Un prestataire qui rend un (drôle de) service - L'Infirmière Libérale Magazine n° 303 du 01/05/2014 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 303 du 01/05/2014

 

MODES D’EXERCICE

Actualité

OLIVIER BLANCHARD  

CONCURRENCE > Mails, SMS… Les portables des infirmiers libéraux bordelais sont en surchauffe. Ces professionnels se réunissent et cherchent la riposte à la suite de l’installation d’une société prestataire de services aux Idels. Ils l’accusent de captation de clientèle.

Depuis plusieurs semaines, les infirmiers libéraux de la “Belle endormie” ne le sont plus. Des messages tournent en boucle, des réunions s’organisent. Le motif ? La concurrence d’une société prestataire de services, Idel Zen, qui, après presque deux ans d’exercice, regroupe onze infirmiers et sept tournées couvrant tous les quartiers de Bordeaux et même deux villes voisines. Les infirmiers reprochent à cette société de faire du démarchage intensif auprès du Centre hospitalier universitaire (CHU) et des prestataires de services afin de récupérer les sorties d’hospitalisation. Ils assurent que, depuis l’installation d’Idel Zen, dont le secrétariat unique « dit toujours oui », « on ne [les] appelle plus ». Et ce, dans un contexte où les cabinets se sont multipliés ces dernières années.

« Impression tenace »

Pour autant, ce groupe d’Idels informel regroupant vingt cabinets n’a trouvé aucune preuve matérielle corroborant leur « impression tenace ». De son côté, la gérante d’Idel zen réfute les allégations : « Chacune de ces sept tournées s’est montée petit à petit en prenant en charge un par un les patients dont les autres infirmiers ne voulaient pas. Évidemment, au bout de deux ans, le CHU a repéré notre numéro, comme celui des autres infirmiers de la ville – ni plus, ni moins. »

La gérante présente sa société avant tout comme une aide à l’installation en libéral, une formule “tout compris” attrayante, dont les aspirants libéraux peuvent avoir vent sur des sites spécialisés. Contre une redevance mensuelle, ceux-ci disposent d’un local dans un quartier chic, de matériel, d’un logiciel, d’un secrétariat permanent et de formation (en interne) sur le contexte légal du libéral. « Après, c’est à chacun de faire sa patientèle, comme dans un cabinet classique », assure la gérante. Même si cela semble délicat puisque les infirmiers clients apparaissent sous les mêmes numéros de fixe et de portable dans les PagesJaunes.

Double casquette

Si on étudie attentivement son organisation, ce prestataire de service ne se destine qu’à des Idels appartenant à des cabinets créés à son adresse, avec un contrat d’exercice professionnel en commun ayant pour membre, dans chaque cabinet… la gérante elle-même. Étonnant fonctionnement où la gérante d’une société de services aux Idels est en même temps, en tant qu’infirmière, membre fondatrice de tous les cabinets de ses clients. Dans le contrat dont nous avons eu copie, la gérante possède le droit exclusif de recruter les membres du cabinet. Il semble alors difficile pour l’un d’eux de prendre son indépendance et de vivre avec son cabinet fondé grâce à Idel Zen. Même s’il a démarché sincèrement ses patients et monté seul une patientèle, celle-ci appartient à un cabinet… cofondé par la gérante. S’il part, ce sera sans ses patients et sans compensation financière de la perte.

Rêve ou cauchemar ?

La gérante, elle, balaie cette question d’un revers de la main : « Mais pourquoi l’infirmier partirait-il ? Ce n’est pas son intérêt… » Interrogée par ailleurs sur le montant exact de ses prestations, elle refuse d’en dire plus. À l’évocation des 875,50 euros mensuels dont nous avons eu connaissance, elle rit et élude : « Ce n’est pas du tout ça. »

La gérante, en ce qui la concerne, assure ne pas se rémunérer sur sa société et travailler dix jours par mois comme infirmière remplaçante sur une des tournées de ses dix clients/collègues infirmiers de cabinets. « Plusieurs d’entre eux gagnent aujourd’hui bien plus que moi à la fin du mois », dit-elle. Selon ses calculs, il lui faudrait vingt clients-Idels « pour être rentable ». Cependant, afin de « conserver une bonne qualité de vie pour élever [ses] ! elle songe à « ne plus se développer pour ne pas devenir un énorme cabinet comme à Paris ».

Un tel mélange entre la facilité d’exercice propre à un service de soins infirmiers à domicile et la liberté caractéristique du statut de libéral relève-t-il du rêve ou du cauchemar ? Chacun jugera. En tout cas, ce concept de prestation de services aux Idels semble étendre sa toile, sous différents noms, dans au moins une dizaine de villes de France. À Bordeaux, les infirmiers en colère, estimant qu’Idel Zen « pose malgré tout de bonnes questions », envisagent de monter un réseau pour gagner en visibilité, pourquoi pas avec un numéro de téléphone associatif unique.

L’Ordre examine le dossier

En 2011 déjà, des députés, sollicités par un syndicat (l’Onsil), avaient interpellé le ministère sur le fonctionnement de prestataires de type SOS infirmières ou Infirmières secours. Dans sa réponse, le ministère avait indiqué que c’était aux infirmiers éventuellement lésés ou à leur Ordre « d’établir la réalité d’un préjudice en lien causal direct avec une faute de ladite société » et, si c’était le cas, de saisir la justice (cf.le lien bit.ly/S8UBY8). Bref, il renvoyait la balle à l’Ordre… À Bordeaux, l’Ordre national infirmier a été alerté. « Nous avons rencontré la gérante d’Idel Zen puis les infirmiers qui nous ont signalé cette installation et qui se posent des questions sur les pratiques qu’elle propose, confie François Régis Berger, du conseil départemental de l’Ordre en Gironde. Nous avons donc analysé la structure de la société et nous sommes actuellement en attente d’un avis de notre juriste national, avis qui devrait nous revenir dans les semaines qui viennent. Quoi qu’il en soit, l’Ordre reste très vigilant sur l’intrusion de l’aspect commercial dans le secteur des soins. » Les syndicats, eux aussi, ont un œil sur le dossier.

À l’école d’Infirmières secours

Prestataire de services aux infirmiers libéraux : l’essence d’Idel Zen n’est pas sans rappeler celle de sociétés comme SOS infirmières ou Infirmières secours*. Et pour cause. La fondatrice d’Idel Zen, diplômée en 2005, s’est lancée en libéral à Paris par l’entremise d’Infirmières secours. Intéressée par le concept « mais souhaitant développer la formation aux règles d’installation », elle a lancé une antenne à Strasbourg, revendue « même s’il n’y avait pas grand-chose à vendre », avant de s’installer à Bordeaux « pour des raisons personnelles » et de créer Idel Zen. Aujourd’hui, bien qu’elle ne cesse d’affirmer l’indépendance d’Idel Zen, sa gérante de trente-deux ans a apparemment un lien avec SOS infirmières. Domiciliée à Paris, cette dernière a en effet contribué à hauteur de 51 % à la formation du capital de 7 500 euros d’Idel Zen, contre 45 % pour la gérante du prestataire bordelais, selon les statuts que nous avons consultés.

* Dans le dossier Regroupement : des soins de marque ? de notre n° 254 de décembre 2009, nous avions évoqué plusieurs structures proposant des packages aux Idels, dont justement Infirmières secours.