Moldavie devant soi - L'Infirmière Magazine n° 256 du 01/01/2010 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 256 du 01/01/2010

 

Adela Budecci

Vous

Rencontre avec

Infirmière moldave, Adela a connu le soviétisme, l'indépendance et la guerre civile. Désabusée, proche de l'impasse, elle refuse pourtant de quitter son pays.

L'hiver est tombé sur Chisinau, la capitale de la Moldavie. Froid mordant, ciel grisâtre, arbres nus sur de larges avenues aux bâtiments froids et imposants, défilé de manteaux sombres... dans cette image d'Épinal de l'ancienne république d'URSS, les mèches bordeaux sur la frange bien rangée d'Adela Budecci amènent une petite touche de gaieté. Pourtant, derrière son regard bleu si doux, la quinquagénaire ne cache pas sa lassitude et son amertume. « Bien sûr que je me sens utile, explique-t-elle, car peu de gens veulent faire ce métier ! Mais c'est très difficile. »

Au nom de l'infirmière

Originaire du nord du pays, à quelques kilomètres de la frontière roumaine, Adela effectue ses trois années et demi d'études d'infirmière dans la deuxième ville de la petite république socialiste, Balti. Sans grande conviction... « Quand je suis née, l'infirmière qui a accouché ma mère a joué un rôle crucial, raconte-t-elle. Elle l'a vraiment beaucoup aidée. Alors ma mère m'a donné son prénom. J'étais quelque peu prédestinée... mais je n'ai jamais rêvé de cette profession. » Si Adela décide d'entrer à l'université de médecine, c'est avant tout pour aider ses parents et ses grands-parents. « Je voulais pouvoir m'occuper d'eux ! », témoigne-t-elle. Son premier poste, en oncologie, malgré des débuts difficiles, sera une révélation. « Moralement, physiquement, c'était trop dur, j'ai voulu tout laisser tomber. Mais le chef de service m'a convaincue que j'étais nécessaire. » La vocation d'Adela s'est ainsi forgée petit à petit. « C'est auprès des patients que le métier m'a vraiment plu », affirme-t-elle. Depuis ces premières années, la soignante n'a quasiment plus quitté l'oncologie. Seules huit années passées en gériatrie constitueront une brève infidélité à la spécialité qui comble son nécessaire sentiment d'utilité.

Et pourtant, chaque jour, dès son arrivée à l'hôpital, elle espère au fond d'elle-même que la journée passera le plus vite possible. Adela semble épuisée avant même de commencer. Il faut dire qu'elle devra s'occuper de 50 patients en huit heures : vérification des dossiers, tension, température, pose d'intraveineuses, distribution des médicaments, accompagnement chez les spécialistes, préparation pour les examens, purges, et aide à l'alimentation s'enchaînent tous les jours sans répit...

Cumul contre exode

Parfois, Adela doit même faire l'impasse sur certains actes : « Dans la section des enfants, il faut indiquer la température tous les jours. Mais chez les personnes âgées on considère qu'elles peuvent dire si elles ne sentent pas bien... » Elle regrette cette course permanente : « On n'a pas le temps de parler aux patients ! » L'avenante infirmière a dû faire un trait sur l'aspect humain de sa profession ; c'est pourtant ce qui avait réussi à séduire l'étudiante. D'autant qu'avec 800 leu (environ 46 euros) par mois, impossible de se contenter d'un seul travail.

Sa vocation s'est transformée en sacerdoce insensé : sitôt sa garde terminée, la quinquagénaire court la ville, se muant en infirmière libérale. Et lorsqu'elle rentre, éreintée, à son appartement, elle est seule, sans soutien masculin depuis très longtemps. « Aucun homme ne veut que sa femme travaille la nuit ! » Pour sa deuxième vie, l'infirmière moldave n'a besoin d'aucune publicité : elle s'occupe des mêmes personnes qu'à l'hôpital. Là aussi, elle vérifie la prise de médicament, et réalise les soins classiques. « Les familles me contactent lorsque le patient sort du service, témoigne Adela. Il faut pouvoir les prendre en charge, et elles savent que les infirmières doublent leurs journées. » C'est la seule manière pour une soignante de survivre et de ne pas rejoindre le flot des migrants qui tentent leur chance à l'étranger. « Je connais beaucoup de gens qui ont quitté le pays, assure-t-elle. J'ai des collègues qui officient aujourd'hui au Portugal, en Israël, en Grande-Bretagne... »

Traite des femmes

On estime que 400 à 600 000 Moldaves travaillent à l'étranger, principalement dans l'agriculture, le bâtiment ou les services à la personne. Tous les secteurs sont touchés par cette émigration, y compris la santé.

Aujourd'hui aux portes de l'Union européenne, la Moldavie reste le pays le plus pauvre d'Europe, et l'argent des migrants représente 30 % du PIB. Dans les rues de Chisinau, la migration n'apparaît pourtant pas si frappante. Seules quelques affiches trahissent ses conséquences désastreuses pour les femmes : « 70 % des victimes [de la prostitution] ne bénéficient pas d'une assistance adéquate. Que peux-tu faire ? Oriente-la vers le numéro vert ! » peut-on lire sous la photo d'une femme, le regard las. En effet, la Moldavie est l'un des pays les plus touchés par la traite des êtres humains : plus de 10 000 femmes seraient envoyées, malgré elles, dans les bordels turcs, chypriotes ou sur les trottoirs russes. Adela n'ignore pas le problème : sa fille travaille dans l'association La Strada, à l'origine de la campagne de soutien.

Dans les campagnes, le problème est encore plus criant. Certains villages ont perdu la plupart de leurs forces vives, n'abritant plus qu'une majorité de vieux et d'enfants. Mais que faire lorsque le kolkhoze de ces petits bourgs aux rares routes goudronnées est démantelé sans alternative ?

« Il faut que le gouvernement donne des raisons aux jeunes de rester ici, remarque Adela. Il devient difficile de recruter des infirmières, le nombre de collègues par service baisse ! » Elle ne parvient plus à trouver sa place dans cette Moldavie qui ne lui permet pas de vivre correctement. « Du temps de l'URSS, on pensait que tout allait bien, on était sûr de son futur. Aujourd'hui, tout le monde a peur ! » Adela a la nostalgie. Ou plutôt l'ostalgie, jeu de mots sur « nostalgie » et « ost » (« est » en Allemand). « Je me sentais libre sous l'URSS, je n'attendais rien de l'indépendance », survenue en 1991. Elle continue : « les gens sont devenus plus agressifs, plus individualistes. Au niveau politique, après l'indépendance, rien n'a changé ! » Une chose a quand même évolué : la liberté d'expression. « Autrefois, il était interdit de parler publiquement. Aujourd'hui, on peut. Mais personne ne vous écoute... »

Adela a également connu la guerre. Dès 1991, la région de la Transnistrie, à la frontière avec l'Ukraine, revendique son indépendance d'une Moldavie trop roumaine. Sa population, majoritairement russophone, refuse l'adoption du moldave comme langue officielle et craint un rattachement à la Roumanie. La guerre civile fait un millier de victimes et ne trouve aucune issue. La Transnistrie demeure depuis 1991 une zone de non-droit où trafics et criminels sévissent en toute impunité.

L 'hôpital, dernier recours

Adela s'insurge : « Que des frères luttent contre des frères, c'est immoral ! Cette guerre n'est pas une nécessité pour le pays, personne n'est gagnant ! » L'infirmière n'a rien gagné non plus depuis l'indépendance. En 1975, elle devait s'occuper de 25 patients. Contre 50 aujourd'hui. Une dégradation de conditions de travail vertigineuse. « Le nombre de patients a augmenté car les retraites sont bien trop basses. Les personnes âgées ne peuvent pas se soigner, ce qui augmente le nombre de malades qui viennent en dernier recours à l'hôpital. »

Même les infirmières ne bénéficient pas de prise en charge médicale au sein de leur propre hôpital. « On n'a aucune facilité d'accès aux soins ou aux médicaments ! » De quoi entretenir une véritable ostalgie chez une infirmière qui ne se voit pas d'avenir.

La retraite ? « Oh, je vais rencontrer un milliardaire assez vieux qui me laissera mon indépendance ! » Dans quatre ans, elle devra trouver une solution pour pouvoir continuer. D'ici là, elle refuse d'y penser. « J'avance au jour le jour », souffle-t-elle.

moments clés

- 1944 : la Moldavie est annexée à l'URSS.

- 1972 : Adela Budecci effectue ses études d'infirmière à l'université de médecine de Balti.

- 1975 : elle obtient son diplôme et occupe son premier poste en oncologie, spécialité dans laquelle elle va exercer la grande majorité de sa carrière.

- 1991 : la Moldavie devient indépendante, le système économique du pays s'effondre.