Mutuelle obligatoire UNE MESURE QUI FAVORISE L’ÉGALITÉ D’ACCÈS AUX SOINS ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 322 du 01/02/2016 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 322 du 01/02/2016

 

Le débat

Hélène Colau  

Depuis le 1er janvier 2016, une complémentaire santé obligatoire doit être proposée par les entreprises du secteur privé à tous leurs employés. Le financement est réparti, à parts égales, entre employeur et salarié. Quels seront les effets de cette réforme ?

Aurélie Pierre

chargée de recherche à l’Irdes, spécialiste notamment des complémentaires

Pourquoi une telle réforme ?

Elle a été proposée par les syndicats dans le cadre de l’accord national interprofessionnel de 2013 sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi, en contrepartie d’une plus grande flexibilité sur le marché de l’emploi. L’idée pour l’État, qui souhaitait l’accès de tous les Français à une complémentaire “de qualité”, était de favoriser les salariés les plus précaires et ceux des petites entreprises. Mais il n’y a pas eu de réflexion sur l’efficience de cette réforme.

Cette obligation réduit-elle les inégalités ?

Pas vraiment. En 2012, 5 % des Français n’avaient pas de mutuelle. Mais les personnes sans complémentaire représentaient 14 % des chômeurs… et seulement 3,6 % des salariés du privé. En se focalisant sur les gens en emploi, la réforme va réduire les inégalités au sein de cette sous-catégorie, à condition que les précaires ne fassent pas jouer leur dispense d’adhésion(1). Le taux de non-couverture de toute la population par une complémentaire devrait passer à 4 % (3,7 % en tenant compte de la portabilité)(2). Et le gradient social reste le même : les personnes en mauvaise santé et précaires seront toujours les moins couvertes.

Le gouvernement se désengage-t-il au profit des entreprises ?

Oui et non. Pour la première fois, une obligation d’assurance complémentaire vient de l’État. Avant, il n’y avait obligation qu’au sein des entreprises, pour éviter que les jeunes en bonne santé n’adhèrent pas. Cela atteste donc de la reconnaissance par l’État de l’importance des complémentaires santé dans l’accès aux soins. Mais cela renforce aussi le système français à deux niveaux, alors que celui-ci est inefficace : ce sont les plus riches qui bénéficient de la meilleure couverture. En outre, avant même cette réforme, l’État remboursait beaucoup plus l’hospitalisation que les soins de ville alors qu’une bonne prévention permet de diminuer les besoins d’hospitalisation ! Par ailleurs, de nombreux soins de ville peuvent coûter cher aux assurés. Mais l’État n’a pas retenu le plus extrême des scénarios proposés par les économistes : certains préconisaient d’orienter les complémentaires uniquement sur les soins non remboursés par la Sécurité sociale, comme l’optique ou le dentaire…

Frédéric Pierru

sociologue, chercheur au CNRS et au Ceraps, membre de la direction de la chaire Santé de Sciences Po

Pourquoi une telle réforme ?

Au lieu d’augmenter la CSG, proportionnelle aux revenus, on a délégué la couverture santé à des entreprises. Ce cadeau aux complémentaires privées est issu d’un deal : on a accepté la flexibilisation du travail en échange d’un gâteau de quatre millions d’assurés supplémentaires(3). Il s’agit d’un deal politique inavouable entre l’État et les partenaires sociaux, un grand bond en arrière présenté comme une avancée par le gouvernement. En privé, on ne trouve personne pour défendre cette usine à gaz financée par l’argent public. C’est l’une des plus mauvaises mesures adoptées depuis vingt-cinq ans. Cela va engloutir des milliards d’euros d’argent public qui auraient dû servir à la reconquête du terrain perdu par la Sécurité sociale.

Cette obligation réduit-elle les inégalités ?

Dès qu’un euro est désengagé de la Sécurité sociale au profit d’une complémentaire privée, c’est un euro perdu pour l’égalité. Désormais, pour accéder aux soins, il faudra une complémentaire santé. Qui va rester sur le banc de touche ? Les vieux, les pauvres, les chômeurs. Et que fait-on des travailleurs qui ont un contrat d’un, deux ou trois mois ? En outre, les inégalités entre les contrats proposés par les différentes entreprises posent problème. On voit déjà se développer des surcomplémentaires, souscrites par les cadres supérieurs, qui permettent de solvabiliser les dépassements d’honoraires. Encore plus grave : on renforce la segmentation des risques. On crée un pool d’assurés individuels (indépendants, retraités, chômeurs) et un pool d’assurés collectifs. Or, à terme, on risque de voir augmenter les cotisations du premier. Du coup, l’État doit inventer des dispositifs pour contrer cet effet pervers, comme les contrats labellisés pour les retraités, qui bénéficient d’une aide fiscale !

Le gouvernement se désengage-t-il au profit des entreprises ?

Bien sûr, alors que cela fait vingt ans qu’on dit que la santé ne doit plus relever du travail : cette réforme est un contresens politique. La Sécurité sociale va se désengager des soins courants pour opérer un recentrage silencieux sur l’hospitalisation et les affections longue durée. Avec comme conséquence des renoncements aux soins de la part des plus précaires. Quand on a réclamé un débat public digne de ce nom en 2013(4), les syndicats ont baissé la tête. La survie des appareils l’a emporté sur l’intérêt des assurés.

(1) Possible pour les bénéficiaires de la couverture maladie universelle complémentaire ou de l’aide à la complémentaire santé, les salariés ou apprentis en contrat inférieur à douze mois, ceux dont la cotisation représenterait plus de 10 % des revenus…

(2) La portabilité consiste pour un employé à continuer à bénéficier de la mutuelle de son entreprise même après la fin du contrat de travail, sous certaines conditions.

(3) Pour les institutions de prévoyance, gérées paritairement par les représentants des employeurs et des salariés, NDLR.

(4) Pétition “Pour un débat public sur la santé”, publiée en août 2013 dans Le Parisien.