirmières partent sans agenda, à la recherche de patients potentiels. À la « chasse aux malades ». Une quête qui prend une dimension cruciale pour la polyclinique : son secteur comprend, notamment, la cité universitaire, squattée depuis plus de dix-sept ans par des réfugiés de la guerre du Haut-Karabakh. Des centaines d’Azerbaïdjanais forcés de fuir leurs terres à la frontière arménienne s’entassent à quatre, cinq ou six personnes dans des chambres d’étudiant de quelques mètres carrés. « Les infections s’y propagent très rapidement », souligne Gulalé.

« Des malades chez vous »

À l’entrée de la cité, l’infirmière de 48 ans, sac pendu au bras et petit chignon bien serré, remarque les tas de détritus qui s’amoncellent. Des mini-décharges à ciel ouvert. La soignante va le noter et en référer aux services d’hygiène de la mairie, mais sans grand espoir. C’est la partie prévention de ses excursions. La seule. Face à elle, plusieurs bâtiments s’élèvent les uns derrière les autres. Quasiment toutes les fenêtres déballent leur linge séchant sur des cordelettes, les murs tombent en décrépitude. Des groupes d’hommes fument en bas des immeubles pendant que des gamins se courent après, pistolets en plastique à la main. Gulalé grimpe les quelques marches nécessaires à niveler tout édifice dans cette partie haute de la ville, et entre dans ce qui fut le hall d’entrée d’une résidence étudiante. À chaque porte, souvent cachée derrière un rideau, la soignante frappe, interpellant les femmes et les enfants restés à l’intérieur. Une tête passe par l’entrebâillement. « Bonjour, comment ça va », demande Gulalé. Et elle enchaîne, sans laisser à son interlocuteur le temps de se poser des questions : « Avez-vous des malades chez vous ? Quelqu’un a de la fièvre ? » Les premières résidentes secouent la tête : non, rien ici. Gulalé arpente l’unique couloir de cette longue barre de béton, slalome entre les cuisines communes improvisées et les amoncellements de cartons ou de vêtements. Elle gravit l’escalier délabré. Au premier étage, mêmes questions inlassablement répétées à chaque porte qui s’entrouvre. Une femme se plaint du dos. L’infirmière vérifie qu’elle est bien suivie à la polyclinique. Oui, les prochains rendez-vous sont pris. Le suivi sera effectué, le rôle de Gulalé pour cette patiente s’arrête donc là.

Troubles mentaux

L’infirmière rencontre souvent les mêmes pathologies chroniques chez cette population fragile : hypertension, problèmes cardiaques, troubles mentaux, dus pour beaucoup au stress post-traumatique de la guerre et de la fuite forcée. Les mauvaises conditions de vie entraînent également des problèmes mentaux (bruit constant, situation schizophrénique entretenue) et, souvent, pulmonaires (humidité, manque d’isolation, d’hygiène, etc.). Gulalé s’efforce de vérifier que le suivi est bien réalisé, que les réfugiés tiennent leurs engagements, prennent leurs médicaments, s’ils peuvent se les offrir, et viennent aux rendez-vous. Et elle outre-passe déjà sa mission de quête de patients. Elle poursuit sa visite. « Vous avez des problèmes ? », lance-t-elle à une femme, affairée devant une casserole bouillant au-dessus d’un réchaud. Mauvaise formulation. « Ah oui ! », répond l’interpellée. « Mais moi, c’est la santé », s’empresse d’ajouter Gulalé, pour couper court à la longue litanie des difficultés de ces déplacés, réfugiés dans ces baraquements de fortune depuis une génération entière.

Relogement impossible

Leur histoire, elle l’a déjà entendue des centaines de fois. La guerre, déclenchée avec l’effondrement de l’ex-URSS, la fuite forcée, souvent sans avoir pu emporter grand-chose, et l’arrivée à Bakou, sans repères, sans travail. L’Azerbaïdjan, à la frontière entre l’Europe et l’Asie centrale, a dû faire face à la perte de 20 % de son territoire, et près de 10 % de sa population est devenue réfugiée. Le conflit avec l’Arménie n’a jamais été réglé. Le pays a très longtemps utilisé ses réfugiés, vivant dans des conditions extrêmes, pour pointer l’invasion arménienne et obtenir leur retour. Aucune politique de relogement possible dans ces conditions. L’État a dû changer son fusil d’épaule en 2007, lorsque la communauté internationale a commencé à remettre en cause ce pays devenu riche grâce au pétrole mais dont 10 % de la population vivait dans des tentes, des wagons, des cubes de tôle et des cités étudiantes branlantes. Jusqu’à aujourd’hui, sur 600 000 réfugiés, seuls 30 % ont été relogés. Et l’aide humanitaire s’est, en outre, tarie face à une situation qui perdure et qui n’est pas assez visible. Gulalé sait bien que ses hôtes manquent de tout (nourriture, vêtements, espace), elle reste sensible au sentiment d’abandon qu’ils éprouvent. Mais recueillir toutes les doléances et entrer dans le débat sur les actions du gouvernement n’est pas de son ressort. Elle y resterait la journée. L’infirmière passe son chemin et reprend inlassablement sa quête de patients. « Bonjour, quelqu’un a-t-il de la fièvre dans votre foyer ? » « Oui, les enfants sont malades. » Gulalé baisse la tête. « Je ne m’occupe pas des enfants, moi je soigne les grands. » Dans son sac, du coton, de l’aspirine, de la novocaïne, du dimedrol, et de l’analgin, pour soulager d’éventuelles douleurs. Et surtout, son téléphone. « Je peux intervenir immédiatement en cas de situation grave, assure-t-elle, mais je dois toujours demander la permission au médecin. Si je rencontre un patient avec une forte fièvre, j’ai besoin de son aval pour administrer quoi que ce soit. Ensuite, le patient est envoyé à la polyclinique pour un rendez-vous ultérieur. » Lorsque les symptômes ne sont pas trop graves, elle renvoie le patient vers ses collègues du centre de santé, et se contente de prodiguer quelques conseils sanitaires de base, mais primordiaux dans ces logements surpeuplés et délabrés : éviter le contact avec les autres, se laver les mains, tousser ou éternuer dans un mouchoir, etc. L’obsession : la propagation des infections telles que la tuberculose ou les troubles gastro-intestinaux. Gulalé se met donc à l’affût de la moindre fièvre. Mais, ce jour-là, pas de cas de fièvre visible dans le premier bâtiment de la cité universitaire. Beaucoup de portes sont restées fermées. « Il est rare que je revienne sans patient, affirme-t-elle. En général, j’en trouve trois à cinq dans une tournée. » Sa journée de six heures terminée, Gulalé peut rentrer chez elle.

Pas d’initiative infirmière

Le lendemain matin, l’infirmière retrouve la polyclinique. L’institution n’a investi que le rez-de-chaussée du long et fin bâtiment de quatre étages sur la rue Hasan-bey-Zerdabi. Les trois étages du dessus abritent des appartements de Bakinois dont le linge sèche tranquillement aux fenêtres surplombant les salles de soins. La polyclinique semble imbriquée dans la copropriété. Elle a d’ailleurs deux entrées. La première, très classique, donne sur une grande porte souvent ouverte, quelques escaliers et un petit hall où sont affichées les photos des présidents azéris venus visiter l’établissement. Quelques chaises sont alignées en guise de salle d’attente. La deuxième entrée évoque davantage une porte de service, ouverte à tous les vents et empruntée par tout le quartier. De part et d’autre de la salle d’attente, s’enfuit un long couloir donnant à droite et à gauche sur de petites salles de consultation, le bureau du directeur, plus vaste, et la petite salle de repos des infirmières. La plupart de ces soignantes sont directement affectées à un médecin, les autres, à la prise de sang ou à la gestion administrative. Dans le duo de soignants, aucune initiative n’est permise, l’infirmière n’est là que pour assister le praticien, accueillir le patient, prendre ses constantes, l’emmener au laboratoire ou à la radio. Gulalé travaille avec une généraliste, le docteur Kamila Alieva, elle aussi réfugiée du Haut-Karabakh. Assise derrière son bureau, sur lequel trônent quelques dossiers et un agenda, sans aucun ordinateur, la quinquagénaire avoue sans détour : « C’est encore très douloureux, personne ne souhaiterait à son pire ennemi d’être réfugié. » Dans la salle de consultation, une armoire, un lavabo et la table d’auscultation complètent l’ameublement de ces 7 ou 8 mètres carrés. La généraliste de 55 ans, médecin dans son district natal de Gubadly, refuse d’évoquer ses cauchemars, mais, évidemment, pour elle comme pour tous les réfugiés, « à l’époque de l’URSS, tout était bien mieux. Nous étions heureux d’obtenir l’indépendance, mais les problèmes qui ont suivi ont été dramatiques » ! Kamila a eu un peu de chance dans son malheur : elle ne vit pas dans ce que le gouvernement appelle les « logements collectifs » des réfugiés de Bakou. Elle a pu être recueillie par un parent. Mais le médecin au grand bonnet blanc ne peut s’empêcher de succomber à l’espoir fou, largement entretenu par l’État, de rentrer chez elle. Au bout de dix-sept ans d’occupation du Haut-Karabakh. Comme si de rien n’était. « Notre village nous attire irrémédiablement. J’ai toujours l’espoir de m’endormir la nuit et qu’au réveil, on rentre enfin chez nous. » Dans son rêve éveillé, Kamila englobe également son ami et confrère Kamal Gouliev. Il vient du même district, où il était chef de clinique jusqu’en 1992. Avec ses 173 manats de salaire (environ 160 euros), cet homme de 70 ans n’a pu trouver à se reloger ailleurs que dans un « bâtiment collectif ». Et inutile de compter sur une retraite de 80 manats (72 euros), bien insuffisante quand le moindre studio à Bakou coûte entre 300 et 400 manats par mois. La santé ne paie pas, mieux vaut travailler dans le pétrole. Kamal a toutefois pu déménager une fois : comme le veut la tradition azérie, il a dû laisser son foyer à son fils aîné. Normalement, les parents continuent de vivre avec les enfants, mais, dans 15 mètres carrés, difficile de caser parents, enfants et petits-enfants. Kamal et sa femme ont trouvé une autre pièce dans une ancienne résidence ouvrière, tout près de la polyclinique, également prise d’assaut par les réfugiés en 1993. Une douche et des toilettes communes, délabrées et rongées par le moisi, des réchauds posés dans le couloir pour faire office de cuisine commune… Kamal est loin de sa belle maison du village d’Andar. Dans sa pièce, le lit occupe les trois quarts de l’espace, mais une petite table et des tabourets permettent à tout visiteur de se voir offrir le thé, comme le veut la tradition azérie.

Jalousie des Bakinois

Médecin six heures par jour, six jours sur sept selon l’organisation des gardes en polyclinique (idem pour les infirmières), Kamal n’abandonne pas sa blouse une fois rentré chez lui. Ses voisins souffrent tous des pathologies surreprésentées chez les réfugiés au long cours : hypertension, problèmes cardiaques, pulmonaires, psychologiques. Sans oublier les infections qui se répandent comme une traînée de poudre. Le médecin répond volontiers à leurs appels. « La solidarité est particulièrement importante ici », souligne-t-il.

À la polyclinique, deux autres professionnelles de santé sont également réfugiées. Deux infirmières. Mais les quatre déplacés évitent de se lamenter sur leurs terres perdues ou d’évoquer leurs soucis quotidiens. Le regard des autres Bakinois s’est, en effet, considérablement durci : les réfugiés, bénéficiant de quelques petits privilèges (droits universitaires gratuits, gaz et électricité gratuits, allocation de… 15 manats par mois) et vivant dans des conditions misérables, sont souvent stigmatisés. « Ils sont sales et irrespectueux de leur environnement, assure un patient, reflétant la pensée générale. On voit tout de suite quel bâtiment est squatté par les réfugiés… » Et puis, les souvenirs sont trop douloureux à évoquer. Khalidé Mammadova, infirmière de 56 ans, en a encore les larmes aux yeux. « Je travaillais dans une maternité avant la guerre, raconte-t-elle. Mais j’ai dû rejoindre l’armée pour soigner les soldats. Mon village, dans le district de Zangilan, a été bombardé… Une bombe a même explosé dans notre cour, tuant mon beau-frère. Nous avons été obligés de partir, il y avait eu un massacre à Khojoli, un village de la région, et le gouvernement craignait pour nous. Nous n’avions rien, même pas une assiette, et nous avons dû franchir une large rivière, passer dans des forêts. Beaucoup d’entre nous ont attrapé une pneumonie, ma sœur est restée paralysée. Arrivés à Bakou, nous nous sommes retrouvés sans travail, sans logement… »

La famille de Khalidé a fini par trouver un petit logement salubre, et le ministère de la Santé a déniché pour l’infirmière une place de soignante à la polyclinique de la rue Hasan-bey-Zarbadi. Un centre de santé apparemment banal, devant gérer, bon gré mal gré, une population et des soignants qui font partie des plus anciens réfugiés au monde.