La philosophie du “beau, bon, bien” - L'Infirmière Libérale Magazine n° 338 du 01/07/2017 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 338 du 01/07/2017

 

DANSE & SOIN

Sur le terrain

Enquête

Sophie Magadoux  

Professionnelle de danse indienne traditionnelle, Karine Salmon doit aussi à l’Inde sa trajectoire infirmière. Installée en Gironde, l’Idel développe désormais une troisième compétence : la danse-thérapie. Toujours émerveillée.

Langon, à vingt minutes de Bordeaux. Karine Salmon, 43 ans, est l’interprète d’un ballet bien orchestré, entre tournée infirmière et danse traditionnelle indienne. Par le biais de son association Chandrakala, chaque semaine, elle encadre des élèves lors d’ateliers d’initiation en milieu scolaire et de cours proprement dits, ainsi que lors de stages mensuels. Début avril, sur la commune voisine de Barsac, elle organise également le Holi Festival de l’Inde, dédié à la culture et à la danse indiennes. En effet, avant d’être soignante, Karine est, en premier lieu, danseuse professionnelle.

À 23 ans, après un stage de Bharata Natyam, une danse traditionnelle indienne, classique et très codée, c’est la révélation : « J’ai suivi une formation sur Paris auprès de mon maître Vidya du centre Mandapa, et j’ai quitté mes études en lettres pour partir au Kérala, au sud-ouest de l’Inde, dans un centre de formation, où les enfants pouvaient m’accompagner – j’en avais déjà deux. »

Du pays bigouden au Kérala

« J’étais fascinée par l’Asie depuis l’enfance. J’ai grandi en pays bigouden, en Bretagne, d’où ma famille est originaire. En revanche, mes grands-parents paternels ont longtemps habité en Indonésie. » Au sortir de six heures de danse quotidiennes pendant neuf mois intenses, en sus du yoga et du chant, elle rentre en 1999 munie de l’Arangetram, le diplôme de validation professionnelle en Inde. Elle intègre une troupe professionnelle de Rennes (Ille-et-Vilaine) pour deux ans.

La misère et les rencontres faites dans le Kérala l’ont marquée. En 2002, elle décide de participer à une campagne de recensement des enfants handicapés pour un centre de formation spécialisé local. « Dans les villages, les familles les cachent à cause des superstitions. Comme je suis blanche, elles me les amenaient spontanément. Pour la première fois, je me suis sentie vraiment utile. » Elle décide de devenir infirmière. « J’avais en tête Mère Teresa et La Cité de la joie. » Rentrée à Quimper (Finistère), elle s’inscrit et réussit le concours : « Je l’ai préparé en un mois. Je me suis réconciliée avec les maths ! » Diplômée en 2006, à 34 ans, elle décroche un poste d’infirmière de bloc opératoire dans une clinique de Gironde. En 2009, pour fuir la mauvaise ambiance du service, « j’accepte la proposition d’une collègue de s’installer en libéral. Angélique est toujours mon binôme aujourd’hui ». « Moi qui rêvais d’humanitaire, au bloc, j’ai appris le corps humain en détail et la suture ; en libéral, j’ai acquis l’autonomie et tout l’aspect relationnel. »

Le bindi au front

Ce jeudi, la pause a été courte après la tournée du matin. Il est 15 h 30, Karine guide une dizaine d’enfants : salutation au soleil, posture genoux demi-pliés, « claquement des pieds sur le sol qui rythme le jeu savant des attitudes », Takadimi, Tei Dit Dit, etc., syllabes scandées et son sec de la clave contre le tambour de bois maniés par la danseuse… L’atelier hebdomadaire se conclut sur l’histoire de Ganesh, le dieu à tête d’éléphant, un conte gestuel qui les subjugue. Une heure plus tard, vêtue de sa tenue indienne “discrète”, le bindi toujours collé au front – la “goutte” indienne –, elle quitte l’école primaire. Direction le cabinet, où un patient l’attend pour une chimiothérapie. C’est l’occasion d’échanger également sur les appels et des points de comptabilité avec Murielle, la secrétaire. « Ils sont neuf infirmiers, trois en hémodialyse et les autres en binôme sur trois tournées différentes, à Langon et dans les villages environnants », informe cette dernière. « C’est parce que je suis libérée du versant administratif et que nous nous sommes accordées avec Angélique sur une petite tournée l’après-midi, sauf “accident”, que je peux continuer mon activité de danseuse », explique Karine. À tour de rôle, chacune travaille sept jours d’affilée. Depuis septembre dernier, un remplaçant vient en renfort un jour par semaine. « Angélique se réserve le mercredi pour les enfants et, moi, le vendredi pour le yoga, les courses et les cours de danse. »

Au-delà de soi

La tournée reprend. Partout à domicile, l’accueil est plus que chaleureux. Les patients louent son moral au beau fixe et son caractère équilibré. Là, un article paru dans la presse locale précieusement conservé, ailleurs, un couple déjà allé l’applaudir en spectacle. Ils sont au courant de sa double activité. Et en profitent bien pour parler d’autre chose que de la maladie. L’un d’eux, plutôt péremptoire, affirme d’ailleurs : « Chaque infirmière devrait expérimenter une activité artistique. Cela ouvre l’esprit et simplifie les relations humaines. »

À la technicité indispensable, Karine adjoint une formule toute simple : « Beau, bon, bien. » « J’essaie toujours d’attirer leur attention sur le verre à moitié plein », explique cette “émerveillée”, nourrie de contes orientaux et façonnée par la danse indienne et sa combinaison de performance physique, de rigueur et d’endurance, qui implique d’aller au-delà du mental, au-delà de soi. « Toute fioriture en est exclue, on se doit d’aller à l’essentiel. Dans ma relation aux patients, c’est la même chose. » C’est ainsi qu’elle prend le temps de serrer dans ses bras une patiente à tendance dépressive ou d’enseigner à une hypertendue les bénéfices de la relaxation basée sur la respiration… L’accompagnement des fins de vie, elle l’aborde de la même façon : « Il n’y a plus de rôle, c’est un échange d’âme à âme. » Karine a notamment réussi à réunir les proches autour d’un patient qui n’y croyait plus. « La fête a eu lieu, même s’il était dans son lit. »

« Avoir le droit d’être ce que l’on est »

En 2015, lorsque la danse-thérapie entre sur la liste des formations du développement professionnel continu, Karine saute sur l’occasion de faire le lien entre la danse et le soin : « Une semaine par trimestre, à Paris, j’ai suivi les trois premiers modules de danse sensitive, animés par Dominique Hautreux, psychologue clinicienne et psychothérapeute. » Cependant, la démarche est nouvelle pour elle : guider des personnes, en groupe, pour qu’elles s’abandonnent à la danse afin de se connecter à leurs émotions. « Je poursuis la formation sur trois ans, à mes frais, pour acquérir plus de contenu. Je souhaite pouvoir construire des séances destinées à un public divers », explique Karine, qui mène depuis mars 2016 des ateliers mensuels orientés vers le bien-être. « Pendant deux heures trente, on travaille l’estime de soi : avoir le droit d’être ce que l’on est. Il y a une phase d’échauffement, puis la séance, pendant laquelle le mouvement se fait en fonction du ressenti – la préparation des musiques me demande près d’une semaine de recherche. On peut travailler à partir d’une thématique, par exemple, au printemps, l’éclosion, ou à partir des regards, de la sublimation des lettres des prénoms, etc. On utilise l’imaginaire, le symbolique, aussi à l’aide d’accessoires – légèreté des ballons, levée des voiles, évocation des couleurs, etc. L’atelier se termine par trente minutes de débriefing. » Ni infirmière, ni danseuse, là voilà animatrice, « quelqu’un qui n’est pas là pour répondre à leurs questions, mais pour leur permettre de repartir avec quelque chose qui leur fait du bien ».

« J’apprends la danse narrative »

La tournée est bouclée. 19 heures passées, le temps de poser quelques affiches annonçant le festival de Barsac, et elle rejoint le studio de danse pour une heure, auprès de ses dernières élèves du jour, un groupe d’adolescentes et d’adultes qui se produira lors du festival. Bientôt l’heure de souffler pour cette artiste qui, par ailleurs, continue de s’entraîner quotidiennement et de se former. « Tous les mois, à Paris, je participe à trois jours de stage de danse avec mon maître Vidya. » Désormais, à la danse pure de la première partie de spectacle et à ses prouesses athlétiques, elle ajoute et explore le registre, plus théâtral, de cet art. « Je me spécialise dans la danse narrative qui raconte la vie des dieux hindous. C’est un aspect sublimé par la force de l’âge… » La danse reste pour elle un choix de vie, à partager sans modération.

en savoir +

Pour en savoir plus sur son association Chandrakala :

– chandrakal5.wixsite.com/bharata-natyam/info

– www.facebook.com/comp.chandrakala

Par ailleurs, Chandrakala reverse une partie de ses recettes à l’association Laxmi, qui soutient la scolarisation des enfants en Inde : www.laxmifrance.com

Pour en savoirplus sur la danse sensitive : www.expressionsensitive.com