Nos cerveaux en danger - L'Infirmière Libérale Magazine n° 347 du 01/05/2018 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 347 du 01/05/2018

 

SANTÉ ENVIRONNEMENTALE

Sur le terrain

Enquête

Sandrine Lana*   tOad**  

Le développement neurologique de l’être humain est menacé. Chlore, brome, mercure, composés préfluorés, bisphénols polychlorés ou encore phtalates (très présents dans l’environnement des soignants) font partie des suspects.

Quatorze points. Nous aurions perdu, selon une étude(1), quatorze points de quotient intellectuel (QI) entre la fin du XIXe siècle, période marquée par de nombreuses innovations scientifiques, et l’année 2004, début de l’ère du développement massif des smartphones et applications mobiles, notamment. James Flynn, philosophe et expert de l’étude de l’évolution de l’intelligence, relativise cette perte supposée de QI. Il note que l’époque a changé, de même que les manières de quantifier l’intelligence humaine. À la fin du XIXe siècle, le monde était moins complexe. L’activité intellectuelle n’était pas de même nature : l’abstraction et le maniement d’hypothèses étaient moins pratiqués. Aujourd’hui, ceux-ci sont la base de l’éducation (algèbre, virtualisation du monde…)(2). Le QI a donc évolué grâce à « une artillerie mentale acquise au fil des cent dernières années », explique le philosophe. Mais si la courbe du QI a longtemps progressé pour ces raisons, elle diminue aujourd’hui. Pourquoi ?

À l’origine de cette baisse, il y aurait les substances chimiques présentes dans nos vêtements, boissons, plats préparés, légumes traités, canapés… qui bouleversent le fonctionnement de la thyroïde, essentielle au développement du fœtus. « D’où l’embarrassante question de savoir si cette pollution ubiquitaire ne serait pas en train d’éroder ou d’inverser les processus qui ont permis l’évolution du cerveau humain », interroge Barbara Demeneix, biologiste et professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris(3). En 2017, elle a tenu le rôle de conseillère scientifique sur le documentaire Demain, tous crétins ?(4). Dans ce film, les auteurs mettent en évidence tout un panel de polluants chimiques que notre corps emmagasine quand nous respirons, mangeons, et nous habillons. Il se fonde largement sur la thèse défendue dans Cocktail toxique, l’excellent ouvrage écrit par la biologiste, également auteur d’études qui ont mis en lumière les dégâts de la pollution et des perturbateurs endocriniens sur la santé mentale et l’intelligence.

La communication hormonale brouillée

Les perturbateurs endocriniens sont des plus redoutables chez la femme enceinte, pour qui l’hormone thyroïdienne joue un rôle capital dans le développement du cerveau de l’enfant au cours des premiers mois de la grossesse – avant même que le fœtus n’ait sa propre glande thyroïde. L’hormone thyroïdienne joue le rôle de « passerelle » entre l’environnement et les réseaux de gènes impliqués dans le développement du cerveau. Si l’on connaît l’importance de l’iode dans le bon fonctionnement de la thyroïde, les scientifiques ont montré que des substances chimiques de notre quotidien pouvaient brouiller la communication hormonale. Dans ce processus, « des polluants chimiques affectant la signalisation thyroïdienne ont été liés à la baisse du QI et à des troubles du développement neurologique », écrit Barbara Demeneix. Il s’agit notamment du chlore, du brome, du mercure, des composés préfluorés et des bisphénols polychlorés ou encore des phtalates.

Ces derniers sont particulièrement présents dans l’environnement de travail du personnel soignant. Ils se retrouvent dans la composition des cathéters, des tubes et poches plastiques mais aussi des produits d’hygiène et de beauté ou des jouets pour enfants… « Notre environnement est désormais pollué par de très nombreux agents chimiques dont la structure rappelle celle de l’hormone thyroïdienne, indique Barbara Demeneix. Et il est avéré que beaucoup de ces substances sont des perturbateurs thyroïdiens. » Elle poursuit : « On peut en déduire que tous les enfants conçus aujourd’hui sont exposés, non seulement à partir de leur naissance mais dès le jour de leur conception, à un cocktail multiproduits qui mine leur cerveau », étant donné que la plupart des composés traversent le placenta. Pour assombrir encore ce tableau déjà très pessimiste, les effets de ces substances chimiques pourraient affecter trois générations : la mère, son fœtus et les gamètes qui contribueront à la conception de la future progéniture de l’enfant…

Et si le monde devenait vraiment « crétin » à cause de son environnement ? C’est là le pitch du film Idiocracy, sorti en 2006, dans lequel deux Américains moyens par excellence sont pris comme cobayes par l’armée et se réveillent après une hibernation de cinq cents ans. Ils se retrouvent devant une population débile et incapable de faire face aux enjeux du quotidien. Le soda a remplacé l’eau pour arroser les cultures vivrières et le président des États-Unis est un culturiste sans aucun sens politique, mais célèbre. La thèse portée par le réalisateur, Mike Judge, est la suivante : les personnes les plus intelligentes (et riches) régulent leur reproduction alors que les moins intelligentes (et les plus pauvres) procréent sans limite…

La pollution mise en cause dans l’autisme

Et ce n’est pas tout. Les perturbateurs endocriniens et la pollution, semant la pagaille dans le processus de développement du cerveau, seraient également à l’origine de l’augmentation phénoménale du nombre de troubles du spectre de l’autisme (TSA) en Occident. En 1975, les TSA concernaient 1 naissance sur 5 000 aux États-Unis. En 2014, ce nombre était de 1 sur 68(5) ! En France, selon l’Inserm, ce chiffre est de 1 sur 100. Les experts lui reconnaissent des causes multifactorielles, dont certaines sont environnementales. « L’exposition à des médicaments tels que le valproate de sodium (Dépakine) et ses dérivés a également fait l’objet de recherches récemment, suivies par les médias et le public », peut-on lire dans un rapport récent de la Cour des comptes sur l’autisme(6). D’autres causes, comme des effets secondaires de vaccins, ont en revanche été écartées par les Sages.

La recrudescence de l’hypothyroïdie congénitale, l’augmentation du nombre de césariennes de convenance, l’alimentation… seraient d’autres facteurs également liés à une augmentation de l’autisme. Dans plusieurs études, les scientifiques tentent de démontrer le lien entre la césarienne, l’exposition à l’ocytocine et les troubles du spectre autistique. Pour l’instant, aucun n’ose vraiment l’affirmer tant il est compliqué d’isoler les conséquences de différents facteurs tels que les conditions de la grossesse, de l’accouchement, l’alimentation et la pollution extérieure. Celle-ci avait d’ailleurs été épinglée par le magazine de France 2, Cash Investigation, qui en 2016 avait fait le parallèle entre l’usage des pesticides dans certaines régions et le grand nombre de TSA détectés.

Ces troubles du développement neurologique constituent un enjeu de santé publique dont le coût se chiffre en milliards d’euros et de dollars(4) : prise en charge des adultes et enfants dépendants, traitements, conséquences de l’usage des pesticides… Mais il est possible d’agir. À grande échelle, nos choix de consommateurs peuvent faire pencher la balance et modifier le sens des décisions des producteurs (on le voit, l’agriculture biologique a la cote), des distributeurs (les supermarchés ont tous leur rayon bio à présent) et les décideurs politiques (souvent enclins à chercher l’adhésion du plus grand nombre de futurs électeurs).

Les élus sont d’ailleurs actuellement aux commandes d’un changement possible à grande échelle. En février, un projet de loi « pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine et durable » a été présenté à l’Assemblée nationale. Dans celui-ci, le gouvernement reconnaît les bienfaits de l’agriculture biologique, caractérisée par « une moindre exposition aux pesticides de synthèse et, par extension, aux perturbateurs endocriniens, par la réduction des émissions agricoles polluantes dans l’atmosphère et par un plus faible usage des antibiotiques dans l’élevage ». Reste à voir si le pan économique du projet de loi ne prendra pas le dessus sur l’aspect sanitaire. Rien n’est moins sûr. En juillet 2017, la France a changé d’avis à la dernière minute devant la Commission européenne, permettant l’adoption d’une directive peu contraignante pour les industriels(7).

Au niveau individuel, la consommation de produits biologiques et frais permet de réduire l’exposition de chacun aux pesticides. Les aliments préemballés sont également à éviter puisqu’ils sont susceptibles d’être contaminés par les phtalates et le bisphénol A.

(1) Michael A. Woodley, Jan te Nijenhuis, Murphy Raegan, « Were the Victorians cleverer than us ? The decline in general intelligence estimated from a meta-analysis of the slowing of simple reaction time », Intelligence, 2013, vol. 41, n° 6, p. 843-850.

(2) James Flynn, « Pourquoi notre QI est-il plus élevé que celui de nos grand-parents ? », Conférence TedX, 2013 (lien raccourci : bit.ly/2HWGXCt).

(3) Barbara Demeneix, Cocktail toxique : comment les perturbateurs endocriniens empoisonnent notre cerveau, Paris, Odile Jacob, 2017.

(4) Un film de Sylvie Gilman et Thierry de Lestrade, diffusé en novembre 2017 sur Arte.

(5) Aube Labbé, « Les statistiques et le taux de prévalence en lien avec le trouble du spectre de l’autisme – TSA », spectredelautisme.com, dernière mise à jour, 7 avril 2018 (lien raccourci : bit.ly/2HnzEGF).

(6) Cour des comptes, « Évaluation de la politique en direction des personnes présentant des troubles du spectre de l’autisme », décembre 2017.

(7) Stéphane Horel et Stéphane Foucart, « Perturbateurs endocriniens, la France capitule », Le Monde, 4 juillet 2017.

LES ÉCRANS, PRESQUE AUSSI NOCIFS QUE LA POLLUTION ?

Pour l’Académie des sciences, des chercheurs émérites se sont penchés sur l’usage et les dangers des écrans, particulièrement chez l’enfant, en étudiant les données de la neurobiologie, de la psychologie, des sciences cognitives, de la psychiatrie et de la médecine. Les effets néfastes des écrans apparaissent en cas d’accès « trop précoce » et de « surutilisation » : « L’excès de temps passé devant les écrans [est] potentiellement préoccupant dans la mesure où il est à l’origine de troubles de la concentration, de manque de sommeil et de l’élimination des autres formes de culture. » D’autres effets peuvent être de nature pathologique « relevant de la médecine et concernant des aspects aussi divers que le surpoids, la dépression ou d’autres manifestations relevant de la psychiatrie ». Les chercheurs recommandent un usage modéré et un accompagnement des adultes qui entourent l’enfant pour parvenir à l’autorégulation dans leur usage.

En parallèle du rapport, un module pédagogique a été créé à destination des enseignants du premier degré : « Les écrans, le cerveau… et l’enfant ».

Pour en savoir plus : Jean-François Bach, Olivier Houdé, Pierre Léna, Serge Tisseron, « L’enfant et les écrans », avis de l’Académie des sciences, janvier 2013 (consulter sur bit.ly/2HrYLIJ).