Des enjeux critiques - L'Infirmière Magazine n° 264 du 01/10/2010 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Magazine n° 264 du 01/10/2010

 

ÉTHIQUE

DOSSIER

Praticiens et soignants s’interrogent sur l’humanité des soins dispensés aujourd’hui au regard du développement des techniques médicales et des priorités économiques.

La médecine contemporaine évoque à l’envi la nécessité de restituer la personne malade comme sujet de soins, mais elle l’a fait disparaître ! Il y a un tel décalage entre le statut des malades et la déshumanisation de la médecine et de l’hôpital que l’on finit par baisser les bras. Certes, les demandes des patients ont évolué, notamment en termes d’information, mais ils souhaitent avant tout qu’on les reconnaisse comme des êtres humains et pas comme un biomatériau qu’on traiterait justement comme un objet. Ils veulent être en relation avec des soignants, pas avec des machines ou une administration. À mon sens, seules les infirmières ont conservé une vision de l’Homme dans leur approche du soin. À de rares exceptions près, les médecins l’ont abandonnée, idem pour l’institution », constate le Pr Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d’éthique et ex-chef de service de médecine interne à l’hôpital Cochin (Paris), actuellement professeur de médecine à l’université Paris-Descartes.

Pour le Pr Emmanuel Hirsch, directeur de l’espace Ethique de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et du département recherches en éthique de l’université Paris-Sud-11, « si l’évolution des pratiques et des techniques médicales entrave la relation immédiate avec les personnes malades, ce constat est, malgré tout, à mettre au bénéfice d’une certaine efficacité. » Selon lui, il n’existe pas d’idéologie dominante montrant que nous serions aujourd’hui moins dans l’humanité du soin et davantage dans la « biomédecine ».

De son côté, le Dr Véronique Fournier, directrice du centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin (Paris), observe cependant qu’apparaît, depuis quelques années, un mouvement de philosophie médicale tendant à formuler que les patients attendent de la médecine une meilleure réponse scientifique, éventuellement en termes objectivables, et qui se méfierait d’une certaine subjectivation du patient au motif qu’elle pourrait se traduire par une diminution de la qualité des soins.

Un regard pluriel

« Mais, jusqu’où peut-on aller dans l’objectivation scientifique ? Ainsi, lorsqu’on propose un protocole à une personne atteinte d’un cancer, on ne le fait qu’en fonction de la spécificité de la tumeur. Quid de sa situation personnelle, de son environnement familial, de son lieu d’habitation ? Par ailleurs, note-t-elle, il existe effectivement une demande forte des patients à être considérés en tant que sujets. Ils ont des exigences au niveau des technologies scientifiques – et ils ont raison de les avoir –, et certains même nous “challengent”. La question est de savoir si un soignant est capable de jouer en même temps sur les deux registres : être bon sur le plan médical et bon sur le plan relationnel. » Pour le médecin, l’équilibre entre objectivation et subjectivation ne peut se créer que dans la pluridisciplinarité des regards.

Ces différents points de vue illustrent les enjeux du dialogue qu’ont produit au cours des vingt dernières années le progrès scientifique et médical et l’émergence de la parole des malades, qui a été notamment traduite dans les lois du 4 mars 2002 portant sur les droits des malades et à la qualité du système de santé et du 22 avril 2005 relative à la fin de vie, notamment. Mais, pour Emmanuel Hirsch, la visée théorique de ces textes est peu compatible avec la réalité pratique. « Les médecins, par exemple, ne sont pas évalués sur leur qualité relationnelle, mais sur leur performance scientifique, et les critères relationnels ne sont pas plus valorisés avec la T2A. Sans doute qu’une personne bien entourée, bénéficiant d’un bon niveau culturel et prise en charge par une équipe disponible pourra affirmer sa subjectivité et son autonomie, mais qu’en est-il de celles qui sont seules, malmenées par la maladie et également par l’institution, dont les modalités d’accueil sont de moins en moins personnalisées, accueil pendant lequel de plus en plus de personnes interviennent ? », commente-t-il.

Un choix politique

Lorsqu’on dit que le malade est une personne autonome, ce n’est pas tout à fait vrai. Pour cela, en effet, il lui faudrait posséder une compétence médicale dans la connaissance de sa maladie pour participer pleinement à la décision. Or, rares sont les patients qui ont cette capacité. En fait, pour décliner l’intention du législateur, il faudrait d’abord des moyens et du personnel », plaide encore Emmanuel Hirsch.

« Plus l’indifférence progresse, plus les malades sont en quête d’attention. Et la formation des médecins n’est pas pour rien dans ce constat. Par exemple, aucun séminaire de réflexion sur ce qu’est un médecin vu par un malade n’est actuellement proposé aux étudiants en médecine. Et les médecins souffrent aussi de ce manque », relève Didier Sicard. Cette souffrance des soignants est aussi le résultat de la violence institutionnelle faite aux soignants, car, aujourd’hui, ce sont les choix économiques qui prévalent. Et quand, pour retrouver un équilibre financier, on annonce, du jour au lendemain, qu’il faut supprimer de manière drastique un certain nombre de postes, cela n’est pas sans conséquences sur la qualité des soins.

Dans ce contexte, qui voudra encore être soignant demain, et pourra-t-on encore longtemps considérer le droit des malades sans reconnaître celui des soignants ? « La démocratie sanitaire, ce n’est pas le droit des uns par rapport aux autres, mais les uns avec les autres », déclare Emmanuel Hirsch. Dans ce contexte toujours plus tendu, la démarche éthique peut-elle appuyer la relation soignant-soigné dont on sent bien qu’elle est réclamée de tout bord. Rien n’est moins sûr. « Il faudrait pour cela que cette approche fasse partie des choix politiques et institutionnels. Or, désormais, on ne demande pas à l’hôpital de défendre des valeurs, on lui demande de survivre dans un contexte de compétition. Je crois vraiment qu’on ne pourra pas faire plus longtemps l’économie d’un débat de société sur comment on soigne et jusqu’où on soigne – et cette question dépasse la fin de vie – et comment notre société doit revoir ses solidarités et se mobiliser pour le soin », estime Emmanuel Hirsch. « J’ai œuvré pour la loi de 2002, déclare Véronique Fournier, car je pensais qu’elle rétablirait la confiance en donnant plus de place aux patients et aux proches. Elle a œuvré dans ce sens, mais, aujourd’hui, je pense qu’il faut aller plus loin. Les fondamentaux de la société sont en train de changer, les citoyens d’aujourd’hui ont des demandes différentes et ne supportent plus les abus de pouvoir, il y a donc une nécessité à renouveler le dialogue. » Il y a même urgence…