Le blues des infirmières - L'Infirmière Magazine n° 267 du 15/11/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 267 du 15/11/2010

 

GRÈCE

REPORTAGE

Pouvoir d’achat en berne, manque de reconnaissance de leur métier, avenir incertain : les infirmières grecques ont le vague à l’âme. La crise économique a en effet très durement touché le pays d’Hippocrate. Reportage dans les locaux ultramodernes du Centre Onassis de chirurgie cardiaque, à Athènes.

Cette année, j’ai fait trois fois grève et, chaque fois, je suis descendue dans la rue. Parce que ce n’est plus possible de vivre comme ça ! Tout est devenu tellement cher, et en plus, ils veulent nous rogner nos salaires et notre retraite. En vérité, c’est tout le système qu’il faudrait changer ! » Quand Stella s’enflamme, ses yeux déjà très noirs virent à l’ébène. Puis, soudain, toute sa tension retombe dans un grand rire malicieux. Stella a 27 ans, elle a grandi à Patras, une grande ville du Péloponnèse, ses parents sont originaires de l’île de Lefkada, et son vrai prénom est Steliani. « Mais en Grèce, on s’appelle toujours par le diminutif. » Un badge accroché sur sa poitrine indique ses nom et prénom, ainsi que sa fonction : nossileftria – ce qui veut dire infirmière en grec. Il est 10 h du matin, nous sommes assis dans la minuscule cuisine du service de soins externes de l’hôpital Onasseion, dans le sud d’Athènes. À mi-chemin, à vol d’oiseau, entre l’Acropole et la mer. Une table collée contre le mur, trois chaises, un four à micro-ondes et un petit frigo. La machine à café n’accepte que des dosettes.

La jeune Grecque croque un biscuit tiré d’une boîte offerte par un patient à un médecin, avant de poursuivre : « Et une journée de grève, c’est presque 100 € de moins à la fin du mois. Comme si on voulait nous punir ! » Stella est une infirmière diplômée « quatre ans »(1). Elle bénéficie de cinq années d’expérience et touche, par mois, 1 200 euros net après impôts. Auxquels s’ajoutent les primes de Pâques, d’été et de Noël, équivalentes à deux mois de salaire supplémentaires. Sommes qui, réparties sur douze mois, donnent 1 400 euros mensuels. Pour quaranteheures de travail hebdomadaires et quatre semaines de congés. « Or, à Athènes, le moindre deux pièces coûte 700 euros. Résultat : j’habite toujours chez mes parents. » Régression supplémentaire : depuis la hausse vertigineuse du prix de l’essence (plus de 1,50 € le litre), Stella laisse sa voiture au garage, et c’est son père, barman, ou sa mère, coiffeuse, qui l’accompagnent le matin au travail. Cet été, elle s’est contentée d’une semaine de vacances avec son copain footballeur sur l’île de Serifos, dans les Cyclades. « On devrait se marier l’été prochain. Il gagne à peu près la même chose que moi. Quand on va s’installer ensemble, ça ne va pas être facile… »

Très peu de dons d’organes

La pause de dix minutes que Stella s’est octroyée s’achève. Dehors, les couloirs bruissent de milliers de tic-tac, tic-tac… Nous sommes mercredi, jour de consultation hebdomadaire de la vingtaine de patients en attente d’une greffe du cœur. Dès 8 heures, ils sont tous là, tirant sur des roulettes leur cœur artificiel. Car le nom complet de l’Onasseion est Centre Onassis de chirurgie cardiaque. Superbe bâtiment pyramidal conçu en 1993 par un architecte britannique, il a été offert à l’État par la Fondation Onassis, du nom de cette richissime famille grecque qui fit fortune dans le transport maritime – et grâce aussi à l’évasion fiscale. « Nous sommes le seul hôpital du pays à pratiquer des transplantations du cœur », nous explique avec une timide fierté Eleftherios Perrakis, le directeur général de l’établissement. S’exprimant dans un français admirable, cet ingénieur de formation nous reçoit avec beaucoup de courtoisie. « En 2008, nous avons effectué 18 transplantations, et 11 en 2009. Toutes réussies. » Un patient grec doit attendre en moyenne une année avant de pouvoir être opéré. « Malheureusement, poursuit M. Perrakis, la population grecque n’est pas sensibilisée sur ce sujet. Nous trouvons très peu de donneurs et les équipes médicales du pays ne savent pas prendre soin des greffons, qui nous arrivent trop souvent en mauvais état. »

Infirmière particulière

Avant de quitter le bureau du directeur, celui-ci nous livre une information tout à fait étonnante : « Nous sommes les seuls en Grèce à refuser les infirmières particulières. » Ah bon ? Mais de quoi s’agit-il ? « Dans tous les autres hôpitaux, publics ou privés, il est d’usage qu’un patient fasse venir avec lui, pendant toute la durée de son hospitalisation, une infirmière ou une aide-soignante qu’il paie de sa poche, et qui reste 24 h/24 uniquement attachée à sa personne. Les hôpitaux, qui souffrent tellement du manque d’infirmières, sont très contents de cette situation, à tel point qu’il est même possible de se faire rembourser une partie des frais occasionnés par sa caisse d’assurance. »

Nous acceptons ensuite la proposition d’Alessandra Briassouli, la pétulante chargée de communication de l’hôpital, de nous faire visiter le bâtiment. Celui-ci se compose de galeries empilées sur sept étages, chacune effectuant un tour complet autour d’un immense atrium. Toutes les chambres ont ainsi l’avantage de disposer d’une fenêtre. Au nord, elles donnent sur Athènes, ville blanche et gigantesque de 5 millions d’habitants – près de la moitié de la population du pays ! Au sud, elles offrent un magnifique spectacle du port et de la mer. Murs, sols, vitres, matériel, tout est impeccablement propre et de la plus haute qualité. Sur de nombreux murs, une belle affiche Art déco intime à chacun de faire silence. « Ce bâtiment, dessiné par un Anglais, est très bruyant, explique en riant Alessandra. Je suppose que les Britanniques, quand ils rendent visite à un parent, expriment leur amour de façon certainement moins… exubérante que nous. En Grèce, on dirait à chaque fois que la Troisième Guerre mondiale vient d’être déclenchée ! » Autre particularité murale : des interdictions de fumer à chaque coin de couloir. « Vous voulez que je sois honnête ? demande notre guide. En principe, c’est évidemment interdit. Mais en Grèce, une blague dit qu’il faudrait faire voter une loi qui oblige à respecter les lois. Ici, par exemple, il y a même des chirurgiens qui fument dans leur bureau ! »

L’hôpital public fait rêver

Après ce petit tour, nous voilà de retour dans la cuisine du service des soins externes. Il est midi et demi, mais personne ne déjeune vraiment. Sophia, Maria et Katia grignotent quelques biscuits. Nous lançons la conversation sur la crise et ses conséquences. « Pour l’instant, notre plus gros problème, ce sont les prix, lance Maria. Ils sont les mêmes qu’en Allemagne ou en France, alors que nos salaires sont bien moindres ! » « Quant à la baisse des salaires, ajoute Sophia, nous sommes encore épargnées, puisque Onasseion, même s’il appartient à l’État, est régi par le droit privé. » En effet, jusqu’à présent, seules les rémunérations des fonctionnaires ont été amputées de 15 à 20 %. Et ce groupe d’infirmières touche des salaires sensiblement supérieurs à ceux de leurs collègues, majoritaires, qui travaillent dans le public. Or, paradoxe grec, la plupart des soignantes d’Onasseion aimeraient bien intégrer un hôpital public ! « C’est vrai, confirme Katia, surveillante adjointe du service. J’ai dix-sept ans d’ancienneté, je gagne 2 000 euros par mois sur quatorze mois. Une collègue dans le public gagne 1 500 euros et elle vient de perdre ses treizième et quatorzième mois. Une débutante du public touche à peine 800 €, contre 1 100 euros ici. Mais c’est une idée que nous ont transmise nos parents : le public, c’est mieux ! Il y a la sécurité de l’emploi et une charge de travail moins importante. » Même si le plan d’austérité (lire encadré) ne les a pas directement touchées, toutes les infirmières d’Onasseion ont manifesté dans la rue cette année, souvent plusieurs fois. « Car, en vérité, nous vivons avec une épée de Damoclès au-dessus de notre tête », décrit Fanny Lambert, une infirmière française installée à Athènes depuis vingt-six ans. Parfaitement bilingue, Fanny vient d’obtenir le poste de surveillante du service. « La crise est là, elle touche tout le monde, et elle n’en est qu’à ses débuts. On n’a aucune idée de quoi demain sera fait. Une seule chose est sûre : demain sera pire qu’aujourd’hui ! » Seule conséquence positive, peut-être, de ces manifestations : « Un changement s’amorce quant à la reconnaissance du métier d’infirmière, beaucoup moins bonne ici, que ce soit de la part des patients ou de celle des médecins. En France, nous sommes descendues dans la rue, nous nous sommes battues, et notre métier est considéré comme ayant une vraie valeur. En Grèce, on en est encore loin… »

Bakchichs pour les médecins

Avant de prendre congé des infirmières d’Onasseion, nous abordons enfin un sujet dont nous n’avions pas osé parler avec le très courtois directeur : celui des fakelaki, ces fameuses « enveloppes » remplies d’argent que, paraît-il, les patients doivent plus ou moins obligatoirement remettre à leur médecin, leur chirurgien, voire à leur infirmière, s’ils désirent être vraiment soignés. Rumeur ? Cas isolés ? Ou pratique réelle ? « C’est malheureusement parfaitement réel !, se lamentent nos interlocutrices. Notre système est complètement malade, cette pratique est intégrée dans les mentalités, aussi bien des médecins que des patients. Il peut même arriver qu’un médecin, honnête, doive se battre contre un malade qui exige qu’il accepte l’enveloppe ! » Et les infirmières ? « Non, rigolent-elles en chœur, à nous, on ne nous propose rien. Même pas des bonbons ! »

1–  En Grèce, cinq instituts technologiques d’éducation forment chaque année entre 200 et 300 infirmières (dont 5 % d’hommes), auxquelles s’ajoutent 70 diplômées des universités d’Athènes et de Salonique. Ces formations durent trois ou quatre ans – ce qui implique ensuite des différences de responsabilités et de salaires.

CRISE

Un plan d’austérité drastique

La vie de la plupart des 11 millions d’habitants que compte la Grèce s’est trouvée fortement ébranlée depuis octobre 2009, au moment où le socialiste Georges Papandréou, Premier ministre fraîchement élu, avouait que les caisses de l’État présentaient un gouffre colossal (une dette publique équivalente à 115 % du PIB, contre 74 % de moyenne dans l’Union européenne), et qu’il allait falloir se serrer la ceinture de plusieurs crans. Dès janvier 2010, le pays est au bord de la faillite, et plus aucune banque ne veut lui prêter de l’argent : c’est le début de la « crise grecque » dont ont tant parlé les médias du monde entier. Fin avril, les deux genoux à terre, Georges Papandréou demandait à l’Union européenne et au Fonds monétaire international de venir en aide à son pays. Les deux institutions acceptèrent de prêter une grosse somme (110 milliards d’euros sur trois ans) en échange d’un plan d’austérité, le plus sévère qu’aucun pays européen ait jamais connu : hausse brutale de la TVA, recul de l’âge de départ à la retraite et diminution des pensions, baisse des salaires dans la fonction publique, gel de ceux du privé, privatisations, etc. Depuis février 2010, sept grèves générales et des dizaines de manifestations ont été organisées pour protester contre ces mesures. P. D.