La nuit en clairobscur - L'Infirmière Magazine n° 275 du 15/03/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 275 du 15/03/2011

 

HÔPITAL

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Qu’elles exercent de nuit par choix ou par nécessité, les infirmières hospitalières soulignent souvent un contact différent avec les patients, un travail plus fluide, une solidarité plus forte entre collègues. Et adaptent leur rythme de vie avec plus ou moins de bonheur…

Il est 22 heures à l’hôpital gériatrique des Bateliers, un établissement du CHRU de Lille. Lumière tamisée dans les couloirs. Aucun visiteur, aucun patient hors des chambres, sauf trois hommes de l’USLD(1) qui regardent un match de foot à la télévision, en sourdine. Carole, Clémence, Mélanie et leurs collègues sont loin d’avoir fini leur premier tour dans les services de long séjour, de SSR, de psychogériatrie ou à l’Ehpad. Beaucoup de changes et donc, parfois, de toilettes à cette heure. Elles font partie des infirmières qui travaillent exclusivement de nuit, une minorité au CHRU. Pour ces personnels, la nuit n’est pas forcément l’envers du jour. Nombre d’infirmières choisissent de travailler pendant que les autres dorment. Selon une étude menée en 2007 sous l’égide de l’Institut national des techniques de la documentation et de l’IFCS du centre hospitalier Sainte-Anne (Paris)(2), « les motivations du travail de nuit sont d’abord d’ordre familial, personnel et financier, puis deviennent professionnelles au fur et à mesure de l’expérience acquise de nuit ».

« Idéal pour la famille »

Certaines choisissent la nuit pour « passer à temps plein » ou quitter un poste à tout prix. Mais souvent, les infirmières optent pour le travail de nuit parce qu’elles veulent (ou doivent) être présentes auprès de leur famille. Comme Camille, trois enfants, de nuit à mi-temps depuis trois ans aux urgences d’un CHU, et dont le mari est très souvent en déplacement. Ou Marie-Clotilde, trente ans de travail de nuit, aujourd’hui en réanimation polyvalente dans un grand hôpital, dont le mari policier avait des horaires très irréguliers et qui trouvait plus simple de faire garder son enfant la nuit par ses parents. « Pour le reste de la famille, c’est idéal », souligne Camille… Celles qui ont des enfants les réveillent donc en revenant du travail, prennent le petit déjeuner avec eux, les conduisent à l’école avant de se coucher. Elles dorment plus ou moins longtemps, et poursuivent la journée par des activités personnelles plus ou moins longues selon qu’elles auront – ou pas – des enfants à aller rechercher le soir à l’école, à guider dans leurs devoirs, à faire dîner, etc. Grande sportive, Marie-Clotilde consacre la plupart de ses après-midi au sport. Gwenaëlle, depuis six ans de nuit aux soins intensifs cardiologiques d’un CHI, assure des formations au secourisme qui lui tiennent à cœur…

Les infirmières de nuit apprécient visiblement ces « doubles journées » qui leur laissent du temps pour elle et leur famille. Un plaisir qui a un revers : elles dorment relativement peu pour en profiter. Quatre, cinq, six heures, rarement plus… Quand elle parviennent à trouver un rythme, ce qui ne va pas forcément de soi. Sophie, depuis dix-huit ans de nuit et actuellement aux urgences d’une clinique privée, est une « petite dormeuse » et se contente de peu de sommeil. Marie-Clotilde, quant à elle, dort presque « sur commande ». Mais Nathalie, 24 ans et depuis un an de nuit en réanimation pédiatrique et néonatologie dans un CHU, ne parvient toujours pas à s’endormir en rentrant d’une nuit de travail. Et Clémence, après quinze jours seulement de nuit aux Bateliers, s’écroule dès qu’elle arrive chez elle pour dormir six à onze heures !

Le travail de nuit provoque un bouleversement du rythme du sommeil. Certaines s’y habituent vite, comme Marie-Clotilde ; d’autres mettent du temps ; d’autres, enfin, n’y parviennent pas, sautent les matinées de sommeil, renoncent… Ou bien les choses évoluent : Camille a aujourd’hui beaucoup plus de mal à récupérer qu’au début… Sauf lorsqu’elle travaille à plein temps. Un effet de l’irrégularité ?

Le sommeil de jour n’est pas aussi réparateur que celui de nuit, comme le souligne le rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur le sujet(encadrés p.23). Alors, certaines piquent un petit roupillon avant de prendre leur poste le soir, d’autres non. Elles sont peu nombreuses à parler de problèmes de somnolence durant leur nuit à l’hôpital. Mais, dans le service de Sophie, qui travaille en douze heures, des fauteuils de repos sont mis à la disposition des soignants. « On peut s’y laisser aller quinze ou vingt minutes en cas de coup de barre, notamment entre 4 heures et 5 heures, explique-t-elle. Mais on n’y pense pas forcément. On lutte plutôt en rangeant les chariots, les réserves, en demandant aux collègues si elles ont besoin d’un coup de main… »

Alimentation particulière

Quant à reprendre un rythme circadien normal(3) pendant les jours de repos ou les congés…. Les unes ne parviennent pas à se coucher avant 2 à 3 heures du matin les nuits sans travail, les autres gardent leur rythme d’oiseau de nuit quand d’autres encore passent d’un rythme à l’autre selon la période… Mais, après dix ans, Sophie n’y parvient plus, et les nuits de repos, elle surfe sur Internet, fait le ménage ou des gâteaux avant de se coucher… « Les trois premières années, on ne s’en rend pas compte, observe Carole, dix ans de nuit. On vit à 100 à l’heure, on a l’impression d’avoir beaucoup de temps, de faire une double journée. Mais aujourd’hui, j’ai plus de mal à récupérer. »

Corollaire de l’alternance bouleversée des périodes d’activité et de travail, l’alimentation des infirmières de nuit ressemble peu à celle de leurs collègues de jour. Petit déjeuner pour finir la journée avant de dormir, pas de déjeuner, gros dîner avant d’aller travailler, collation la nuit et grosse fringale les nuits de repos… Clémence a bien du mal à organiser ses repas ! Toutes ces perturbations accroissent, en outre, certains risques pour la santé (voir encadré p. 23). Camille en est consciente : « On sait que pour cinq ans de travail de nuit, on perd en espérance de vie. »

Avantage du planning

Malgré tout, les infirmières qui ne travaillent que de nuit apprécient un avantage de taille : elles connaissent souvent leur planning très à l’avance, parfois pour l’année. Ce qui leur permet d’organiser plus facilement leur vie sociale : repas de famille, sorties entre amis, vacances, etc. Un privilège auquel nombre d’entre elles aurait du mal à renoncer… en plus du repos compensateur de certaines. D’autant que les conditions de travail pendant la nuit ne sont pas forcément désagréables. Non pas parce qu’on se tourne les pouces. Ce n’est le cas dans aucun service : celles qui sont passées ne serait-ce qu’une seule fois par la case nocturne savent ce qu’il en est ! Dans certains services, les soins dispensés la nuit sont rigoureusement les mêmes que ceux de jour. Dans d’autres, comme en gérontologie, ils diffèrent un peu : on fera plus de nursing et de surveillance, moins de pansements, mais pas moins d’injections, par exemple, et le risque de décompensation rapide est grand. En cas d’urgence, il faut réagir très vite. Et surtout, comme le ratio infirmières/patients diminue, la charge de travail n’est pas vraiment inférieure la nuit… Mais l’on exerce, de l’avis de toutes les infirmières interrogées, dans une atmosphère plus détendue. Moins rythmée par les interruptions liées aux examens à réaliser, aux repas, aux toilettes, aux visites, aux coups de téléphone, aux sollicitations des uns ou des autres. Ce qui laisse la possibilité, généralement, de prendre le temps qu’il faut pour réaliser les soins… ou pour apaiser les fréquentes angoisses nocturnes. « Quand le soir arrive, certains patients atteints de graves pathologies cardio-vasculaires ou pulmonaires, notamment, développent une grande appréhension, comme s’ils avaient peur que la mort les prenne par surprise, et ils luttent pour ne pas dormir, observe Sophie. Lorsque le jour se lève, c’est comme une nouvelle journée de gagnée et ils dorment le matin… »

Ambiance particulière

Entretemps, l’infirmière aura peut-être eu un peu plus de temps que sa collègue de jour pour écouter, rassurer, parler, recueillir les confidences, voire des informations qui seront utiles à l’équipe de jour ! Ou recevoir l’agressivité. Aux urgences du CHU où Camille travaille, « ce n’est pas rare » mais « on sait que la violence n’est pas tournée contre nous ». Ce type de service accueille des toxicomanes, des personnes ivres, des gens de la rue en grande détresse sociale… La nuit, la présence médicale est aussi, souvent, réduite par rapport au jour. Que le médecin de garde fasse des tournées ou qu’on l’appelle en cas de besoin, que le praticien de jour soit relayé la nuit par un ou des internes la nuit, ou même que des médecins soient présents à toute heure, le travail nocturne des infirmières fait davantage appel à leur autonomie. L’une d’entre elles remarque que certains jeunes internes apprécient de travailler avec des infirmières autonomes et expérimentées. Une autonomie précieuse pour certaines : en cas d’urgence nocturne, elles doivent prendre les choses en main en attendant l’arrivée du médecin. Mais « c’est aussi très effrayant, estime Nathalie, c’est une grosse responsabilité ».

Autonomie et solidarité

D’une manière générale, les infirmières soulignent que les rapports entre les membres de l’équipe diffèrent selon que l’on est la nuit et le jour : entre infirmières, et avec les aides-soignantes, les médecins et les cadres (dont la présence la nuit varie beaucoup selon les lieux). Lorsqu’un praticien est appelé ou passe dans le service, il est souvent « moins pressé par le temps, il y a moins de tension que le jour », souligne Gwenaëlle. Le travail avec les aides-soignantes est également plus rapproché et apprécié. Et tous semblent se serrer les coudes plus volontiers que le jour, où le temps paraît plus compté. Lorsque Clémence a dû faire face à une situation difficile, récemment, Carole a changé d’étage pour venir l’épauler. La stabilité des équipes fixes de nuit contribue à souder leurs membres. Davantage, considèrent certaines, que dans les équipes de jour, dont la composition varie beaucoup. Pour décider de rester de nuit ou de revenir sur un poste classique (avec roulement et contre-postes), chacune pose dans sa balance personnelle les avantages en termes d’organisation ou de conditions de travail, l’adaptation plus ou moins favorable aux contraintes anti-circadiennes et les risques pour leur santé, qui peuvent ne se révéler qu’après leur vie professionnelle. Les plus jeunes attendent de voir comment ce rythme s’articulera avec une vie de couple ou l’arrivée d’enfants. Certaines, comme Gwenaëlle, pourraient « sans problème repasser de jour ». D’autres, telle Marie-Clotilde, ne l’envisagent pas un instant tant elles ont pris le pli. Quant à Mélanie, elle a souffert d’insomnies si terribles quand elle est repassée de jour qu’elle est revenue à la nuit avec plaisir (et un bon anticernes !).

1– Unité de soins de longue durée.

2– « Le travail de nuit des infirmiers : effets sur les conditions de vie, les pratiques professionnelles et la qualité des soins », 2007, disponible sur www.anact.fr (adresse abrégée : http://bit.ly/g4nqtq).

3– Un rythme circadien est un type de rythme biologique d’une durée de 24 heures environ.

REPÈRES

→ En France, 157 000 infirmières salariées travaillent de nuit, selon Élisabeth Algava, de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, citée par le rapport du CESE (p. 23).

→ Le travail de nuit recouvre la période 21 h-6 h. À l’hôpital, il se répartit par plages de dix à douze heures.

→ La loi sur les 35 heures, à l’hôpital public, s’est traduite par le passage de 35 à 32 h 30 pour le travail de nuit.

→ La prime de nuit des infirmières de la fonction publique hospitalière est établie à 1,07 € par heure, entre 21 h et 6 h.

INITIATIVE

Des équipes à part entière

À part, les équipes de nuit ? Plus tout à fait. Courriels et intranet permettent d’informer tout le monde de l’actualité du pôle et de l’établissement, des formations, des groupes de travail… « Quand mes enfants étaient petits, je ne pouvais pas me rendre aux réunions organisées le jour, note Carole, mais ils ont grandi, c’est plus facile. Et je fais aussi l’effort de venir le jour pour des formations car j’ai toujours la même curiosité intellectuelle ! » Lorsque ces moments sont programmés dans l’après-midi ou en tout début de nuit, les soignantes de nuit sont plus susceptibles d’y participer (les heures sont récupérées) mais, selon Martine Moura, coordinatrice générale des soins du CHRU de Lille, elles sont proportionnellement moins nombreuses que celles de jour. Les infirmières apprécient de se voir proposer plusieurs dates et horaires de formation, ce qui facilite leur participation (sur le crédit DIF dans le privé). Elles ne rechignent pas non plus à endosser le rôle de référente. Les cadres de pôle veillent à maintenir les équipes de nuit dans l’entité « service » ou « pôle », insiste Véronique Autricque, cadre de nuit à l’hôpital des Bateliers, et à faire en sorte que les 19 personnalités des soignants en poste s’accordent chaque nuit… Pour elle comme pour Martine Moura, le travail de nuit exclusif ne peut être imposé. Ou alors, en cas de nécessité, il peut être proposé et faire l’objet d’une négociation pour une durée déterminée. « Ce n’est qu’en essayant qu’on peut savoir si on le supporte », souligne la cadre, qui revoit plusieurs fois les nouvelles pour faire le point.

RAPPORT

Quels risques pour la santé ?

Rendu en 2010, un rapport du Conseil économique, social et environnemental sur le travail de nuit(1) résume ses effets potentiels sur la santé. À court terme, ils portent d’abord sur le sommeil. Le sommeil de jour est moins réparateur et souvent de plus courte durée, provoquant fatigue, dette de sommeil chronique… Par ailleurs, les salariés de nuit souffrent souvent de troubles digestifs (ballonnements, problèmes de transit dus à une alimentation de moindre qualité), mais aussi de problèmes psychiques (asthénie, anxiété…).

Les autres effets sur la santé, à plus long terme, sont plus difficiles à relier directement au travail de nuit et à un seuil d’années de travail nocturne au-delà duquel ils surviendraient davantage. Ils concernent d’abord les troubles cardio-vasculaires d’origine coronarienne et ischémique, dont le risque augmente chez les salariés travaillant de nuit. Des études ont aussi montré une augmentation du risque de cancers du sein et colorectal.

Au fil des années, « le travail de nuit est à l’origine d’une surfatigue, provoquant à long terme une usure prématurée de l’organisme et une dégradation accusée de l’état de santé, indique le Conseil. Les effets irréversibles et incapacitants du travail de nuit peuvent se faire sentir au-delà de la vie professionnelle ». Il évoque la corrélation de ces risques avec la diminution de l’espérance de vie des personnels concernés. Un terrain glissant.

1– « Le travail de nuit : impact sur les conditions de travail et de vie des salariés ». www.conseil-economique-et-social.fr/ rapport/rapsec/RS100420.pdf

DES PISTES D’AMÉLIORATION

Le Conseil économique, social et environnemental, dans son avis de 2010, propose, entre autres, de :

→ Renforcer la surveillance médicale des travailleurs de nuit sur les plans individuel et épidémiologique.

→ Optimiser l’organisation des cycles de travail : ergonomes et médecins du travail préconisent des cycles courts et des rotations rapides « vers l’avant », dans le sens horaire

(matin, puis après-midi, puis nuit…).

→ Ménager des temps de pause, voire de sommeil de courte durée pour prévenir les risques de baisse de la vigilance, voire de somnolence.

→ Gérer la fin de carrière en proposant plus de mobilité jour/nuit selon l’évolution de l’âge, de la santé ou ? de la situation familiale de la personne.

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