Le genre infirmier - L'Infirmière Libérale Magazine n° 271 du 01/06/2011 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 271 du 01/06/2011

 

Sociologie

Dossier

La profession infirmière en général et l’exercice libéral en particulier restent des domaines très féminins. Pourtant, des hommes font fi des représentations sociales pour s’installer dans cette activité. Et leur présence contribue, peut-être, à la reconnaissance professionnelle du métier.

Les “hommes infirmiers” ne représentent que 16,1 % des effectifs libéraux. Mais, par leur approche du soin et leur action dans les instances représentatives, ils brouillent les repères dans un métier historiquement féminin. Et les infirmières qui ont franchi le pas de la mixité dans leur cabinet ne semblent pas le regretter !

LE CHOIX DU LIBÉRAL

« J’ai commencé par une formation de laborantin après un Bac technique mais je n’ai pas obtenu les écoles que je souhaitais. J’ai alors passé le concours d’infirmier, un métier auquel j’avais déjà pensé étant au collège », rapporte Philippe Bordieu, infirmier libéral à Toulouse depuis 1995.

Pour les hommes, l’orientation vers la profession infirmière fait souvent suite à un autre choix. Philippe Gentit et Patrick Pierre, diplômés en comptabilité, se sont tournés vers la formation d’infirmier après un premier emploi à l’hôpital en tant que brancardier et aide-soignant. Quant à l’exercice libéral, il est souvent envisagé dès l’entrée en formation. Sinon, il fait suite à une première expérience en salariat où les contraintes et la hiérarchie de l’hôpital auront été vite ressenties comme des entraves… Le passage en libéral permet d’échapper au contrôle permanent de l’autorité médicale et d’accéder à un statut plus autonome et plus valorisant.

DES SOINS PLUS VARIÉS ET MIEUX RÉMUNÉRÉS

La variété des soins est aussi un attrait de la profession libérale. « Dans un service hospitalier, on revient toujours aux mêmes soins, se souvient Philippe Gentit, infirmier libéral à Belfort. En libéral, les soins sont plus variés. Une diversité accentuée par l’évolution des techniques et du matériel. »

D’autres voient dans le soin à domicile un espace de créativité. Philippe Bordieu est infirmier clinicien et formé à la relation d’aide : « Je peux avoir de vraies interventions structurées, très thérapeutiques en termes relationnels. Et, en tant que clinicien, je suis satisfait par la prise en charge globale, le prendre soin. » Les revenus, plus importants qu’en salariat, sont motivants mais ne sont pas « la raison première » pour les infirmiers interrogés. En revanche, retourner à l’hôpital nécessiterait « une remise en question du train de vie » difficilement envisageable, reconnaissent-ils.

FORTE DISPONIBILITÉ

La qualité de la relation avec les patients est l’une des premières motivations évoquées pour le choix de l’exercice libéral (voir tableau page 24). Dès le départ, la relation est librement choisie, « quelque chose doit passer entre le patient et le soignant », précise Philippe Bordieu.

Ensuite, la possibilité de s’investir dans la relation enrichit l’activité de l’infirmier. Même si « le suivi du patient sur le long terme amène à partager les bons, mais aussi les mauvais moments », reconnaît Patrick Pierre, infirmier libéral à Belfort depuis vingt-deux ans. La disponibilité s’apprécie aussi dans l’organisation de l’agenda. « Si j’ai envie de suivre une formation, sous réserve que mon associée puisse me remplacer, je m’inscris et j’y vais », indique Philippe Bordieu, loin des lenteurs administratives de l’hôpital. Sessions de formation, ou tout simplement congés, tout est possible à condition de bien s’organiser.

DOUCEUR AU MASCULIN !

Las, certaines infirmières restent attachées à l’aspect maternant du métier, surtout envers leurs patientes âgées. « Je craignais qu’un homme soit moins maternant, plus brutal qu’une femme, mais ce n’est pas le cas », remarque Maryline, qui a eu deux remplaçants.

C’est un fait, les infirmiers entendent fréquemment les commentaires des patients qui trouvent finalement l’infirmière « moins douce » ou « plus brutale ». Certaines infirmières considèrent que leurs collègues masculins font davantage d’efforts dans le contact, mais Véronique Maurel pense qu’« on ne choisit pas ce métier sans raison. Les infirmiers peuvent avoir des profils spécifiques, plus humains, tolérants et sensibles. Ils s’appuient peut-être sur leur part de féminité… ». Les infirmières observent même une attitude de séduction de certaines patientes âgées qui montrent plus de promptitude et d’autonomie avec l’infirmier.

OUI À LA MIXITÉ

Alors, toujours pas convaincue par l’intégration d’un homme au cabinet ? Pour Maryline Noebes, infirmière libérale à Volonne (Alpes-de-Haute-Provence), les relations avec un collègue permettent « des échanges plus directs, plus francs. Il n’y a pas la crainte d’une vexation qui amène à prendre des gants comme cela peut arriver entre infirmières ».

Celles qui pratiquent la mixité constatent également que les hommes sont plutôt bien acceptés par la clientèle. Avec une approche différente de la prise en charge, axée davantage sur le soin, les infirmiers révèlent l’intérêt de se recentrer sur les compétences professionnelles.

Ainsi, lorsque Maryline s’apprête à préparer un repas à sa nouvelle patiente âgée, son collègue lui rappelle que la famille peut tout à fait subvenir à ce genre de besoin. Elle s’est sentie « recadrée » dans sa fonction : « Les hommes peuvent aider à sortir la profession d’une perception de l’infirmière “bonne sœur”. » « Ils peuvent nous aider à enlever la cornette », appuie une autre. Et les revendications des infirmières s’y retrouvent. « On doit faire reconnaître notre compétence professionnelle par notre savoir et notre qualification. Et pas par une multitude d’aides en dehors du soin… », rappelle Véronique Maurel, libérale à Nîmes.

LIMITER LES DEMANDES À CÔTÉ DU SOIN

Les hommes intervenant à domicile doivent eux aussi gérer des demandes répétées pour changer une ampoule, bricoler une étagère, un volet ou une porte qui s’ouvre mal. « Nous avons beaucoup de personnes âgées dans la clientèle. Je préfère changer l’ampoule que de les savoir monter sur une chaise », prévient Philippe Gentit. À domicile, la prise en charge dépasse souvent le soin proprement dit. Il est question de confort et de sécurité du patient. Toutefois, là encore, « il faut savoir poser des limites », précise Patrick Pierre qui s’est « fait piéger à [ses] débuts. Vous commencez à tout faire, certains vous feraient changer le toit… D’autant que la plupart des gens ont des familles qui peuvent s’en occuper mais qui n’hésitent pas à se reposer sur nous ».

LA CONFIANCE ATTENUE LA PUDEUR

Quant à la pudeur – souvent présentée comme une qualité toute féminine – elle ne serait un motif de refus de soins que pour les personnes de confession musulmane ou pour les jeunes femmes nécessitant des soins gynécologiques. Dans ce dernier cas, l’orientation vers un cabinet exclusivement féminin s’impose. Envers leurs patientes âgées, les infirmiers adaptent la prise de contact (voir témoignage p. 23) dans le respect de la personne et de son parcours. « Avec un cabinet mixte, on ne choisit ni l’infirmière, ni l’infirmier », rappelle Philippe Bordieu qui relève « que les gens réticents au début sont ceux avec qui cela se passe le mieux par la suite ». Quand la confiance est instaurée, elle dépasse la pudeur. Patrick Pierre prend en charge une patiente porteuse d’une sonde urinaire : « Elle veut que ce soit moi qui change la sonde et pas l’infirmière remplaçante. Je dois être seul et laisser les stagiaires à mon collègue, y compris les filles. Pourtant les aides-soignantes viennent tous les jours, mais pour la sonde urinaire, c’est différent. »

Ce sont justement les soins de nursing, toilettes et autres soins d’hygiène, qui sont considérés comme la partie la plus féminine du métier. Pour autant, les hommes ne rechignent pas à effectuer ces soins, indissociables du rôle propre de l’infirmier. C’est davantage le niveau d’activité qui amène les infirmiers, comme les infirmières, à privilégier les soins techniques au détriment des soins de nursing. Dans la plupart des cas, les infirmiers privilégient les soins techniques pour des raisons de disponibilité. « Nous n’avons pas le temps, explique Patrick Pierre, nous refusons déjà des patients pour des soins techniques que leur infirmière habituelle ne veut pas faire. » Une liberté de choix qui satisfait autant l’autonomie des libéraux que leur besoin de faire valoir leurs compétences techniques. « Entre une toilette et une dialyse, la dialyse est plus intéressante », arbitre Philippe Gentit. Plusieurs attestent que les aides-soignantes prennent plus de temps lors d’une toilette, pour un soin plus complet et de meilleure qualité. En invoquant l’évolution de leur profession, les infirmiers, comme certaines infirmières, estiment être plus utiles pour des soins complexes (dialyse, grosses perfusions…), dans lesquels ils apportent leur expertise.

COLLABORATION AVEC LES MÉDECINS, PARFOIS

Selon une étude menée par Alain Vilbrod et Florence Douguet*, les infirmières libérales seraient 45,9 % à avoir de bonnes relations avec les médecins généralistes et 12,3 % y verraient un rôle de collaboration, quand 10,1 % trouveraient ces relations confidentielles et lointaines. Les infirmiers interrogés évoquent tout à la fois ces appréciations, mais font part de différences selon les médecins et la richesse des arguments (voir témoignage ci-dessous). Il y a des médecins avec lesquels la collaboration est possible, et d’autres moins, voire pas du tout. Et quelques infirmiers vont jusqu’à boycotter certains médecins.

C’est un sujet que Patrick Pierre aborde avec les médecins qu’il côtoie. Il compare ces relations à celles qu’il a connues à l’hôpital : « Avec certains, j’ai de très bonnes relations, avec d’autres, cela ne passe pas. » Aucun n’a associé ces difficultés avec le fait d’être un homme ou une femme, mais plutôt qu’avec certains médecins, ils se sentent relégués à un rôle d’exécutant… en tant que personnel infirmier.

LES HOMMES PRENNENT LA PAROLE

Quand ce genre de situations se répète, les infirmiers ne restent pas bien longtemps silencieux. Ce n’est pas un cliché : les hommes sont très nombreux aux postes qui représentent la profession. Parmi les syndicats professionnels (Sniil, FNI, Onsip, Convergence infirmière), seul le Sniil a pour présidente une infirmière. Le bureau de l’Ordre national infirmier affiche 40 % d’hommes et, sur les 39 conseillers nationaux, 22 sont des hommes. « Les infirmiers sont peu nombreux à adhérer, mais lorsqu’ils s’investissent, ils ont tendance à viser des postes à responsabilité », remarque Véronique Maurel, administratrice à la FNI et conseillère nationale de l’Ordre infirmier. Cette forte présence est différemment appréciée. Si, pour les unes, elle aide à la reconnaissance de la profession, pour Annick Touba, présidente du Sniil, les hommes n’ont pas les mêmes revendications. Les femmes s’attacheraient davantage à l’amélioration de la pratique infirmière au quotidien, des soins prodigués au malade, tandis que les hommes défendraient plus l’aspect économique du métier. « Ce qui est aussi une forme de reconnaissance du métier », nuance-t-elle.

PEU DÉMOCRATIQUE

Infirmières et infirmiers conviennent que les hommes se révèlent plus à l’aise dans la confrontation et que les femmes « osent moins » sur ce terrain. L’histoire d’une profession subordonnée au pouvoir médical, masculin, est parfois avancée pour expliquer l’attitude en retrait des infirmières. De même, tous reconnaissent que la charge de travail qui incombe aux femmes dans la gestion du foyer est un obstacle à la prise de responsabilités extra-professionnelles. Néanmoins, pour la sociologue Fanny Zanferrari (voir encadré ci-dessous), cette partition inégalitaire du pouvoir n’est pas spécifique aux métiers féminins. Alors que la présence majoritaire de femmes dans ces métiers pourrait faciliter leur accès à ces fonctions, elles se limitent à des niveaux d’encadrement intermédiaire. La question du pouvoir (managérial, politique, syndical…) reste déclinée au masculin et les métiers fortement féminisés n’y dérogent pas.

UNE PROFESSION DÉCLINÉE AU FÉMININ

“École d’infirmières”, L’Infirmière libérale magazine et autres, la profession est souvent présentée au féminin. La plupart du temps les médecins proposent encore aux patients de s’adresser à leur “infirmière”. Les patients qui ont contacté un cabinet pris au hasard sur l’annuaire sont encore étonnés de voir arriver un homme. Quand ils ne vont pas jusqu’à l’appeler docteur ! Les infirmiers sont conscients d’évoluer dans une profession portée par une histoire féminine et fortement représentée par les femmes. Ils acceptent la situation. Tout au plus sont-ils parfois un peu agacés. C’est le cas de Patrick Pierre qui a longtemps rayé les “e” d’infirmière et de libérale sur les bulletins à envoyer au centre de soins, avant de voir son “combat” récompensé : « Maintenant, ils ont mis le “e” entre parenthèses. »

Témoignage

« Comprendre la gêne ressentie »

Philippe Gentit, infirmier libéral à Belfort

« La question de la pudeur chez des patientes âgées s’efface, même s’il y a une gêne au début. On avance petit à petit, on fait connaissance avec une approche progressive. Il faut mettre les personnes en confiance, tout en comprenant la gêne ressentie. On leur explique que c’est notre métier et qu’on a l’habitude de faire ce genre de soins. En fait, on essaie de sortir d’une relation sexuée pour ramener l’intervention sur un plan professionnel, et cela se passe bien. »

Témoignage

« En libéral, davantage de crédibilité vis-à-vis du médecin »

Philippe Bordieu, infirmier libéral à Toulouse (31), clinicien, formateur

« En salariat, la relation avec les médecins vaut ce qu’elle vaut, mais elle a le mérite de cadrer, avec des règles partagées. En libéral, nous sommes indépendants, nous ne nous trouvons pas dans un rapport hiérarchique, c’est plus compliqué. Avant ma formation de clinicien, je ne me sentais pas reconnu dans une collaboration avec le médecin. Je restais en quelque sorte un exécutant. Aujourd’hui, je suis capable d’argumenter, même si cela reste furtif comme dans les transmissions du dossier de soins. J’ai davantage de crédibilité vis-à-vis du médecin qui perçoit une démarche de diagnostic infirmier. »

Rencontre

« Il faut dénaturaliser les compétences »

Fanny Zanferrari, sociologue, formatrice à l’Institut régional du travail social de Lorraine, intervenante à l’université Paul-Verlaine de Metz (57).

Les métiers ont-ils un sexe ? Les sociologues ont opté pour la notion de “genre” plutôt que de sexe, afin de “débiologiser” cette notion. Le genre renvoie à une appartenance de sexe et inclue la socialisation (familiale et scolaire en particulier) différenciée des filles et des garçons, et la construction des identités masculines ou féminines.

En quoi le genre influence les orientations professionnelles ? Malgré une lente évolution, les filles restent très ancrées dans les filières littéraires, sociales ou du soin. Les garçons sont plutôt orientés dans les filières techniques et les sciences. La société n’est pas figée, mais les garçons qui s’orientent vers des métiers féminins doivent faire fi des stéréotypes en sortant des attentes sociales, et montrer que ces choix ne remettent pas en cause leur masculinité. L’environnement familial peut avoir du mal à accepter que le fils devienne éducateur de jeunes enfants, infirmier ou assistant social. D’ailleurs, le choix de ces professions fait parfois suite à une première orientation qui correspond plus à leur appartenance de sexe, mais pas forcément à leurs aspirations, comme une filière technique.

Existe-t-il des compétences féminines et d’autres masculines ? Certaines qualités attribuées au féminin ou au masculin ont pourtant été acquises dans l’éducation et ne relèvent pas du sexe au sens biologique. Reprises dans la sphère professionnelle, ces qualités sont érigées en compétences professionnelles, mais restent parfois rattachées à l’un ou l’autre sexe. Dans ce cas, la naturalisation des compétences est le fait de les reconnaître comme innées, c’est-à-dire spécifiques à une nature féminine ou masculine. Pour les reconnaître comme acquises, il est important de les dénaturaliser et de bien montrer qu’elles ne relèvent pas d’un caractère sexuel. En cela, la présence d’hommes dans la profession infirmière montre que ce sont moins des qualités féminines qui sont en jeu que des compétences professionnelles. La relation d’aide ou de soin n’est pas un monopole féminin. Il s’agit de métiers pour lesquels il faut être qualifié.

Est-ce qu’aujourd’hui les métiers sont mixtes ? La mixité est souvent mise en avant, mais il y a un écart entre le discours et la pratique. Il n’est pas évident d’accepter de confier un enfant à un homme dans une crèche avec l’idée qu’une femme pourra mieux s’en occuper. L’école “maternelle” suggère une prolongation de la relation mère-enfant, et on parle encore des écoles “d’infirmières”. La mixité dépend surtout de l’image donnée par les professionnels. Ainsi, on continue à interviewer une infirmière quand la profession est médiatisée.