La territoriale, encore incognita - L'Infirmière Magazine n° 280 du 01/06/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 280 du 01/06/2011

 

FONCTION PUBLIQUE

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Près de 19 000 infirmières exercent dans la fonction publique territoriale. Leurs missions, bien que très variées, manquent de visibilité et de reconnaissance. Le point sur un statut, ses conditions d’exercice, ses avantages et ses inconvénients.

Les journées de Chantal Hallopé se suivent mais ne se ressemblent pas. Infirmière pour le département de Maine-et-Loire, elle peut entamer sa matinée dans une école maternelle pour effectuer des bilans auprès des 3-4 ans et, l’après-midi, réaliser une enquête épidé­miologique pour un cas de tuberculose. Elle pourrait aussi tenir une séance de vaccination, se rendre au domicile d’une famille d’accueil de personne âgée ou d’adulte handicapé pour en assurer l’agrément ou le suivi, animer une action d’éducation pour la santé sur les risques des conduites addictives auprès d’adolescents…

Infirmière de santé publique à la ville de Nanterre, Katia Nouard-Setbon anime, quant à elle, des forums santé, collabore avec des diététiciennes et le médecin coordinateur sur des projets autour de l’enfant (tels que des petits-déjeuners pédagogiques en partenariat avec les écoles), intervient aux côtés des sages-femmes au moment des consultations de protection maternelle et infantile (PMI), pratique l’éducation thérapeutique dans une école de l’asthme… À Angers, Sylvie Sureau travaille au sein d’un « Point d’accueil solidarités », où elle prodigue des soins à un public de SDF ou de demandeurs d’asile. Elle se déplace aussi régulièrement sur le terrain avec une psychologue ou un médecin suite à des signalements effectués par des voisins ou des bailleurs sociaux pour évaluer la situation au domicile de particuliers et agir, le cas échéant, afin que soient prononcées des hospitalisations d’office ou à la demande d’un tiers.

Tel peut être le quotidien d’une infirmière de la fonction publique territoriale. Mais les missions ne s’arrêtent pas là : les infirmières territoriales peuvent aussi travailler au sein des centres de planification et d’éducation familiale, dans des centres de dépistage anonyme et gratuit du sida et des infections sexuellement transmissibles, dans des services de médecine préventive, au sein des centres communaux d’action sociale (CCAS), des maisons départementales des personnes handicapées, dans des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ou des foyers logements… Leur point commun : elles œuvrent toutes pour des collectivités (communes, communautés de communes, départements) ou pour des établissements publics locaux. Et elles partagent le même statut : celui de la fonction publique territoriale. Un cadre d’emploi qui relève de la filière médico-sociale et qui s’inscrit dans la catégorie B (hormis les puéricultrices et les cadres, qui relèvent de la catégorie A).

D’après l’Observatoire de la fonction publique territoriale (1), au 31 décembre 2009, la France comptait 8 507 infirmières territoriales. Si nous y ajoutons les 1 713 cadres de santé infirmières, les 5 517 infirmières puéricultrices et les 3 057 puéricultrices cadres de santé, elles représentent au total près de 19 000 professionnelles (95,3 % sont des femmes). « Mais nous restons encore largement méconnues car nous sommes éclatées sur tout le territoire. Parfois, dans une collectivité, l’infirmière peut être seule à représenter sa catégorie », souligne Marie-Thérèse Salmi, cadre de santé au conseil général de la Gironde et présidente de l’As­sociation des infirmier(e) s de la fonction publique territoriale, l’AIFPT (lire encadré p. 25).

Fortes disparités

D’une collectivité à l’autre, une infirmière territoriale n’exercera pas forcément les mêmes fonctions. Car, hormis quelques compétences obligatoires telles que la PMI pour les départements, les activités attribuées aux infirmières dépendent des politiques locales, plus ou moins volontaristes. « Il y a encore quelques années, les départements étaient chargés des actions de dépistage et de lutte contre le cancer, la tuberculose, les maladies sexuellement transmissibles ou encore la lèpre, pour les départements d’outre-mer. Mais, avec la loi de décentralisation de 2003, cette compétence est revenue à l’État. Certains départements, la moitié environ, ont fait le choix de conserver ces actions par le biais de conventions », explique Marie-Thérèse Salmi. Dans les départements qui ont abandonné cette compétence à l’État, les infirmières territoriales chargées de ce travail ont été redéployées sur d’autres missions ou non remplacées lors des départs à la retraite. De plus, certaines missions obligatoires peuvent être effectuées par des professionnels différents d’une collectivité à l’autre. Par exemple, dans certains départements, ce sont les infirmières qui effectuent l’évaluation des grilles Aggir pour le calcul de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) ou de la prestation de compensation du handicap (PCH), tandis qu’ailleurs, ces évaluations peuvent être du ressort d’assistantes sociales. Ajoutez à cela quelques exceptions (le fait, par exemple, que douze grandes villes telles Grenoble, Nantes ou Strasbourg aient conservé des services de santé scolaire, dans lesquels les infirmières ne dépendent pas du ministère de l’Éducation nationale mais sont infirmières territoriales), et vous comprendrez mieux pourquoi l’AIFPT a du mal à rassembler et à unir autour des mêmes causes l’ensemble des infirmières territoriales…

Prévention et orientation

N’ont-elles pas, pourtant, un dénominateur commun ? On peut certainement le trouver dans la nature de leurs activités, essentiellement tournées vers la prévention, l’accompagnement et la promotion de la santé. Au contraire de leurs collègues hospitalières, les territoriales effectuent, dans l’ensemble, peu de gestes techniques. « Nous sommes beaucoup moins dans le soin, estime Brigitte Meslet, infirmière dans le département du Maine-et-Loire et vice-présidente de l’AIFPT. Nous ramenons aux soins des personnes qui en sont éloignées. Nous faisons de l’orientation, du relationnel, dans un univers où les problématiques so­ciales et médico-sociales sont très fortes. » Même sentiment exprimé par Chantal Hallopé : « Notre rôle est de rendre le public que nous accompagnons acteur de sa propre santé. Notre travail repose beaucoup sur l’écoute. Nous ne soignons pas les usagers, mais prenons soin d’eux dans leur environnement, leur réalité quotidienne. »

Moins de soins techniques et plus de prévention, c’est justement ce qui a incité Claire Piquemal à s’orienter vers la territoriale, en 2006 : « J’ai toujours ressenti plus d’intérêt pour le préventif que pour le curatif pur », affirme cette infirmière qui a travaillé huit ans en cancérologie dans une clinique privée, puis une dizaine d’années pour une société médicale privée spécialisée dans l’éducation pour la santé. Exerçant désormais dans le département de la Gironde, Claire Piquemal travaille à la fois dans un centre de dépistage des IST, dans un centre de planification et d’éducation familiale, au point Info santé du CCAS de Bordeaux, et effectue régulièrement des animations dans divers établissements scolaires. « Ce qui me plaît, c’est aussi le travail en réseau avec d’autres professionnels, qu’il s’agisse de médecins, de psychologues, de travailleurs sociaux, d’infirmières scolaires mais aussi d’associations », confie cette dernière. Aux yeux de nombreuses territoriales, ce travail en partenariat et la variété de leurs activités constituent les principaux atouts de leur statut : « Dans chaque spécialité, on a une méthodologie spécifique, différente de celle des autres. On apprend donc à penser “différemment”. Cela enrichit forcément nos pratiques, et c’est dynamisant », juge Katia Nouard-Setbon. Un autre avantage est mis en avant par une majorité de ces infirmières : la grande autonomie qui leur est offerte.

L’avantage des horaires

Mais le point positif majeur reste sans aucun doute les horaires : à quelques exceptions près, les infirmières territoriales ne travaillent généralement pas les week-ends, ni les jours fériés, ni la nuit. « J’ai connu un changement radical, après douze années passées aux urgences psychiatriques. J’ai même eu un peu de mal, au début, à m’adapter à ce rythme. Ici, tout était programmé, cadré, cela changeait radicalement du “feu” des urgences », raconte Brigitte Clet, infirmière chargée des vaccinations à la ville de Grenoble depuis onze ans. Le revers de la médaille est le salaire, rela­tivement bas compte tenu de la moindre importance des primes (2). Le salaire brut annuel oscille entre 17 028 euros, pour un infirmier de classe normale en début de carrière, à 29 523 euros brut pour un in­firmier de classe supérieure en fin de carrière.

L’autre inconvénient, lorsqu’on travaille à la territoriale, sont les faibles possibilités offertes pour les évolutions de carrière. Il existe peu de postes d’encadrement et certaines collectivités ne reconnaissent pas le titre de cadre. « Je voulais intégrer un IFCS pour me former, mais mon employeur a refusé car il n’embauche pas de cadre de santé », témoigne, par exemple, Brigitte Meslet, qui occupe pourtant un poste d’appui technique et coordonne l’action de treize infirmières. De plus, si la passerelle de l’hôpital vers la territoriale est courante par la voie du détachement (voir encadré p. 24), l’inverse l’est beaucoup moins : « Nous faisons peu de gestes techniques, et, de ce fait, nous perdons progressivement pied par rapport au domaine du soin. Il devient difficile pour une infirmière territoriale de repartir vers l’hôpital », regrette Chantal Hallopé, qui a mené toute sa carrière au sein d’une collectivité territoriale.

L’offre de formation du Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) est pourtant très vaste, du développement de projets en santé publique à l’accueil en PMI des nouveau-nés, en passant par la bientraitance des personnes âgées ou encore le fonc­tionnement des agences régionales de santé. « Parmi les évolutions de carrière assez fréquentes chez les infirmières territoriales, figure le choix de devenir directrice d’Ehpad après un cycle de formation qualifiant assez lourd », indique Viviane Bayad, responsable du pôle de compétences santé au CNFPT.

Un métier en tension

Pourtant, le besoin de recrutement est fort. « Le métier d’infirmière territoriale fait partie des métiers en tension. Selon une enquête de conjoncture menée auprès de 3 000 DRH territoriaux en 2009, les postes d’infirmier sont difficilement pourvus, les DRH estimant qu’ils sont en concurrence directe avec l’hôpital public et le secteur privé », précise Mohamed Amine, directeur de l’observatoire des métiers de la CNFPT. Et la faible proportion des agents de moins de 30 ans (4,8 % des effectifs) laisse à penser que les structures ont du mal à attirer de jeunes candidat(e)s. « C’est vrai que dans les Ifsi, on parle peu de nous, estime Chantal Hallopé. Et parfois, certaines stagiaires que l’on reçoit sont un peu perdues car il n’y a pas, chez nous, de support technique, pas de beaux plateaux à porter ni de pansements à faire… Certaines ont même l’impression qu’on ne fait pas grand-chose quand on prépare une action collective avec d’autres professionnels. C’est vrai, le résultat, ce n’est pas un beau soin, une belle cicatrisation, ce n’est pas quelque chose de palpable. » Claire Piquemal renchérit : « Ce que l’on apporte est difficilement quantifiable, ce sont des avortements en moins, des suicides en moins, du bien-être en plus… »

1– www.observatoire.cnfpt.fr.

2– Les infirmiers territoriaux peuvent néanmoins percevoir une prime de service, une indemnité de sujétions spéciales, une prime spécifique, une indemnité forfaitaire pour travail des dimanches et une prime spéciale pour début de carrière.

CARRIÈRE

Deux voies de recrutement possibles

→ Les concours : ouverts aux IDE, ils sont organisés par les centres de gestion (en moyenne, un concours tous les deux ans en France) ou directement par les collectivités qui ne sont pas affiliées. Épreuve écrite de trois heures (rédaction d’un rapport à partir de documents sur une problématique de santé publique) ; puis épreuve orale de vingt minutes environ (sur le parcours du candidat, ses motivations et le fonctionnement des collectivités territoriales). Si le candidat est admis, il est inscrit sur une liste d’aptitude. Recruté, il est nommé infirmier stagiaire (pendant un an, stage renouvelable six mois) et doit suivre une formation de cinq jours au CNFPT.

→ Le détachement : il est ouvert aux infirmières de la fonction publique hospitalière ou d’État. Le délai pour choisir d’intégrer la territoriale ou de réintégrer la fonction publique d’origine est de cinq ans. Une formation de cinq jours au CNFPT doit être suivie.

TÉMOIGNAGE
MARIE-THÉRÈSE SALMI INFIRMIÈRE CADRE DE SANTÉ ET PRÉSIDENTE DE L’AIFPT

« NOUS SOMMES TOUJOURS LES LAISSÉES-POUR-COMPTE »

Après vingt ans passés à l’hôpital, Marie-Thérèse Salmi a rejoint la fonction publique territoriale en 2001. Depuis juin 2009, elle préside l’Association des infirmier(e)s de la fonction publique territoriale, qui existe depuis 1994 et regroupe aujourd’hui entre 60 et 80 adhérents. « L’idée de notre association est de nous rassembler pour échanger sur nos pratiques très diverses. Nous organisons un colloque tous les deux ans. Nous voulons nous unir pour être force de proposition et défendre notre statut. Nous avons reçu le soutien de la Coordination nationale infirmière (CNI). Car, il faut bien l’admettre, nous sommes toujours un peu les oubliées, les laissées-pour-compte de toutes les réformes. Nous passons toujours après les hospitalières ou même après les infirmières scolaires. Il a fallu attendre le décret du 23 juillet 2003 pour que notre grille indiciaire soit alignée sur celles des hospitalières. Nous ne sommes pas classées en service actif car nous ne sommes pas “au lit du malade”. Mais nous ne sommes pas toute la journée derrière un bureau, nous intervenons directement auprès de la population. On ne peut pas laisser 20 000 infirmières avec un statut différent alors que les diplômes sont les mêmes. Cela pose un problème d’égalité de traitement. »

Reste que la récente création d’un corps en catégorie A pour les IDE de la fonction publique hospitalière met dans une ­posture délicate les territoriales détachées de la FPH, car elles doivent être en catégorie B pour exercer en FPT. « Sur les 11 infirmières de mon équipe, 7 étaient concernées par ce choix. Une seule a choisi la catégorie A et est retournée à l’hôpital », témoigne Marie-Thérèse Salmi. Cette double catégorie risque de devenir un casse-tête pour certaines collectivités.

Contact : m.salmi@cg33.fr.

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