Un manifeste « pour que le débat ait lieu » - L'Infirmière Magazine n° 289 du 15/11/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 289 du 15/11/2011

 

ASSURANCE MALADIE

RÉFLEXION

Il y a quelques semaines, paraissait un manifeste signé par 123 personnalités françaises, plaidant pour une autre politique de santé, qui restaure le principe de solidarité de l’assurance maladie. Explication de texte par l’un de ses auteurs.

L’INFIRMIÈRE MAGAZINE : Pourquoi ce manifeste, et pourquoi maintenant ?

DIDIER TABUTEAU : Nous nous sommes rapprochés, André Grimaldi, François Bourdillon, Frédéric Pierru, Olivier Lyon-Caen et moi, parce que nous étions tous d’accord pour dire que la dérive du système de santé nous inquiétait et qu’en 2007, lors de la dernière campagne présidentielle, la santé avait été absente du débat malgré les problèmes qui se posaient déjà. Ce qui nous a réunis, c’est la volonté que les choix fondamentaux qui sont faits soient, au moins, discutés à l’occasion des échéances électorales. Nous avons rédigé ce manifeste pour que le débat ait lieu.

L’I. M. : Vous considérez qu’une nouvelle politique de santé est nécessaire, qu’elle doit reposer sur six principes fondateurs : solidarité, égalité, prévention, qualité des soins, éthique médicale et démocratie sanitaire. Vous décriez ce que vous appelez un « choix de privatisation rampante du financement des soins courants ». Ce sont des mots forts !

D. T. : C’est un constat. On peut être pour ou contre. Ce que l’on dit, c’est que ce choix doit être débattu. Le remboursement par l’assurance maladie est, pour les soins, grosso modo, de 75 %. En revanche, le taux de remboursement pour les personnes qui ne sont ni en affection de longue durée, ni hospitalisés, n’est que de 55 %. Un pourcentage, qui plus est, en constante diminution, avec les tickets modérateurs, les franchises, les dépassements d’honoraires, etc. Voilà le constat. Après, le débat politique est de savoir si un tel taux est acceptable ou non. Dans le manifeste, à cette question, nous répondons non car les complémentaires sont beaucoup plus inégalitaires que l’assurance maladie, pour trois raisons : leurs cotisations ne sont pas fixées en fonction du revenu, à la différence de la CSG ; les complémentaires sont pénalisantes pour les familles – ce qui n’est pas le cas des cotisations de l’assurance maladie, vous ne cotisez pas en fonction du nombre d’enfants que vous avez ; et, enfin, les primes de complémentaires augmentent en fonction du risque, au moins avec l’âge, ce qui n’est pas le cas pour l’assurance maladie. Quand la complémentaire devient essentielle pour la couverture des soins courants, elle pose un problème majeur d’inégalité dans la répartition des charges de la santé. Ajoutez à cela la suppression de la notion de service public hospitalier via la loi HPST (« Hôpital, patients, santé et territoires », loi du 21 juillet 2009, ndlr) et la montée en charge de la tarification à l’activité – qui vise à financer au même niveau le secteur privé et le secteur public alors même que ce dernier n’accueille pas les mêmes populations –, et le phénomène de privatisation rampante des soins courants peut difficilement être nié.

L’I. M. : Vous militez pour une prise en charge des soins courants par le régime obligatoire passant de 55 à 80 %.

D. T. : Oui, l’objectif est de revenir à un système où l’assurance maladie soit au cœur de la prise en charge et où les complémentaires restent des complémentaires. Les sommes nécessaires pour financer ces 80 ?% sont déjà supportées par les assurés sociaux puisqu’elles sont versées au travers des primes des complémentaires. Il faut donc négocier avec elles ce transfert pour rendre plus juste le financement de ce niveau minimum de remboursement par le service public de l’assurance maladie. Il y a là un projet de législature.

L’I. M. : Vous considérez que ce que l’on appelle le pacte de 1945 est rompu ?

D. T. : Oui, très clairement. Le principe de solidarité a été mis à mal. En 1958, avec les ordonnances Debré, puis, en 1970, avec la loi Boulin, on avait instauré la notion de service public hospitalier. Et ce service public hospitalier faisait, depuis lors, consensus. De même, la première convention nationale pour les médecins avait, en 1971, instauré les tarifs opposables et renforcé considérablement l’égalité d’accès aux soins. Cette logique solidaire a commencé à être fissurée en ville avec la création du secteur 2, en 1980, et à l’hôpital, depuis le milieu des années 2000, avec la convergence tarifaire pour la tarification à l’activité et la loi HPST. Et les choses ne cessent d’empirer.

L’I. M. : Vous plaidez pour une revalorisation du médecin traitant. Quid des autres acteurs du système de santé ? Que pensez-vous des délégations de tâches aux infirmières, notamment ?

D. T. : Ce que nous disons, c’est que, pour revenir à des tarifs opposables, il faut que les tarifs soient de bon niveau. La médecine de premier recours doit être revalorisée en priorité. Mais c’est vrai également de certains actes techniques. Il ne faut pas avoir peur de parler de revenus et pas simplement de tarifs pour des activités dont le financement est socialisé, et il faut se donner les moyens de revaloriser les professions qui le nécessitent. Il faut aussi poser sans a priori la question du rôle de chaque profession. Le système de santé français s’est développé depuis deux siècles sur la logique du « tout-médecin ». Cela ne pourra plus durer, du fait de la démographie médicale. Il faut imaginer d’autres partages de compétences, et même, d’autres professions. Je suis, pour ma part, convaincu qu’il faut désormais dépasser le clivage entre médecins et non-médecins, si profond en France, et penser en termes de professions médicales à compétences plus ou moins larges.

L’I. M. : Faut-il, aussi, sortir du seul paiement à l’acte ?

D. T. : Pour certaines activités, oui. La rémunération pour les malades chroniques devrait, dans bien des cas, être faite sur une base forfaitaire. C’est du bon sens. Il faut également briser le tabou du tiers payant. Un système moderne doit reposer sur le paiement direct des professionnels par les financeurs (en France, l’assurance maladie et les complémentaires, ndlr) ; c’est le cas de nombreux pays, dont les États-Unis qui ne sont pas à suspecter d’antilibéralisme !

L’I. M. : S’agissant de l’hôpital, vous dénoncez l’incohérence d’une tarification à l’activité quand le Parlement vote chaque année un objectif de dépenses à ne pas dépasser, l’Ondam. Mais vous ne demandez pas à sortir de cette T2A. Comment financer l’hôpital ?

D. T. : Il faut garder la T2A pour les activités où elle a ses vertus, notamment pour les actes techniques programmables. N’ayons pas une approche idéologique en la matière. Que les hôpitaux publics fassent des efforts d’efficience reste nécessaire. Le problème, c’est que la T2A ne prend pas en compte les spécificités sociales des populations prises en charge et s’adapte difficilement aux activités médicales inscrites dans la durée. À côté de la T2A, on peut imaginer pour certaines activités des tarifications autres, telles que le prix de journée ou le budget global. Il faut adapter les financements aux réalités de l’activité des hôpitaux.

L’I.M. : Vous proposez enfin d’interdire « tout déséquilibre durable de l’assurance maladie ».

D. T. : Les recettes et les dépenses ne reposant pas sur les mêmes déterminants – schématiquement, d’une part l’emploi, de l’autre le vieillissement de la population, le progrès technique ou les circonstances épidémiologiques –, il n’y a donc aucune raison pour que l’assurance maladie s’équilibre automatiquement. C’est pourquoi il est normal d’intervenir pour garantir l’équilibre des comptes et il faut le faire tous les ans pour éviter la constitution d’une dette. C’est avec la création de la Cades(1), en 1996, que s’est ouverte la possibilité d’accumuler des déficits. Nous proposons donc un dispositif d’équilibrage de l’assurance maladie, en cas de déficit constaté en fin d’année, reposant d’abord sur le maintien d’une politique drastique de maîtrise des dépenses, puis sur la réduction des niches sociales, et, enfin, si les précédentes mesures ne sont pas suffisantes, par une augmentation automatique des recettes via les cotisations et la CSG. Comme c’est une mesure impopulaire, sa menace inciterait les gouvernements à une action résolue. Nous ne pouvons pas laisser aux générations à venir de nouvelles dettes pour les soins que nous consommons ! Il faudra déjà rembourser la dette accumulée au travers de la Cades…

1– La Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades), établissement public, est, en quelque sorte, la « banque » de la Sécurité sociale. Elle a pour mission « d’amortir la dette sociale française au moyen d’une structure financière équilibrée, s’appuyant notamment sur des ressources fiscales ».

LE LIVRE

S’ouvrant par le manifeste en tant que tel, cet ouvrage l’accompagne d’une analyse de la situation actuelle du système de santé français et de propositions. Clair et pédagogique, il met en lumière les effets des différentes politiques menées ces dernières années.

Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire, par André Grimaldi, Didier Tabuteau, François Bourdillon, Frédéric Pierru et Olivier Lyon-Caen. Éd. Odile Jacob, septembre 2011, 187 pages, 12 €.

DIDIER TABUTEAU SPÉCIALISTE DES QUESTIONS DE SANTÉ ET DE SÉCURITÉ SOCIALE

→ Aujourd’hui responsable de la chaire santé de Sciences Po et du Centre d’analyse des politiques publiques de santé de l’École des hautes études en santé publique (EHESP), il a dirigé à deux reprises le cabinet de Bernard Kouchner au ministère de la Santé (1992-1993 et 2001-2002).

→ Il a également été le premier directeur général de l’Agence du médicament (1993-1997) et est à l’origine de la loi sur les droits des malades, de mars 2002.