D’incroyables talents au service du soin - L'Infirmière Libérale Magazine n° 339 du 01/09/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 339 du 01/09/2017

 

INVENTION

Dossier

Sandra Mignot*   Frédéric Deligne**  

Les infirmiers ont de la suite dans les idées. Inventeurs, auteurs, voire designers, ils doivent néanmoins protéger leurs créations, s’ils veulent les voir reconnues. Voyage dans le domaine de la protection de la propriété intellectuelle.

« Je suis convaincu que les infirmiers peuvent générer de nombreuses inventions car ce sont eux qui sont au chevet du patient, qui observent les difficultés du quotidien, utilisent le matériel de soin et les dispositifs médicaux, assure Ghislain Vabre, Idel à temps partiel et salarié d’une clinique à Toulouse (Haute-Garonne). Nous sommes en première ligne pour voir toutes les choses à améliorer. » L’homme sait de quoi il parle, puisqu’il a lui-même inventé, en 1993, un harnais permettant d’éviter que certains patients glissent de leur fauteuil roulant. « À domicile, j’avais remarqué que des patients très dépendants pouvaient rester des heures au sol avant qu’on ne vienne les redresser. Nous improvisions des attaches avec des draps, pour maintenir la personne en place sur le siège. Mais ce n’était pas formidable, je crois même qu’il y a eu des accidents fatals. » Ghislain imagine donc un système de harnais, doublé d’un cuissard, afin d’éviter à la fois le mouvement de bascule et le glissement du tronc.

Agnès Roig, Idel depuis quinze ans à Montpellier (Hérault), a quant à elle inventé un dispositif anti-escarres décliné en talonnière, genouillère, short et tee-shirt. « J’avais une patiente en fin de vie à qui le médecin refusait de prescrire de nouveaux traitements, arguant que cela coûtait trop cher. J’ai dû la soigner avec des échantillons et j’ai engagé des recherches sur tout ce qui existait, au début des années 2000, pour pouvoir la soulager. De là m’est venue l’idée d’un dispositif à bulles pour éliminer les pressions, et qui soit bien sûr d’un usage facile pour l’infirmier »(1). À l’époque, aucun de ces deux IDE ne s’y connaît en droit de la propriété intellectuelle. « Même si les Idels sont un peu des chefs d’entreprise, nous sommes très peu organisés pour tout ce qui concerne les démarches administratives et mal informés sur la protection de nos droits », observe Laurent Klein, à l’origine d’un autre type d’innovation, l’application e-Pansement, lauréat du trophée 2016 de l’application mobile de santé.

Un investissement

Or la protection juridique d’une innovation est essentielle à divers titres. Il s’agit originellement de protéger une idée ou un dispositif auquel un inventeur a consacré du temps et un investissement financier non négligeable. « En propriété industrielle(2), le principe du brevet, par exemple, c’est d’interdire à un tiers d’exploiter votre invention, explique Bruno Flesselles, conseil en propriété industrielle (CPI). Dans la santé, il peut y avoir de nombreuses étapes avant l’arrivée sur le marché d’une invention : essais cliniques et démarches administratives d’autorisation en ce qui concerne les médicaments, élaboration de prototypes et marquage CE pour les dispositifs médicaux. Tout cela peut représenter un investissement considérable, en temps comme en argent ; il est donc important d’exclure de potentiels concurrents du marché afin de pouvoir rentabiliser cet investissement. » Libre ensuite au propriétaire reconnu de l’invention de déléguer une licence d’exploitation à un industriel, en échange de royalties proportionnelles aux ventes qui seront réalisées, ou de se lancer lui-même directement dans la création d’une entreprise.

Un contrôle

Mais protéger son innovation est aussi un moyen d’en contrôler la (bonne) diffusion. « Protéger une invention dans le domaine de la santé, cela permet d’éviter que quelqu’un ne reproduise la même chose en moins bien », résume Fabien Gauchet, CPI. Une demande de protection (notamment industrielle) est en effet constituée d’une description très précise de l’innovation, de la façon dont elle peut être reproduite, et du problème auquel elle répond. Ainsi, lorsque l’insuline et ses propriétés curatives furent découvertes dans les années 1920, c’est l’université de Toronto qui en déposa le brevet. Non pas seulement pour se réserver tous les bénéfices de sa mise sur le marché, mais aussi pour contrôler le développement de cette molécule en délivrant des licences d’exploitation à des institutions ou entreprises triées sur le volet. Il s’agissait d’empêcher l’établissement d’un monopole commercial, de contrôler la qualité des médicaments qui seraient produits un peu partout dans le monde et d’en réguler les prix afin qu’ils restent accessibles au plus grand nombre(3).

Une reconnaissance

Pour beaucoup d’inventeurs, la protection intellectuelle de leurs innovations est également une forme de reconnaissance. « Quand vous protégez vos écrits, cela prouve que vous êtes sûr de ce que vous avez produit, et pour moi cela représente un gage de qualité », résume Nicolas Schinkel, trésorier général de la Fédération nationale des infirmiers (FNI), à propos du programme qualité Qual’Idel, que le syndicat a notamment protégé par le système du copyright. Pour Mireille Fernandez, qui a créé en 2012 et améliore régulièrement un cahier de soins trimestriel en triptyque (lire notre numéro 325 de mai 2016, p. 63) désormais protégé au titre des dessins et modèles, il s’agit de marquer clairement la paternité du projet. « C’est mon invention. Cela représente des centaines d’heures de travail, des discussions avec l’infographiste avec lequel je me suis associée, de nombreuses interactions avec les utilisateurs pour l’améliorer, des évaluations, etc., résume cette Idel installée à Sète (Hérault). Je me suis embarquée là-dedans sans imaginer ce que cela deviendrait, mais j’aimerais qu’on reconnaisse ce que la profession est capable de faire. » Les procédures varient ensuite en fonction de l’innovation concernée : la solution technique exige un brevet, un logiciel peut bénéficier de la protection par le droit d’auteur, l’apparence d’un produit relève de la procédure des dessins et modèles, un logo ou un nom peuvent être protégés par le dépôt de marque, etc(4). Le secret – via la signature d’accords de confidentialité – peut également être un moyen de protéger procédés, formules de fabrication ou autres éléments techniques non brevetés, mais également des connaissances techniques… Et plusieurs formes de protection peuvent être combinées pour une même invention.

Le développement

Une première étape peut consister à consigner son idée via une enveloppe Soleau, procédure créée par l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) qui permet de protéger son invention lorsqu’elle n’est encore qu’au stade de concept. Elle permet de dater la création d’une œuvre, qu’elle soit artistique ou technique, à un coût relativement modéré (15 euros). « L’enveloppe Soleau identifie un auteur, explique-t-on à l’INPI. Le droit d’auteur protège les œuvres littéraires, les créations musicales, graphiques et plastiques, mais aussi les logiciels, les créations de l’art appliqué, les créations de mode, etc. »

Si certains inventeurs parviennent à se passer d’aide en la matière, beaucoup ont néanmoins recours à un CPI ou à un cabinet juridique spécialisé. « Je me suis renseigné auprès de la chambre de commerce et cela m’a paru compliqué, explique Ghislain Vabre. Donc j’ai contacté un CPI(5) qui s’est occupé de toutes les formalités administratives, de la rédaction de la demande et j’ai également recouru à ses services lorsque nous avons découvert que le produit conçu sur la base de mon brevet était copié par une entreprise concurrente. » Car, après le dépôt de propriété intellectuelle, commence peut-être le plus délicat : la recherche de partenaires industriels ou la création de sa propre entreprise pour développer le produit.

L’aventure entamée par Agnès Roig en témoigne. Depuis son premier brevet, déposé en 2001, l’Idel estime que deux industriels ont déjà copié ses produits. « J’avais fait signer des accords de confidentialité à des industriels qui les ont rompus pour finalement mettre sur le marché des produits approchants, mais beaucoup moins efficaces que les miens. Il faut beaucoup d’argent pour leur tenir tête, et nous n’avons pas les mêmes moyens. » Un troisième industriel sollicité a finalement déposé le bilan. « Tant et si bien que je viens de créer ma propre société, conclut Agnès Roig. Depuis le temps que je me consacre à ce projet, j’ai développé de nombreux contacts, tant du côté des industriels que des acheteurs potentiels, alors je me lance. » Ghislain Vabre, lui aussi, s’est essayé à la création d’entreprise. « Mais je n’ai aucun talent commercial, reconnaît-il. Alors, quand un industriel m’a proposé de prendre une licence d’exploitation, j’ai tout de suite accepté, et il me reverse des dividendes sur ses ventes. »

Le coût et le gain

Parmi les infirmiers que nous avons rencontrés – et qui tous ont conservé leur activité de soignant, au moins à temps partiel –, le gain perçu grâce à leur invention peut aller d’un mois de revenu à un tiers de leur rémunération annuelle. Mais c’est d’abord un important investissement en temps et en argent. « Il faut financer les démarches pour obtenir la protection de son invention, engager une évaluation, voire de la recherche, faire développer un prototype », explique Patrice Cazabonne. Infirmier dans un institut de cardiologie de la région parisienne, après avoir exercé dix ans en libéral, il a créé un kit de positionnement des patients pour l’angiographie. Giovanni Silverii, Idel dans le Béarn, a créé un dossier de soins informatisé sur tablette tactile (lire notre numéro 330 de novembre 2016, p. 59). « Pour l’instant, cela me coûte clairement plus que ça ne me rapporte, explique-t-il. J’ai dû emprunter pour créer ma société, mais j’espère pouvoir dégager un bénéfice l’année prochaine. »

(1) Rappelons que les IDE peuvent aussi prescrire certains supports d’aide à la prévention contre les escarres (matelas, coussins, cerceaux). Cf. notre hors-série annuel de la prescription.

(2) La propriété intellectuelle regroupe la propriété industrielle et la propriété littéraire et artistique (droit d’auteurs essentiellement).

La propriété industrielle a plus spécifiquement pour objet la protection et la valorisation des inventions, des innovations et des créations techniques.

(3) Christiane Sinding, “L’invention de l’insuline, entre physiologie, clinique et industrie pharmaceutique”, Médecine/sciences, vol. 17, pp. 1176-1181, novembre 2001.

(4) Brevets, dessins et modèles et marques relèvent de l’Institut national dela propriété industrielle (INPI).

(5) Les tarifs de l’intervention d’un CPI peuvent s’échelonner de 2 000 à 10 000 euros en fonction dela complexité du dispositif à décrire.

LA MARQUE

Déposer un nom, un logo, un slogan ou tout signe distinctif relève du droit de la marque. Cela permet de protéger l’image d’une entreprise, ainsi que ses services et produits face à la contrefaçon et à la concurrence. C’est la protection qu’a choisie Laurent Klein et ses associés à la création d’e-Pansement.

« Quand nous avons commencé à travailler sur notre application, des fabricants réfléchissaient sur des outils du même type, se souvient l’Idel. Mais il était important pour nous de miser sur notre différence : l’indépendance à l’égard des industriels. » À la différence du brevet, la protection d’une marque, valable dix ans, peut être renouvelée indéfiniment.

LE DROIT D’AUTEUR

Il permet de protéger les œuvres littéraires, les créations musicales, graphiques et plastiques, mais aussi les logiciels, les créations de l’art appliqué, les créations de mode, etc. Toute création est protégée à partir du jour où elle a été réalisée, qu’elle soit de forme écrite, dessinée ou orale, et quels que soient la qualité et/ou le statut de son auteur. Ainsi, le contenu d’une formation peut être protégé en vertu du droit d’auteur, dès lors que son créateur peut apporter la preuve de la date à laquelle l’œuvre a été créée. C’est le mode de protection qu’a choisi la FNI pour les documents de son programme Qual’Idel. Le droit d’auteur est constitué de droits moraux perpétuels qui permettent de s’opposer à une diffusion de l’œuvre sans consentement, de manière dénaturée ou sans citation de l’auteur. Il comprend également des droits patrimoniaux qui peuvent être transmis à la descendance mais concernent essentiellement la création artistique.

LES DESSINS ET MODÈLES

La protection par les dessins et modèles concerne l’apparence d’un produit plutôt que sa technicité. C’est cette apparence qui fait son intérêt et le distingue d’une éventuelle concurrence. La difficulté de ce type de demande de protection réside dans la recherche des créations antérieures, puisqu’elle n’est limitée ni dans le temps, ni dans l’espace. La protection concédée est valable cinq ans, renouvelable cinq fois. C’est notamment le choix qui a été retenu pour protéger le cahier de soins inventé par Mireille Fernandez.

en savoir +

→ inpi.fr

→ epo.org

→ wipo.int

→ commentprotegerquoi.inpi.fr

3 questions à… Fabien Gauchet, conseiller en propriété industrielle (CPI)

Le CPI, spécialiste de la protection de l’innovation

La profession de conseil en propriété industrielle est une profession réglementée, dont les membres possèdent une double formation juridique et scientifique. Son intervention n’est pas obligatoire, mais elle peut s’avérer d’une grande utilité.

1 Quel est le rôle d’un conseil en propriété industrielle ? Le CPI accompagne l’inventeur dans toutes ses démarches auprès de l’autorité publique (l’INPI en France) pour obtenir et conserver son monopole. Il décortique l’invention pour en extraire la substantifique moelle qui convaincra l’INPI dans une demande de brevet ou autre titre de propriété adapté. Il rédige une description détaillée de l’invention et de son mode de réalisation, la (ou les) revendication (s) qui permettra (ont) de définir la portée juridique et ce qui sera interdit de reproduire. Tout cela doit suivre un certain nombre de règles et d’exigences imposées par la loi.

2 Lesquelles ? Il faut d’abord identifier un problème technique et la réponse apportée par l’innovation, puis montrer que celle-ci pourra être industrialisée. Il faut également montrer la nouveauté – ce n’est pas trop difficile pour un inventeur qui connaît bien son domaine d’exercice – mais aussi l’inventivité du produit. Or cette dernière appréciation est très subjective. Qu’est-ce qui est vraiment innovant par rapport à ce qui a déjà été préalablement protégé ou publié ? Qu’est-ce qui ne résulte pas seulement de l’association de solutions déjà existantes ? Quand des litiges sont portés en justice en matière de droit de la propriété industrielle, 90 % de la discussion portent sur cette appréciation du caractère innovant…

3 Car votre activité peut se poursuivre après l’obtention du titre de propriété ? Oui, au-delà des cas de litiges, nous pouvons accompagner l’inventeur dans la recherche d’un industriel, l’aider dans les démarches de négociation (et de rédaction) d’un contrat de licence d’exploitation ou autres.

GUIDE PRATIQUE

Le brevet

Le brevet est l’option de protection la plus populaire. Il s’agit d’un titre de propriété industrielle qui concerne une innovation technique, c’est-à-dire un produit ou un procédé, valable vingt ans.

Que peut-on breveter ?

L’Institut national de la propriété industrielle (INPI) enregistre chaque année entre 16 000 et 17 000 demandes de brevets (16 200 en 2016). Pour que le brevet soit accordé, la solution présentée doit être réellement nouvelle. « Toute publication décrivant l’invention rend celle-ci publique et antériorise toute demande de protection ultérieure, insiste Jean-Philippe Muller, délégué régional de l’INPI en Île-de-France. Raison pour laquelle nous incitons à ne surtout jamais rien publier sur son invention – ou à ne pas la présenter au public, dans un salon par exemple – avant le dépôt de la demande de brevet. » Le demandeur réalise donc au préalable une recherche dans la littérature, ainsi que sur les bases de données Brevet en ligne de l’INPI, de l’Office européen des brevets ou de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. « C’est souvent l’insuffisance de nouveauté qui entraîne le rejet de la demande », observe Jean-Philippe Muller. L’inventivité du projet doit également être démontrée, même si c’est une notion parfois délicate à évaluer. Il faut enfin que l’invention soit industrialisable. À noter : les méthodes de traitement thérapeutique sont précisément exclues de la brevetabilité.

Combien ça coûte ?

Une demande initiale au niveau français est soumise au paiement de diverses taxes qui totalisent 556 euros la première année. Une redevance annuelle est ensuite versée pour le maintien en vigueur du brevet pendant vingt ans maximum. Ce montant croît au fil des années, au fur et à mesure que les frais de création et de développement de l’invention sont censés avoir été amortis. De 38 euros initialement, jusqu’à 790 euros annuels. Toute interruption de paiement des annuités fait tomber le brevet dans le domaine public : le dispositif inventé peut alors être librement copié. Les taxes réglées à l’INPI sont néanmoins divisées par deux si le déposant est un particulier, une organisation à but non lucratif, une PME indépendante de moins de 1 000 salariés.

La procédure

Certains inventeurs se débrouillent seuls pour rédiger leur demande de brevet. Celle-ci doit décrire très méthodiquement l’invention, via un document rédigé et dessiné, et être envoyée à l’INPI qui l’étudie et renvoie au demandeur un rapport de recherche préliminaire (RPP). Ce document répertorie toutes les antériorités potentiellement découvertes à l’échelle mondiale. Il peut s’agir de brevets, de conférences, soutenances de thèses, d’articles scientifiques… En fonction, le demandeur peut alors corriger sa demande pour préciser la spécificité de son invention par rapport à l’existant. Jusqu’à douze mois après le dépôt de demande de brevet, si l’inventeur le souhaite, la demande de brevet peut être étendue à l’Europe ou à l’international (moyennant des coûts supplémentaires) en se fondant sur le même RPP. Le brevet est attribué au bout de deux à trois ans environ, mais la protection commence le jour du dépôt.

Quand on est employé…

La déclaration d’une invention à l’employeur est obligatoire. Si celle-ci fait partie des missions de l’agent ou du salarié, l’employeur sera le propriétaire du brevet. Si l’invention ne fait pas partie de la mission du professionnel, mais qu’elle est en lien avec l’activité de son employeur, celui-ci peut demander l’attribution du brevet. Il se charge alors des démarches à réaliser auprès de l’INPI. En échange, le salarié reconnu comme inventeur percevra un pourcentage des redevances liées à l’exploitation de son invention. Si l’employeur ne demande pas l’attribution du brevet (dans les deux mois après sa déclaration), le salarié peut engager la démarche de dépôt en son nom.