Sécurité sociale SOIXANTE-DIX ANS PLUS TARD, QUOI DE NEUF ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 318 du 01/10/2015 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 318 du 01/10/2015

 

Le débat

Adrien Renaud  

Alors que l’on célèbre en octobre l’anniversaire des ordonnances de 1945 qui ont institué notre système de protection sociale, une question se pose : quels sont les principes qui doivent guider la Sécurité sociale ? Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR)(1) ne reste-t-il pas une bonne boussole ?

Emmanuelle Heidsieck

écrivaine et journaliste(2)

La Sécurité sociale que nous connaissons a-t-elle encore quelque chose à voir avec celle de 1945 ?

En soixante-dix ans, la Sécurité sociale a connu des périodes variées, mais elle est restée la source d’une richesse inestimable : la cohésion sociale. Aujourd’hui, avec la montée de la précarité et du chômage qui mettent en péril le “vivre ensemble”, il me paraît fondamental que toute personne accède à la santé. L’hôpital, le généraliste, l’infirmière sont la charpente du pays. Rien n’a été entamé de cet aspect-là de la Sécurité sociale, bien qu’on ait du mal à le mesurer. Il est vrai que, depuis la réforme Douste-Blazy de 2004, un certain équilibre a été rompu entre Assurance maladie obligatoire et complémentaires. Ainsi la première rembourse moins de 50 % des soins de ville.

Face aux défis qui se posent à la Sécurité sociale, l’esprit des fondateurs et le programme du CNR sont-ils encore adaptés ?

Aujourd’hui comme en 1945, les principes qui sont à l’origine de la Sécurité sociale doivent rester le fondement de notre système de santé. L’universalité, la solidarité, l’idéeselon laquelle chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins… Ce sont des notions indépassables. Cela permet la plus vaste mutualisation, à des coûts tout à fait raisonnables. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui une certaine vision capitaliste de la santé a gagné du terrain. Il faut à mon sens sortir d’une vision de la santé qui ne serait qu’un marché. Les principes fondateurs de la Sécurité sociale peuvent y contribuer.

Comment les rapports de la Sécurité sociale avec les professionnels de santé, notamment libéraux, ont-ils évolué et devraient-ils évoluer ?

Certains professionnels de santé, pas tous, sont parfois un peu trop rétifs à un exercice qui leur semble trop sous contrôle. La polémique sur le tiers payant est à ce sujet emblématique. La Sécurité sociale fonctionne : les patients sont remboursés, les professionnels sont payés. J’entends bien que certains professionnels ont envie de liberté, mais la Sécurité sociale solvabilise leurs patients. Il y a un équilibre à trouver entre collectif et liberté. C’est verscet équilibre qu’il faut tendre.

Agnès Verdier-Molinié

directrice de l’iFrap, Fondationpour la recherche sur les administrationset les politiques publiques(3)

La Sécurité sociale que nous connaissons a-t-elle encore quelque chose à voir avec celle de 1945 ?

En réalité, la Sécurité sociale d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celle de 1945. Nous ne sommes plus du tout sur les mêmes niveaux de dépenses de protection sociale depuis l’après-guerre. Celles-ci s’élevaient à environ 8 % du PIB en 1949. Aujourd’hui, on a dépassé les 30 %. Cela nous place dans le peloton de tête au niveau international. La Sécurité sociale de 1945 a été augmentée de manière considérable. Une autre mutation s’est opérée : en 2000, avec la création de la couverture maladie universelle, le fait d’être assuré a été largement décorrélé du fait de travailler et de cotiser. Ce système n’est plus réellement contributif.

Face aux défis qui se posent à la Sécurité sociale, l’esprit des fondateurs et le programme du CNR sont-ils encore adaptés ?

Il n’est pas certain que le CNR voulait arriver à un niveau de dépenses qui plombe à ce pointla compétitivité et le coût du travail. La grande question est celle de l’équilibre financier. A-t-on contribué à développer depuis 1945 un système potentiellement pérenne, ou a-t-on poursuivi une chimère de ce que nos ancêtres voulaient créer ? Le schéma actuel d’augmentation des dépenses sociales n’est pas viable sur le long terme. Si on avait dit aux membres du CNR que les dépenses de protection sociale allaient représenter 34 % du PIB, ils auraient certainement été atterrés.

Comment les rapports de la Sécurité sociale avec les professionnels de santé, notamment libéraux, ont-ils évolué et devraient-ils évoluer ?

La Cnam est trop monolithique, et elle n’envisage rien d’important pour favoriser le développement d’une culture de l’évaluation, par exemple à l’hôpital. Pour les libéraux, la question est celle de la responsabilisation des professionnels.

Cela passe par des réseaux de soins, un peu comme en Allemagne où les caisses d’assurance orientent les patients. Une fois le praticien dans un réseau, il s’engage à ne pas trop prescrire, à ne pas trop donner d’arrêts maladie. Mais la responsabilité incombe aussi aux patients. En vertu de cela, la généralisation du tiers payant est assez inquiétante. Se diriger vers une gratuité de façade, cela conduit à l’irresponsabilité. L’Allemagne a mis en place le tiers payant mais instauré des franchises dans son système de soins…

(1) Créé en 1943 pour représenter tous les mouvements de Résistance, le Conseil national de la Résistance (CNR) élabora un ensemble de mesures en vue de la Libération, dont la fondation de la Sécurité sociale.

(2) Notamment auteur de l’ouvrage Il risque de pleuvoir, Seuil, 2008.

(3) Notamment auteur de l’ouvrage On va dans le mur, Albin Michel, 2015.