Une page se tourne ? - L'Infirmière Libérale Magazine n° 257 du 01/03/2010 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Libérale Magazine n° 257 du 01/03/2010

 

Maisons de retraite

Dossier

Le suivi du patient âgé du domicile à l'établissement où il a choisi de finir sa vie se fait de plus en plus rare. La médicalisation des dernières structures devrait mettre un point final à cette longue relation... Seul espoir : que les besoins de notre société vieillissante fassent émerger de nouveaux modes de prise en charge.

Sans conteste, l'histoire des maisons de retraite laissera un goût amer chez les infirmières libérales. « Virées manu militari » à chaque signature de convention tripartite, dénonçait avec force le syndicat Convergence infirmière il y a quelques années dans son journal ; « leur conventionnement a été une grosse erreur », estime encore aujourd'hui Antoine Doghmane, infirmier libéral à Marseille. « Dans les années 1980, mon syndicat, la Fédération nationale des infirmiers (FNI), s'était battu pour qu'on puisse suivre nos patients quand ils entraient en maison de retraite. Mais beaucoup d'infirmières, incitées par les directeurs, se sont mises à ne travailler qu'en structure et sont devenues de fausses libérales ! », dénonce pour sa part Chantal Devaux, présidente de la FNI du Var...

Suite à la réforme de la tarification engagée en 1999 et au conventionnement tripartite (établissements, État et Conseil général) qui a progressivement concerné la grande majorité des maisons de retraite, la messe semblait avoir été dite. Qu'en est-il des infirmières libérales en Établissement hébergeant des personnes âgées dépendantes (Ehpad) ? « C'est terminé ! », peut-on entendre lorsqu'on pose la question à droite et à gauche.

Et puis, l'actualité a remis brutalement la lumière sur une réalité laissée entre parenthèses. «L'affaire de Bayonne»(1), pour ne prendre que l'exemple le plus récent, éclate fin 2009 grâce au signalement effectué par une infirmière libérale qui y intervenait. La secrétaire d'État aux aînés, Nora Berra, ira même jusqu'à souligner « le courage et la conscience » de l'infirmière qu'elle souhaite « remercier du fond du coeur ». Les infirmières libérales seraient donc toujours présentes dans les établissements accueillant des personnes âgées. Oui, mais uniquement dans ces 200 établissements qui continueraient de fonctionner en toute irrégularité en France ?

La réalité est en fait plus complexe. Et ne se réduit en tout cas pas aux raccourcis sémantiques utilisés pour marquer les esprits (comme les établissements non médicalisés qui seraient synonymes de risques pour les résidents) lorsque surviennent des situations de maltraitance.

DÉPENDANCE CROISSANTE DES RÉSIDENTS

Monique Ciapetti est l'une de ces infirmières libérales qui interviennent encore aujourd'hui dans des structures d'hébergement pour personnes âgées. Dans le maquis des appellations plus ou moins consacrées (cf. ci-contre), celle où elle se rend quotidiennement depuis huit ans est un «foyer hébergement», situé à Marseille. Typique de ces Établissements d'hébergement pour personnes âgées (Ehpa, sans le D de dépendant) autorisés à accueillir des personnes présentant un GIR 6 ou 5(2), c'est-à-dire encore relativement autonomes, cet équipement a vu sa population devenir naturellement de plus en plus dépendante. « J'ai une patiente arrivée ici il y a dix-sept ans en pleine forme : avec les années, elle a commencé à s'y perdre dans la prise de ses médicaments, puis elle n'était plus capable de prendre sa douche, elle ne se lavait donc plus... La prise en charge a été évolutive. Désormais, nos patients ont entre 85 et 92 ans et certains sont grabataires », explique Monique Ciapetti. Cet Ehpa aurait donc dû devenir Ehpad pour s'adapter aux besoins de ses résidents. Fonctionne-t-il pour autant dans l'« irrégularité », comme l'entend la secrétaire d'État ? « Avec l'insuffisance d'équipements adaptés, les personnes avec un GIR de 4 et moins sont restées dans ces Ehpa, souligne Jean-Charles Escribano, infirmier libéral, conseiller technique en gérontologie et auteur d'un livre très médiatisé, sorti en 2007, On achève bien nos vieux(3). Ces structures sont donc des Ehpad de fait et non de droit. »

MISE EN CONFORMITÉ

Devant cette situation bien réelle (les patients sont là et il faut les prendre en charge), cette infirmière libérale Marseillaise s'investit, avec «abnégation» selon l'un de ses confrères, auprès de dix résidents qu'elle suit en binôme avec une seconde infirmière. Monique Ciapetti ne se voyait pas «abandonner»ses patients : « Il se crée quelque chose avec toutes ces années. Ils deviennent des grands-mères et des grands-pères pour nous. Ce ne sont pas des tiroirs-caisses ! » Mais ses semaines de collaboration sont désormais comptées. En juin, le foyer hébergement va disparaître, justement pour laisser place à un Ehpad flambant neuf. L'établissement sera en conformité avec les textes (obligation était déjà faite aux établissements de moins de 20 lits de signer une convention avant le 1er janvier 2009) et, en léger décalage, avec la nouvelle échéance accordée et fixée au 31 mars par Nora Berra(4). Au-delà des questions sociétales que pose cette nouvelle évolution, comme celle des tarifs inhérente au passage en Ehpad (la tarification qui y est demandée est calculée selon la grille GIR), la question du maintien des infirmières en maisons de retraite est à nouveau mise sur la table.

La suppression des Ehpa remet en lumière des problématiques auxquelles ont été confrontées les infirmières libérales depuis le début des années 2000 et les premières conventions tripartites.

LIBERTÉ DE CHOIX

D'abord celle, ô combien primordiale pour les libéraux, de la liberté de choix du patient. « Dès le début des années 1980, nous nous sommes battues pour qu'on puisse suivre nos patients quand ils entraient en maison de retraite, se souvient Chantal Devaux, infirmière libérale à Toulon et présidente de la section FNI du Var. Pour nous, c'était un substitut du domicile. » La multiplication des établissements représente dans les années 1980 et 1990 une activité importante pour de nombreuses infirmières. Il faut dire que les avantages sont séduisants. « J'ai commencé à y intervenir en 1992 et j'en suis parti en 2005, raconte Michel Séguéra, infirmier aux Pennes-Mirabeau, près de Marseille. C'est vrai que cette activité nous donnait un certain confort de travail. On posait sa voiture et on allait voir entre 10 et 15 résidents. On était libéral mais on travaillait en réalité en équipe, avec les sept autres infirmières qui y intervenaient. » Les besoins de soins chroniques permettent une régularité très appréciable. Peu à peu, de substitut au domicile, d'activité complémentaire, la maison de retraite devient pour beaucoup de soignants libéraux une activité à part entière. Pour des impératifs d'organisation propres à chaque établissement, ou tout simplement pour répondre aux besoins de prise en charge de personnes venant d'un autre quartier, d'une autre ville, la liberté de choix du patient cède du terrain. Et au lieu de se contenter de deux ou trois soins pour s'assurer un petit revenu fixe, le «créneau» des maisons de retraite attise la gourmandise... « Sur Toulon, j'ai vu se monter une maison de retraite de 80 lits avec des infirmières libérales partie prenante dans la société, explique Chantal Devaux. Une de mes patientes y était entrée et avait exigé de me garder comme infirmière. Je m'y suis donc rendue et j'y ai vu des infirmières en blouse effectuer des soins comme n'importe quel salarié. C'était de fausses libérales ! Des promotions de jeunes diplômées se sont engouffrées dans cette activité et ont accepté de payer pour travailler... Mais, une clientèle ne se constitue pas du jour au lendemain. L'appât du gain a rendu les choses très perverses. »

PALLIER LES MANQUES

Les cautions, loyers ou rétrocessions deviennent légion dans le secteur : 10 % du chiffre d'affaire annuel versé pendant les cinq ans de collaboration pour Antoine Doghmane, infirmier libéral à Marseille ; des rétrocessions de 35 % selon Jean-Charles Escribano... « Les libéraux étaient devenus des vaches qu'on venait traire », considère-t-il. En contrepartie de la promesse de revenus assurés, des directeurs voient les libéraux comme des pseudo-salariés. « En 1997, quand j'ai arrêté d'aller dans la maison de retraite où j'intervenais depuis cinq ans, la mentalité avait changé, révèle Antoine Doghmane. On constatait une main mise de la direction qui nous demandait avec de plus en plus d'insistance d'aider pendant les repas, de pallier ce qui n'était pas bien fait en interne par les aides-soignantes qui étaient peu nombreuses et ne pouvaient pas tout faire. Devant notre réticence, la direction exerçait une sorte de chantage affectif par rapport aux besoins des résidents. C'était déloyal. Progressivement, nous avons réduit le nombre de nos résidents et avons retrouvé notre indépendance alors qu'on était assimilé par la direction à des salariés. »

PERTE DE REPÈRES

Face à ces dérives et pour limiter les coûts engendrés par cette prise en charge libérale, la réforme de la tarification puis le conventionnement tripartite vont modifier la donne, en incluant désormais les soins dans l'enveloppe versée aux établissements qui allaient devenir Ehpad. Mais cela s'est passé de façon brutale pour les infirmières libérales. « Quasiment du jour au lendemain, même si la direction a essayé de nous garder au maximum, se souvient Michel Séguéra. Elle nous a proposé un contrat de salarié, mais le poste était sous-payé et la charge de travail beaucoup trop importante. En gros, on nous proposait la moitié de notre revenu de libéral pour travailler plus... On a tous refusé. » De nombreux établissements ont été véritablement destabilisés. « Des libérales partaient quand on leur annonçait qu'elles allaient être remplacées par des salariés, mais aucune source de financement n'était encore disponible pour procéder aux embauches, précise Jean-Charles Escribano. La situation était extrême dans certaines structures et les résidents ont perdu leurs repères devant ces changements de personnels. »

Aujourd'hui, le regard est amer pour ceux qui, suite au conventionnement, sont restés à la porte des maisons de retraite. Globalement, « la mesure a été drastique pour contrebalancer un système dévoyé », comme le résume Chantal Devaux. « On pouvait améliorer le système d'interventions des libéraux pour empêcher les abus sans les exclure complètement », considère quant à lui Jean-Charles Escribano. Les interrogations sont nombreuses sur le système qui s'est substitué aux libérales surtout d'un point de vue qualitatif. « Trois infirmières ont été embauchées pour remplacer les huit libéraux qui intervenaient auprès de la soixantaine de résidents », s'étonne ainsi Michel Séguéra. Et de raconter : « En août dernier, j'y suis retourné pour rendre visite à l'une de mes patientes. J'ai vu des personnes avec leur couche pleine dans le couloir à 11 heures. Nous, à cette heure, nous aurions déjà fini nos soins de nursing. Cela m'a surpris... » De son côté, Antoine Doghmane pense qu'« une infirmière coordinatrice qui chapeaute une armada d'aides-soignantes ne peut pas se rendre compte de la situation de cent résidents », en faisant référence lui aussi à l'ancienne maison de retraite où il est intervenu. « Le pouvoir d'anticipation du professionnel est pourtant énorme, comme on peut s'en rendre compte à domicile, et permet d'être plus dans la prévention que dans le soin », ajoute-t-il.

Force est de constater que les sous-effectifs, avec un ratio de personnel (tout compris) passé au niveau national de 0,3 en 2003 à 0,5/0,6 - mais toujours en dessous de la préconisation du Plan Solidarité grand âge de 1 personnel pour 1 résident -, sont devenus la réponse au système antérieur. Et l'idée que les libérales n'avaient plus leur place dans les Ehpad a été acceptée par tous. Pourtant, rien ne leur interdit d'y intervenir.

PANACHER SALARIÉES ET LIBÉRALES

C'est ce panachage, entre soignants salariés et infirmières libérales, que pratique Jean-Louis Belmar, directeur de la maison de retraite Egoa à Bassussary, dans l'agglomération de Bayonne. « L'enveloppe soins nous est versée directement depuis que nous avons signé notre convention tripartite en 2002, l'une des premières à avoir été contractée dans le département, explique ce dernier. Mais nous avons continué à faire appel aux infirmières libérales, d'abord parce qu'on ne pouvait pas dire stop à la collaboration avec les libérales sans avoir de professionnels pour les remplacer. Il était difficile de trouver des aides-soignantes. Et puis, avec les années, je me suis rendu compte que les interventions des libérales présentaient des avantages, comme leur fiabilité (en cas de maladie, elle se fait remplacer) et la réalisation des actes techniques impossible avec trois infirmières salariées, c'est-à-dire une seule par jour. Mais c'est vrai que, lorsque les établissements ont commencé à recevoir leur enveloppe «soins», ils ont vu l'opportunité de se séparer des libérales qui venaient quand elles voulaient et avec lesquelles il était difficile de garder une traçabilité des interventions. Il faut dire également qu'ayant signé une convention dans les premiers, notre Ehpad a été mieux doté que ceux qui ont signé après. Certains Ehpad n'ont pas pu faire autrement que d'embaucher des aides-soignantes pour remplacer les libérales. »

À Egoa, 24 infirmières libérales intervenaient. Les remplacer était donc compliqué. Trois infirmières et dix aides-soignantes supplémentaires ont été embauchées. La convention a été l'occasion pour le directeur de remettre à plat les modalités de l'intervention des libérales. « Nous leur avons demandé de laisser une traçabilité de leur travail avec la création d'un dossier médical, de se former à un logiciel et d'accepter certaines heures de passage, détaille Jean-Louis Belmar. Certaines ont refusé. Les autres ont signé une convention d'exercice libéral. » Mais, sur les quatre cabinets qui avaient accepté, un seul poursuit aujourd'hui ce travail auprès de six résidents. Il n'est pas toujours facile de concilier les obligations de service et les desiderata des patients en ville. Le développement du maintien à domicile a sans doute compensé le manque à gagner des maisons de retraite. « Nous sommes essentielles dans la prise en charge des personnes âgées à domicile », affirme Chantal Devaux. L'augmentation exponentielle du nombre de personnes âgées et l'incapacité de certaines d'entre elles à payer le tarif moyen d'un Ehpad déboucheront sûrement vers de nouvelles solutions. C'est en tout cas ce que croit Jean-Charles Escribano : « L'habitat intermédiaire, formule de logement collectif accessible aux revenus modestes, considéré comme du domicile, peut permettre le retour des libérales. La personne retrouverait sa liberté de choix des soignants qui la prendront en charge. »

(1) Cet événement a fait l'objet d'un article dans ILM n°253 de novembre 2009.

(2) GIR : Groupe Iso Ressources. Il existe six degrés GIR permettant de mesurer l'état de dépendance. Plus le chiffre est élevé, plus l'état de dépendance est faible.

(3) Publié chez Oh Éditions !

(4) Cet événement a fait l'objet d'un article dans ILM n°255 de janvier 2010.

Repères

À côté des Ehpa et Ehpad, existent ls Mapa (Maison d'accueil pour personnes âgées) ou Mapad (quand elles sont dépendantes), les Cantou (Centre d'activités naturelles tirées d'occupations utiles), pour personnes âgées présentant des symptômes de démence ou de la maladie d'Alzheimer, les Domiciles partagés (pour personnes âgées désorientées), les foyers logements (ou hébergements), normalement pour personnes âgées valides, les résidences services, les villages retraite (maisons indépendantes dans de petites communes rurales)... Et demain, l'habitat intermédiaire ?

Interview Christophe Fernandez, président de l'Association française de protection et d'assistance aux personnes âgées (Afpap)

« Ehpad n'est pas un label de qualité ! »

C'est une infirmière libérale qui a dénoncé la situation des résidents de la maison d'accueil Les Colombes à Bayonne. Pourtant, vous êtes sévère avec les libérales. Pourquoi ? Il est rarissime que des professionnels libéraux en général se manifestent. Pourquoi ici ? On l'ignore. Peut-être était-elle en conflit avec la direction ? Sur les 6 000 appels que reçoit l'Afpap chaque année, il n'y a quasiment jamais eu de dénonciation émanant de libéraux.

Quelle est la situation actuelle relative aux Colombes ? L'Afpap ne peut toujours pas se constituer partie civile car il nous faut l'aval d'une victime ou d'une famille, ce qui n'est pas simple. Nous sommes surtout troublés par le revirement des salariés qui devaient s'associer à notre action. La Ddass a été très présente auprès d'eux...

Que signifie pour vous la transformation des derniers Ehpa en Ehpad ? Malheureusement, le ministère n'a pas souhaité communiquer la liste. Et puis, médicalisé ou non, les familles ne font pas forcément la différence. Parmi les 200 Ehpa recensés, certains fonctionnent correctement, et sur les Ehpad, on constate parfois de gros problèmes. Ehpad n'est pas un label de qualité !

Témoignage

« On a un devoir vis-à-vis des résidents »

Monique Ciapetti, infirmière libérale à Marseille, intervenant dans un «foyer hébergement»

« Quand j'ai démarré dans ma première maison de retraite, je pleurais tous les jours. Je me disais que cela n'était pas possible de traiter les gens ainsi ! Une consoeur m'a parlé d'un foyer hébergement familial, lié au diocèse, ne comprenant aucun soignant : j'y suis donc retournée. Quand on prend un soin, on va jusqu'au bout, même si, parfois, on nous sollicite pour des broutilles ou des choses qui ne sont pas de notre ressort, comme toutes les chutes, même celle après laquelle le résident se relève. Mais il est vrai qu'on dépasse largement nos missions : on les aide à rédiger des papiers, les impôts, on s'occupe des prises de rendez-vous avec les spécialistes... Cela va très vite. Comme on n'a pas de déplacement, on peut prendre du temps pour gérer les à-côtés qui peuvent les perturber. Mais, en juin, avec le passage en Ehpad, tout est terminé. On ne nous a même pas donné la possibilité de suivre au moins nos patients. C'est brutal. On a pourtant un devoir vis-à-vis d'eux. Et ce changement de bâtiment et d'équipe au complet les angoisse. J'ai déjà constaté que certains étaient victimes du syndrome du glissement. Et, pour nous, c'est franchement galère. À moins de les laisser tomber, on n'a pas le temps matériel de prendre de nouveaux patients à l'extérieur... »