L’exode infirmier, plaie chronique - L'Infirmière Magazine n° 282 du 01/07/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 282 du 01/07/2011

 

AFRIQUE DU SUD

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Des milliers d’infirmières sud-africaines travaillent en Europe, aux États-Unis ou dans les pays du Golfe, attirées par de meilleurs salaires et conditions de travail. Une situation qui fragilise encore le système de santé de leur pays d’origine.

Recrute professionnels de santé pour postes dans des hôpitaux et cliniques, en Arabie saoudite. Salaire avantageux, et non imposé. » En Afrique du Sud, ce type d’annonce passe couramment dans les magazines spécialisés destinés aux infirmières ou aux médecins. Comme de nombreux pays africains, l’Afrique du Sud est devenue un grand pourvoyeur de personnel de santé pour l’Occident et, plus récemment, pour les pays du Golfe. Chaque année, des centaines, voire des milliers d’infirmières sud-africaines quittent leur pays pour travailler en Europe, en Australie, aux États-Unis ou dans les Émirats, où elles se voient proposer de meilleurs salaires et conditions de travail. Une « fuite » que l’ordre de la profession n’arrive pas à chiffrer. Néanmoins, selon les estimations les plus hautes, jusqu’à 300 infirmières quitteraient le pays chaque mois. Cet exode s’est amorcé avec la fin de l’apartheid, au début des années 1990. À Johannesburg ou au Cap, plusieurs agences se sont spécialisées dans le recrutement d’infirmières pour l’étranger, prenant une commission au passage. En 2001, le Royaume-Uni (qui était, jusque-là, la première destination) s’est engagé à ne plus recruter de personnel dans une liste de 150 pays « en développement » dont fait partie l’Afrique du Sud. Mais certaines cliniques privées et maisons de repos médicalisées continuent de faire leur marché dans le pays. Le sujet est sensible et les agences de recrutement contactées se sont refusées à tout commentaire, ou ont affirmé ne pas envoyer d’infirmières à l’étranger. Il faut dire que le gouvernement a déjà évoqué la possibilité d’interdire ce type d’activité commerciale.

Un tableau préoccupant

La pénurie d’infirmières crée une forte pression sur le système de santé sud-africain, et particulièrement sur le service public : plus de 40 000 postes d’infirmière y seraient vacants, soit plus de 40 % de l’effectif théorique. C’est dans les zones rurales, où peu de diplômés désirent s’installer, que la situation est la plus grave : certains hôpitaux sont condamnés à fonctionner sans médecins, voire sans infirmières. Dans les grandes villes, le tableau s’avère presque aussi sombre. Dans plusieurs hôpitaux publics, plus de 50 % des postes sont vacants, et il arrive qu’une infirmière soit en charge de 18 patients, alors que le gouvernement recommande un ratio d’une infirmière pour 4 patients. La qualité des soins s’en ressent évidemment, mais cette situation accroît aussi la pression sur le personnel infirmier. Le gigantesque hôpital Chris Hani Baragwanath (2 964 lits) de Soweto est le seul établissement du célèbre township situé à proximité de Johannesburg, où résident 3 à 4 millions de personnes. Chaque jour, dans le service des admissions, on pourrait croire qu’une catastrophe naturelle vient de se produire. Victimes d’accident, d’agression au couteau, tuberculeux s’entassent sur des brancards, entre les lits, faute de place.

« La situation s’est pourtant légèrement améliorée ces dernières années, et il y a un peu plus de personnel qu’avant. Mais nous manquons toujours d’équipements. Parfois, il n’y a même plus de couvertures, et les patients doivent apporter la leur », témoigne Joyce Magadze, une infirmière de 39 ans, qui travaille là depuis dix ans. Joyce, qui a commencé sa carrière comme auxiliaire de santé, gagne désormais 11 000 rands par mois (1 100 euros). « Avec trois enfants, ce n’est pas facile de s’en sortir, dit-elle. De nombreuses infirmières, et plus encore d’auxiliaires de santé, font des heures supplémentaires dans le privé ou ont un autre emploi. Ce qui veut dire qu’elles sont totalement épuisées et ne peuvent pas être efficaces. »

Charge de travail écrasante

Par ailleurs, les hôpitaux qui étaient destinés à la population noire sous l’apartheid sont vétustes. « Il n’y a pas eu énormément d’améliorations en vingt ans : on manque de médicaments, de matériel, les ascenseurs ne marchent pas. Que fait-on quand il y a une urgence ? », déplore Patience Phirwe, une infirmière de pédiatrie dans un grand hôpital du centre de Johannesburg. Et la prévalence élevée du sida et de la tuberculose dans le pays pèse également sur la charge de travail des infirmières. « Beaucoup de patients attendent d’être très malades avant de se rendre à l’hôpital. Quand ils arrivent, ils nécessitent des soins intensifs. »

Selon une enquête réalisée en 2009 par le Conseil international des infirmières, près de la moitié des infirmières interrogées (53 %) en Afrique du Sud estimaient que leur charge de travail avait augmenté au cours des cinq dernières années, alors même que 63 % jugeaient le système de santé national en meilleur état. Toujours selon cette enquête, les infirmières sud-africaines estiment que les aspects les moins favorables de leur profession sont la charge de travail écrasante (32 %), l’insuffisance des salaires et avantages sociaux (22 %), la non-reconnaissance de leurs efforts (11 %), les restrictions budgétaires et les lacunes des systèmes de soins de santé (11 %).

« Bien sûr, le salaire est un des premiers éléments qui poussent les infirmières à quitter le pays. Mais l’argent n’explique pas tout, affirme Simon Hlungwani, président du syndicat infirmier Denosa pour la province du Gauteng. Elles sont tentées par les occasions de travailler dans un environnement où les équipements nécessaires sont disponibles, et où elles ne doivent pas faire face à la frustration de ne pouvoir exercer au mieux leur profession par manque de moyens. Ne pas pouvoir soigner un patient parce que le médicament n’est pas disponible est difficilement supportable quand on fait ce métier par passion. »

Depuis quelques années, le gouvernement a cessé de minimiser le phénomène de la fuite des cerveaux, qualifiant de « menace pour le système de santé » l’exode massif des médecins et des infirmières. Il ne se contente plus d’évoquer l’argument patriotique mais prend des mesures concrètes pour tenter de les retenir. « Nous avons obtenu plusieurs augmentations de salaires ces dernières années, constate Simon Hlungwani. Le salaire de départ pour une infirmière est désormais d’environ 11 000 rands par mois dans le public alors qu’il n’est parfois que de 9 000 rands dans le privé. Cela a permis d’endiguer la “fuite” vers le privé, même si certaines infirmières préfèrent toujours opter pour ce secteur car les conditions de travail y sont meilleures. »

En 2008, les syndicats ont négocié une augmentation de salaire avec le gouvernement. Pour valoriser l’expérience et retenir le personnel dans les hôpitaux publics, certaines catégories d’infirmières ont ainsi vu leurs revenus s’accroître et connaître jusqu’à 24 % de hausse. En 2010, à la suite des grèves, le gouvernement a ac­cordé une nouvelle rallonge de 7,5 %. « Mais celle-ci ne couvre pas l’augmentation du coût de la vie », regrette Simon Hlungwani. Selon l’ordre infirmier sud-africain, le pays dénombre actuellement 434 infirmières pour 100 000 personnes, alors que la France en compte 782(1), les États-Unis 980 et l’Australie 1 090. Sachant que toutes les infirmières enregistrées ne sont pas obligatoirement en exercice…

Réouverture d’écoles

Pour faire face à la pénurie, un budget a été débloqué afin d’augmenter la capacité d’accueil des écoles d’infirmières. Une mesure nécessaire alors que 43,9 % des 115 000 infirmières enregistrées auprès de l’ordre ont plus de 50 ans et partiront donc bientôt à la retraite. Le ministre de la Santé, Aaron Motsoaledi, a promis de rouvrir 106 écoles d’infirmières cette année. Cela doublerait le nombre annuel de diplômés, le faisant passer de 2 000 à 4 000. De nombreuses écoles publiques avaient été fermées il y a quinze ans par manque de financement, et la formation des infirmières est désormais assurée principalement par les universités et les écoles privées. Entre 1994 et 2010, le nombre d’infirmières n’a ainsi augmenté que de 1,8 %, alors que la population est passée de 40 à 50 millions d’habitants.

Selon les provinces, les étudiants infirmiers des écoles publiques ont droit à une bourse ou à une allocation pendant toute la durée de leurs études. Dans la province du Gauteng, notamment, les étudiants reçoivent 5 000 rands (environ 500 euros) par mois, et sont logés. Une somme substantielle dans un pays où le salaire minimum se limite à moins de 200 euros par mois. « Je remarque qu’un certain nombre d’étudiants font ces études parce que le coût est pris en charge par le gouvernement, regrette Otsile Kgori, professeur à l’université de Johannesburg. Dans un sens, c’est une bonne chose, car nous répondons petit à petit au manque de personnel. Mais, lorsque des jeunes deviennent infirmiers pour des raisons économiques et pas par passion, ils se découragent rapidement quand ils se rendent compte des difficultés du métier. » Afin de freiner l’exode des nouveaux diplômés, ceux dont les études ont été prises en charge par l’État doivent travailler pendant quatre ans minimum dans le secteur public. « Sans cela, la plupart ­d’entre eux partiraient, estime Ostile Kgori. Ensuite, lorsqu’ils ont fondé une famille, c’est évidemment un peu plus difficile. »

Une inconnue majeure persiste dans le débat sur le brain drain. Elle porte sur le nombre de Sud-Africains qui reviennent, après quelques années passées à l’étranger. En effet, si certaines infirmières font finalement leur vie dans un autre pays, d’autres partent seulement quelques années, le temps de faire des économies. Dans ce cas, elles laissent souvent leurs enfants, si elles en ont, à la garde des grands-parents. « J’ai travaillé pendant cinq ans à Londres, témoigne une infirmière de l’hôpital Chris Hani Baragwanath de Soweto, qui préfère garder l’anonymat. Ensuite, j’ai dû revenir pour mes enfants, car mes parents sont décédés et plus personne ne pouvait s’en occuper. Sans cela, je serais restée là-bas. Mais quand je dis cela ouvertement, on m’accuse de ne pas suffisamment aimer mon pays. Ce n’est pas vrai. Je sais tout simplement que j’ai la possibilité de gagner deux fois plus tout en travaillant dans un meilleur environnement, alors le choix est vite fait. »

Migrations en chaîne

Le gouvernement voudrait aujourd’hui encourager les infirmières qui ont quitté l’Afrique du Sud à y revenir, mais peine à leur offrir des conditions de travail satisfaisantes. « Depuis environ cinq ans, on constate que des infirmières commencent à revenir, même si elles sont encore nombreuses à partir, affirme Fidel Hadebe, porte-parole du ministre de la Santé. Elles reviennent principalement d’Arabie saoudite parce que le mode de vie là-bas ne leur convient pas, même si les salaires qu’elles perçoivent sont élevés. »

En attendant, pour pallier le manque de personnel, l’Afrique du Sud recrute aussi dans les pays voisins, tels le Lesotho ou le Swaziland, dont les systèmes de santé apparaissent encore plus fragiles.

1– Selon la Drees, la densité d’infirmiers âgés de moins de 65 ans pour 100 000 habitants augmente en France. Elle serait passée de 633 en 2000 à 782 en 2009. Lire ici :

http://bit.ly/ espinf-chifpro

INTERVIEW
ANNALISE PALMER 56 ANS, INFIRMIÈRE À LONDRES DANS UNE MAISON DE RETRAITE MÉDICALISÉE

ANGLOPHONES ET QUALIFIÉES

Quand et pourquoi êtes-vous partie au Royaume-Uni ?

J’ai travaillé vingt-cinq ans en Afrique du Sud. Puis, voilà neuf ans, j’ai souhaité essayer autre chose. Mes enfants étaient adultes, j’avais envie de vivre pour moi. J’ai postulé auprès d’une agence au Cap, qui m’a proposé un poste à Londres. À l’époque, il n’y avait pas de restrictions pour travailler en Angleterre, et les infirmières sud-africaines y étaient très demandées car elles sont anglophones et surtout très qualifiées, avec une formation correspondant aux standards européens, voire supérieure puisque nous sommes aussi sages-femmes.

Que pensez-vous de vos conditions de travail là-bas en comparaison avec celles que vous aviez en Afrique du Sud ?

À Londres, mon salaire est beaucoup plus élevé. Je pense aussi que l’environnement professionnel est plus agréable et les patients plus respectueux. En revanche, c’est parfois frustrant. J’avais beaucoup plus de responsabilités en Afrique du Sud. En Angleterre, par exemple, je n’ai pas le droit de poser une perfusion sans autorisation alors que j’ai assez d’expérience pour savoir si le patient en a besoin ou non. Le pays manque aussi de sages-femmes, mais nous n’avons pas le droit de pratiquer les accouchements.

Pensez-vous revenir ?

Parfois, je me dis que j’aimerais revenir, mais pas dans la situation actuelle. J’ai 56 ans, je ne me vois pas travailler en Afrique du Sud dans des conditions plus difficiles, avec un salaire réduit de moitié. Mais j’envisage parfois de rentrer et d’ouvrir un centre de remise en forme avec les économies que j’ai pu faire à Londres.

OMS

La pénurie en chiffres

→ L’Organisation mondiale de la santé recommande un minimum de 100 infirmières pour 100 000 personnes.

→ 17 pays d’Afrique subsaharienne n’atteignent pas la moitié de ce chiffre. Alors que l’Afrique du Sud en compte 434, le Malawi dispose d’à peine 17 infirmières pour 100 000 personnes, alors que de nombreux pays occidentaux en ont plus de 1 000.

→ Une infirmière sur 20 formées en Afrique travaille dans les pays de l’OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économiques). Cette « fuite » représente un énorme problème pour le continent, qui souffre déjà d’un grand manque d’infirmières et de médecins.

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