Une route semée d’embûches - L'Infirmière Libérale Magazine n° 306 du 01/09/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 306 du 01/09/2014

 

Accès aux soins

Dossier

FRANÇOISE VLAEMŸNCK*   DELIGNE**  

Malgré certains dispositifs d’accès à la santé, un quart des Français se trouve contraint de renoncer à des soins par manque d’argent. Sur le terrain, cette situation engendre parfois la mise en place, par les infirmières libérales, de stratégies pour tenter d’apporter à leurs patients les soins dont ils ont besoin.

Plus de 25 % de la population métropolitaine a renoncé à des soins pour des raisons financières en 2012. C’est ce que montrent les résultats de l’Enquête santé et protection sociale (ESPS) conduite tous les deux ans, depuis 1988, par l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (Irdes) et publiée en juin dernier(1).

SURTOUT LE DENTAIRE ET L’OPTIQUE

Parmi les 23 000 personnes interrogées (soit 8 000 foyers), représentatives à 95 % de la population, le renoncement aux soins dentaires pour raisons financières concerne 18 % des bénéficiaires de l’Assurance maladie âgés d’au moins 18?ans. Le taux s’élève à 10 % pour les soins d’optique, 5 % pour les consultations de médecins et 4 % pour les autres types de soins. Dans le détail, ce sont les personnes sans complémentaire santé qui déclarent le plus fréquemment renoncer à des soins pour raisons financières. Ainsi, 24 % d’entre elles témoignent avoir renoncé à des soins d’optique, contre 15 % pour les bénéficiaires de la couverture médicale universelle-complémentaire (CMU-C) et moins de 9 % pour les bénéficiaires d’une complémentaire santé hors CMU-C.

Toujours en 2012, comme le montre l’Irdes, les personnes appartenant aux 20 % des ménages les plus pauvres sont 15 % à déclarer un renoncement pour raisons financières à des soins d’optique, soit quatre fois plus que celles appartenant aux 20 % des ménages les plus riches (3,6 %). Pour l’Institut, « ces gradients sont particulièrement prononcés pour les soins dentaires et d’optique, moins bien pris en charge par l’Assurance maladie obligatoire ». Des tendances lourdes que l’on retrouve également chez les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA)(2). Toutefois, le renoncement à des soins de santé n’est pas seulement lié à la situation socio-économique des usagers, comme l’étudie pour la première fois l’ESPS (lire aussi p. 28).

DES PATIENTS “COMPLIQUÉS” ?

Un autre facteur - qui, lui, n’est pas étudié - concerne le refus de soins par les professionnels de santé, dont des Idels. Réprimé par la loi et les ordres professionnels, (lire aussi l’interview p. 27 et le témoignage p. 61), il peut également être à l’origine d’un renoncement aux soins ou de son retardement. S’il demeure difficilement quantifiable - il est toutefois « peu répandu », selon l’avant-projet de loi de santé présenté ce mois-ci au gouvernement -, ce phénomène toucherait spécifiquement les bénéficiaires de la CMU et de l’aide médicale d’État (AME). « Ce n’est pas le fait que les patients soient bénéficiaires de la CMU ou de l’AME qui pose problème - c’est même l’assurance que nous soyons payées et, lorsqu’ils n’ont pas de complémentaire, nous nous arrangeons sur les délais de paiement ou leur demandons de nous prévenir lorsqu’ils ont perçu le remboursement de la Sécurité sociale pour déposer leur chèque, raconte Nadine Boscheron, Idel à Créteil (Val-de-Marne). Mais plutôt l’image que l’on a de ces personnes : des gens compliqués, pas dans les “clous”, qui vont “planter” des rendez-vous, etc. Mais on est dans le fantasme pur, car ce préjugé ne repose absolument sur rien. À mes yeux, cela s’apparente simplement à de la discrimination sociale. De fait, il n’est pas rare que l’on prenne en charge des patients refusés par des collègues infirmières et qui, d’un air gêné, nous demandent si l’on veut bien les accepter car ils ont la CMU. Bien sûr que nous le faisons, c’est même une évidence pour toutes les collègues du cabinet. "

Un refus de soins représente une entorse sévère aux valeurs de la profession, confirme Ève-Marie Cabaret, installée en Sologne, par ailleurs membre de notre comité scientifique. « Effectivement, des infirmières refusent de prendre en charge des patients CMU, notamment lorsqu’ils sont d’origine étrangère. Elles ne prennent pas beaucoup de risques à le faire. Par exemple, un Russe qui s’exprime difficilement en français n’ira pas porter plainte… » Jusqu’à aujourd’hui, seul le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss) a effectué une étude de terrain sur le sujet pour mettre au jour ces pratiques, en 2009. À l’époque, l’enquête avait ciblé 500?praticiens de secteur?2 à travers la France et sa méthode reposait sur le testing. Au final, quelque 22 % des “faux patients” s’étaient vu opposer une fin de non-recevoir directe pour une prise en charge au seul motif qu’ils bénéficiaient de la CMU. La CMU, il faut le rappeler, n’admet pas le dépassement d’honoraires. Ceci explique peut-être cela… Le “testing” pour d’éventuels refus de soins aux patients les plus précaires est en tout cas autorisé dans l’avant-projet de loi de santé, qui crée aussi un « observatoire de refus de soins » dans chaque ordre professionel.

Nadine Boscheron confirme qu’aujourd’hui le réel frein aux soins est l’absence d’une complémentaire santé - quatre millions de personnes seraient dans ce cas en France.

« ON BIDOUILLE »

« Récemment, relate-t-elle, nous avons eu à prendre en charge une jeune femme qui nécessitait des pansements complexes à la suite d’une chirurgie sur un kyste pilonidal. Par manque de moyens financiers, elle n’avait pas de complémentaire. Nous avons donc décidé de ne pas lui faire payer le reste à charge. Bien sûr, nous ne pourrions pas multiplier à l’infini ce type d’aides, mais je crois qu’il faut accepter de prendre en charge des patients en sachant que nous en serons de notre poche, sinon, c’est se résoudre à ce qu’ils restent au bord du chemin. Et ça, ce n’est pas possible. Pour autant, je n’ai pas la sensation que la situation s’aggrave, même si beaucoup de choses nous échappent : les plus démunis se tournent vers les urgences de l’hôpital car il n’y a pas d’avance à débourser, ou vers les permanences d’accès aux soins. »(3) De son côté, Isabelle (4), Idel en zone rurale dans le centre de la France, a renoué à quelques occasions ces derniers temps - et bien malgré elle - avec le paiement en nature (par exemple, couper et ranger du bois, fournir quelques kilos de gibier). « La pratique peut paraître d’un autre âge, et je sais qu’elle est interdite, mais quand les paiements traînent en longueur, elle a le mérite que chacun s’en sorte la tête haute ; d’autant qu’ici, tout le monde se connaît et se croise fréquemment », justifie-t-elle. Exerçant également en milieu rural, Ève-Marie Cabaret se trouve aussi régulièrement confrontée à la précarité sociale de certains patients. Sur son secteur, qui couvre six villages, ce n’est pas tant le chômage qui frappe que la précarité due aux petits boulots ou celle vécue par des femmes d’agriculteur qui tentent de joindre les deux bouts malgré une petite pension de retraite. « Alors, on bidouille, on se débrouille. Parfois, d’un commun accord avec les médecins, des soins ou des dispositifs de soins peuvent être intégrés dans une prise en charge, type affection longue durée. »

ÉCHANGE DE BONS PROCÉDÉS

Une autre Idel, qui souhaite garder l’anonymat, contourne également les procédures avec la “complicité” bienveillante d’un médecin et d’un pharmacien. « Nous faisons passer des compresses en ALD pour un patient. En “échange”, le pharmacien me donne du spray pour sa stomie… Nous ne faisons ce genre de montage que pour des patients dont on sait qu’ils sont en grande difficulté et qui ont besoin de soins au long cours », relate-t-elle. « On a aussi pas mal de personnes qui n’ont plus la CMU-C mais qui ne connaissent pas les autres dispositifs comme l’ACS (aide pour une complémentaire santé), poursuit Ève-Marie Cabaret. On les oriente vers leur caisse d’Assurance maladie ou vers un référent du centre communal d’action sociale. Et quand cela ne donne pas droit à une prise en charge, on leur conseille quand même d’essayer de souscrire une complémentaire de base pour au moins couvrir le forfait hospitalier en cas de pépin. Récemment, j’ai aussi orienté trois patients vers la commission de surendettement car ils m’avaient fait part de leurs difficultés. »

Libérale à Colomiers (Haute-Garonne), par ailleurs membre de notre comité scientifique, Marie-Claude Daydé témoigne de la pudeur des patients. « Nous avons une patiente diabétique qui retarde au maximum les visites chez son médecin. En fin d’année, elle économise ainsi une ou deux consultations… Les gens nous disent rarement qu’ils ne vont pas chez le médecin parce qu’ils ne peuvent pas payer. Mais on le comprend en filigrane. »

« Même avec les ACS, nombre de personnes ne peuvent pas souscrire une complémentaire santé », rapporte Anne-Sylvie(4), assistante sociale à la Caisse régionale d’Assurance maladie d’Île-de-France. C’est notamment vrai pour les personnes âgées à faibles ressources car, à partir de 65?ans, les primes sont nettement majorées et les ACS sont loin de couvrir la différence. Des familles monoparentales sont aussi dans ce cas. De fait, dégager 20, 30 ou 40?euros par mois sur un budget est parfois impossible. « Il existe un problème d’information sur ce dispositif, mais la raison essentielle est bien le manque d’argent des assurés et, sans une remise à plat des plafonds de ressources, je ne vois pas bien comment on pourra régler le problème. Avec des moyens de plus en plus réduits, le travail social ne peut pas tout. »

Les Idels constatent aussi de nouveaux comportements chez les usagers qui traduisent, selon elles, une précarité grandissante. Pêle-mêle, elles témoignent : « Des personnes nous contactent pour nous demander si nous pouvons établir un devis, un peu comme elles le feraient avec leur garagiste… » ; « Pour une série d’injections prévues sur une semaine, les patients ne vont parfois être là qu’une fois sur deux »… Mais, pour Magali Léo, chargée de mission Assurance maladie au Ciss, « à l’origine d’un recours aux soins se situe fréquemment une difficulté d’accès aux droits. Et même si des efforts ont été faits dans ce domaine, il faudrait sans doute mettre en place des dispositifs qui rendent plus automatique leur ouverture. On estime que 700 000 à un million de personnes pourraient bénéficier de la CMU-C en France, or elles ne le savent pas. Et ce chiffre serait plus important encore pour l’ACS. » Malgré ce sombre tableau, une embellie semble poindre puisque le gouvernement a proposé, dans le cadre de la prochaine réforme de la santé, que le tiers-payant soit généralisé dans le système de santé. « À nos yeux, c’est une avancée majeure, aussi importante que la création de la CMU, il y a quinze ans », retient Magali Léo. Par ailleurs, à compter du 1er janvier 2015, les entreprises devront proposer un dispositif de complémentaire santé à leurs salariés. Cependant, rien n’est prévu pour ceux et celles privés d’emploi… Les inégalités d’accès aux soins risquent donc de perdurer.

(1) www.irdes.fr

(2) “Études et résultats” n° 882, juin 2014, www.drees.sante.gouv.

(3) Crées en 1998 par la loi de lutte contre les exclusions, les Permanences d’accès aux Soins (Pass) sont des unités de prise en charge médico-sociale implantées dans des centres hospitaliers, elles ont pour mission de faciliter l’accès des personnes démunies au système hospitalier mais également aux réseaux institutionnels ou associatifs de soins, d’accueil et d’accompagnement social.

(4) Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée.

Analyse
CMU, ACS, AME…

Les dispositifs d’aide

Depuis 2000, la couverture maladie universelle (CMU) ou CMU base permet à ceux qui ne sont pas affiliés à un régime de sécurité sociale d’accéder à des soins. Sous condition de résidence en France, l’affiliation est gratuite si le revenu ne dépasse pas le plafond annuel de ressources, l’équivalent de 794,50 € par mois pour une personne seule.

La CMU couvrait plus de 2 millions de personnes en 2012.

La couverture maladie universelle-complémentaire (CMU-C) prend en charge la part non couverte par l’Assurance maladie obligatoire. Parmi les conditions, un plafond de ressources (720,37 € par mois pour une personne seule). 4,3 millions de personnes en bénéficiaient fin 2012.

En 2005, pour aider les ménages dont le revenu se situe juste au-dessus des plafonds CMU-C, l’aide pour une complémentaire santé (ACS) a été créée. Son montant varie de 100 € pour les moins de 25 ans à 500 € pour les 60 ans et plus.

Enfin, depuis 1999, les étrangers en situation irrégulière et avec de faibles ressources (plafond identique à celui de la CMU-C) peuvent accéder à des soins via l’aide médicale d’État (AME). Fin 2013, environ 278 000 personnes en bénéficiaient. Dans tous les cas, c’est aux personnes de faire les démarches pour ces aides, et elles doivent être renouvelées chaque année.

Interview Yann de Kerguenec, directeur des affaires juridiques de l’Ordre national des infirmiers

Des sanctions possibles contre le refus de soins

Quels sont les obligations d’une infirmière en matière de prise en charge d’un patient ? Quel que soit leur mode d’exercice, les infirmières sont tenues à deux obligations majeures : assurer la continuité de soins et ne pas nuire au patient. Ces principes sont inscrits dans le décret professionnel. En aucun cas une infirmière ne peut refuser de prendre en charge un patient pour un motif discriminatoire (âge, sexe, origine, handicap, orientation sexuelle, religion…) ou, comme le prévoit l’article L 1110-3 du Code de la Santé publique, parce qu’il bénéficierait de la CMU ou de l’AME.

À quoi s’expose une infirmière libérale qui refuserait une prise en charge au seul motif qu’un patient possède la CMU ou l’AME ? La discrimination est une infraction pénale. L’Idel s’expose en conséquence à des poursuites pénales. Le patient peut déposer une plainte devant le procureur de la République mais aussi auprès de la chambre disciplinaire ordinale, via le comité départemental, s’il estime qu’un refus de soin lui a été opposé de manière illégitime. À ma connaissance, nous n’avons jamais été saisi de ce type de litige. Mais il y a pu avoir des conciliations au niveau départemental.

Quelles sont les sanctions que l’Ordre peut prononcer dans ce cadre ? Les sanctions disciplinaires sont graduées. Elles vont du simple avertissement au blâme. Mais, pour les cas les plus graves, la chambre disciplinaire peut prononcer une interdiction temporaire d’exercice, voire une radiation définitive.

ANALYSE
NON-RECOURS AUX SOINS

Pas qu’une question d’argent…

Plusieurs facteurs expliquent le non-recours aux soins ou aux aides. Ainsi, l’insuffisance de la subvention au regard du coût d’une complémentaire qui, d’année en année, ne cesse de croître, peut expliquer le renoncement à l’aide pour une complémentaire santé (ACS). « Le reste à charge concourt aussi pour beaucoup au renoncement aux soins, explique Anne-Sylvie, assistance sociale. Or une assurance complémentaire protectrice est coûteuse, voire très coûteuse. Avec de faibles ressources, les gens sont contraints de prendre le minimum mais, de fait, les taux de remboursement sont aussi réduits… » « Le facteur économique comme raison d’un renoncement augmente, et notamment sur les prestations ou traitements les moins bien ou peu pris en charge par l’Assurance maladie », constate Magali Léo, du Ciss. D’autres paramètres peuvent aussi favoriser le non-recours. Pour l’ACS, citons le déficit d’information, ou la complexité du dossier de demande. Pour les soins, « la pression ou le poids socioculturel, le déni de la maladie, sont autant de processus psychologiques pouvant éloigner les usagers d’une prise en charge », constate Magali Léo. Sans parler de la démographie médicale. « “Je n’arrive pas à joindre à médecin” ou “Je veux m’assurer que c’est la peine que j’aille chez le médecin car il n’est pas aisé d’obtenir un rendez-vous… Pouvez-vous passer ?” Ce type d’appel, nous en avons plusieurs fois par semaine dorénavant, ils sont liés à une réelle difficulté d’accès aux médecins ou à certaines spécialités », indique l’Idel Nadine Boscheron. L’éloignement géographique, des difficultés de transport ou une offre médicale de proximité insuffisante peuvent jouer, selon l’Irdes.